- L’importation d’un million de moutons constitue-t-elle une solution de régulation efficace à court terme, ou risque-t-elle d’affaiblir durablement les dynamiques locales d’élevage ovin ?
Djamel Belaid: Un des éléments de réponse vient du pays voisin où les éleveurs estiment que l’annulation du sacrifice du mouton leur porte un tort énorme. En Algérie, déjà l’année dernière, les rumeurs d’importation de moutons avaient fait baisser les prix sur les marchés hebdomadaires et mis les acheteurs dans l’expectative.
Actuellement, on constate une baisse des prix et donc des revenus des éleveurs et intermédiaires. Récemment sur un marché, un intermédiaire témoignait avoir perdu un milliard de centimes. Cependant, l’effet positif du retour des pluies, notamment à l’Ouest du pays, devrait faire reverdir les parcours et réduire les dépenses des éleveurs en aliments du bétail.
Les quantités d’animaux importées restent limitées et ponctuelles aussi ne devraient-elles pas affaiblir durablement les dynamiques locales d’élevage ovin. Les causes de l’affaiblissement sont plus profondes et relèvent de la faiblesse d’organisation de la filière à l’image des abattoirs ultra-modernes d’Alviar sous utilisés.
- La régulation des prix du mouton peut-elle se faire à travers cette opération d’importation ?
Il est peu probable que les importations freinent la spirale des prix. Les services agricoles n’ont que peu de prises sur la filière ovine. Les résultats du recensement du cheptel en est un exemple. L’estimation de 29 millions de moutons s’est avérée surestimée de 10 millions de têtes. Quant à la vente d’orge à prix réglementé, elle est décriée par les éleveurs qui se plaignent de passe-droits. Seuls les soins vétérinaires se sont améliorés.
L’élevage du mouton concerne des éleveurs avec des troupeaux de tailles différentes. Cela va de la personne sans emploi qui possède une vingtaine de bêtes au propriétaire qui possède 20 000 têtes. L’élevage représente l’activité principale dans les régions steppiques. Un éleveur déclarait récemment : « On ne sait faire que cela » aussi toute action de rationalisation des modes d’élevage et de lutte contre la surexploitation des parcours se doit d’être doublée d’une politique de création d’emplois en milieu rural.
- Qu’est ce qui explique l’envolée des prix du mouton ces dernières années ?
L’envolée des prix est liée aux déséquilibres entre offre et demande ainsi qu’à des intermédiaires indélicats. Il faut ajouter le mythe tenace d’une « Algérie grenier de Rome » alors que bon nombre de parcours steppiques sont dégradés.
Une des causes de l’envolée des prix concerne la sécheresse. Ces dernières années, il a été parfois observé à Nâama un sol à l’aspect martien où des brebis grattaient le sol pour tenter de déterrer ce qui restait des végétaux.
La sécheresse s’est traduite par une moindre productivité des parcours et un recours accru aux aliments concentrés comme l’orge ou le son de blé. Pour s’en procurer, les éleveurs doivent vendre une partie de leur troupeau, d’où cette expression « la brebis mange sa sœur ».
L’élevage pastoral reste de type cueillette. Les éleveurs font brouter la flore spontanée et ponctuellement les arbustes fourragers plantés par le Haut commissariat au développement de la steppe ou les services forestiers. Mais jamais ils n’ont été invités à participer à ces plantations. Le déficit fourrager n’a cessé de croître.
Il y a également la loi sur l’Accession à lapropriété foncière agricole (APFA) qui aréduit la surface des parcours steppiques. De nombreux éleveurs se voient interdire l’accès à des parcours aujourd’hui privatisés dont certains ont disparu et ont été remplacés par des céréales, des vergers ou du maraîchage.
Quant à la demande en viande, elle est particulièrement forte notamment pour l’Aïd, la saison des mariages ou le retour des pèlerins de la Mecque. Les études sur la typologie des éleveurs montrent l’existence de différentes catégories dont des éleveurs spécialisés pour les fêtes religieuses.
- La restauration des steppes, qui abritent l’essentiel de l’élevage ovin en Algérie, est-elle réellement envisageable dans un horizon de 5 à 10 ans ? Quels moyens faudrait-il mobiliser ?
Plusieurs études notent l’état de dégradation avancé des parcours steppiques. Il peut être envisagé leur restauration dans un horizon de 5 à 10 ans mais à condition de restreindre drastiquement l’accès aux animaux. Les expériences de mise en défense avec plantation d’arbustes fourragers ont donné de bons résultats.
L’expérience des « mahmiyates », ces parcours restaurés et mis en location saisonnière par les APC mérite d’être soulignée. Certaines APC comme celle de Faidja à Tiaret emploient jusqu’à 40 gardiens. Ce principe est aujourd’hui entré dans les habitudes des éleveurs. Il s’agit cependant de procéder à une évaluation.
Dès qu’une clôture est posée et que les moutons sont interdits, la végétation se ré-installe. Le problème est qu’interdire momentanément une partie des parcours implique un report des troupeaux sur la surface restante et donc une accentuation du surpâturage.
Certains spécialistes évoquent la « tragédie des communs ». Sur les terres Arch, ce sont les éleveurs disposant de camions qui prennent possession les premiers des pâturages communs les plus riches. Sans un minimum de dialogue entre utilisateurs et pouvoirs publics ces espaces resteront sur-exploités.
Il pourrait être envisagé d’associer les éleveurs aux plantations d’arbustes fourragers quitte à ce qu’ils soient prioritaires pour la location saisonnière de ces parcelles pour une durée de 5 ans.
L’atriplex peut produire jusqu’à 3 tonnes de fourrage par hectare. En Australie, la variété à haut rendement Anamenka est particulièrement appréciée par les moutons et sa plantation est même mécanisée. Seules des plantations à large échelle pourraient permettre de réduire le déficit en fourrage. Cette démarche a été testée avec succès dans le sud de la wilaya de Tébessa avec des plantations d’opuntia.
Ceci dit, ces espaces steppiques sont fragiles et nombreux sont les spécialistes qui réclament une réduction du nombre d’animaux et donc d’éleveurs. L’idéal serait d’aller vers une reconversion d’une partie d’entre eux et développer la production d’une viande de qualité à travers la production d’agneaux de 3 mois.
Face à la faible productivité des parcours, des éleveurs développent la culture de fourrages irrigués comme dans les wilayas de Msila ou Nâama. Cependant il existe une vive concurrence pour l’eau, notamment face aux plantations d’arbres fruitiers. C’est le cas de ces vergers de pêchers qui nécessitent un équivalent annuel de 1 200 mm de pluie alors qu’il n’est que de 250 mm. D’où le recours aux eaux souterraines.
- Le secteur étant dominé par l’informel, comment est ce que l’État pourrait contrôler réellement la chaîne de distribution et de limiter la spéculation autour du mouton de l’Aïd ?
La réduction de l’informel en élevage nécessite une vision stratégique et l’adoption d’une progressivité des mesures.
La numérisation prônée par les pouvoirs publics pourrait s’appliquer à la filière ovine avec l’immatriculation progressive des animaux par le port de boucles d’identification. Des contrôles routiers lors du transport des animaux, où aux portes des marchés hebdomadaires et des abattoirs pourraient permettre d’interdire les animaux non identifiés.
En élevage la chaîne de valeur est composée d’éleveurs, maquignons, abattoirs et chevillards. Toute politique de régulation des prix nécessite une concertation. Les chevillards peuvent jouer un rôle positif en étant partie prenante dans des projets de labellisation des agneaux steppiques. Mais ils peuvent être la cause de hausse des prix lorsqu’au niveau d’une commune ils sont peu nombreux et en position dominante du fait d’une entente sur les prix.
Afin d’alimenter les abattoirs gérés par Alviar des abattoirs régionaux de Hassi Bahbah (Djelfa), Bougtoub (El-Bayadh) et Ain Mlilla (Oum El-Bouaghi), il pourrait être envisagé de développer des élevages fixes en utilisant des races à viande. Cela en croisant des brebis locales avec des béliers de races étrangères à viande afin d’obtenir des agneaux à croissance rapide.
La spéculation n’est pas le seul problème. Que ce soit en Algérie où chez les pays voisins les éleveurs avec le réchauffement climatique peinent à trouver des fourrages. En matière de hausse de prix, ces dernières semaines, des éleveurs avertissaient : « Vous n’avez encore rien vu ». A l’avenir, la viande de mouton risque de devenir un produit de luxe. Il ne faut pas se faire d’illusion, seule la viande blanche pourrait alors assurer au consommateur un apport en protéines animales.
- Dans « L’agriculture en Algérie, ou comment nourrir 45 millions d’habitants », vous explorez les enjeux de notre souveraineté alimentaire. À la lumière des récentes importations de moutons, doit-on comprendre que « nourrir 45 millions d’habitants » commence par acheter leur viande à l’étranger ?
On ne peut penser « nourrir 45 millions d’habitants » en commençant par acheter leur viande à l’étranger. En 2024, à propos de l’Aïd el Kébir, le président Abdelmadjid Tebboune a déclaré qu’il n’était pas question de procéder à un tel achat. Mais en 2025, la flambée des prix a nécessité les importations actuelles.
2025 marque donc un tournant. Au Maroc on a assisté à l’annulation du sacrifice de l’Aïd, en Tunisie le prix des moutons flambe et en Algérie on se tourne vers l’importation. Signe inquiétant, alors que cet hiver les parcours reverdissaient dans la wilaya de Béchar, les autorités de wilaya ont interdit l’accès des parcours aux éleveurs des autres wilayas. Cela ne s’était jamais vu. Face au tollé suscité par cette mesure, l’exécutif de wilaya a dû préciser qu’il s’agissait d’une mesure temporaire.
Ces événements illustrent au Maghreb la dégradation de la possibilité de l’agriculture de répondre à la demande grandissante des consommateurs en viande rouge. Si ce défi est perçu par les pouvoirs publics cela ne semble pas être le cas des consommateurs.
Dès 1980, le chercheur Dominique Badillo a exploré pour l’horizon 2000 « les stratégies agro-alimentaires pour l’Algérie ».
Il a considéré deux modèles d’alimentation, l’un de type occidental avec un fort appel aux protéines animales et un autre de type maghrébin traditionnel basé sur les protéines végétales. Puis, il a comparé les possibilités de l’agriculture locale de répondre à ces scénarios tout en quantifiant le niveau de dépendance alimentaire. Il est apparu que le scénario qui consiste à agir sur le type de consommation se révèle plus efficace que celui visant le niveau d’intensification de la production.
Certes, il s’agit de ré-actualiser ce type d’étude à l’aune des progrès actuels du secteur agricole mais aussi de la hausse du nombre de consommateurs. En attendant ce type d’études prospectives, il est raisonnable d’accorder aux protéines d’origine végétale la place qu’elles ont toujours joué en Algérie, à l’image du plat national : le couscous aux pois chiches. L’association de céréales et de légumes secs dans la ration alimentaire permet ainsi d’apporter les acides aminés essentiels à l’organisme.
A cet égard, la décision des pouvoirs publics de relancer la production locale de légumes secs est salutaire. Par ailleurs, à la traditionnelle consommation de légumes secs, il s’agit de développer de nouveaux procédés.
La technique de dépelliculage des lentilles pratiquée en Inde pourrait permettre par exemple en Algérie de produire une farine incorporable dans les pâtes alimentaires. Dans les grains de pois et pois chiche, il est aujourd’hui possible de séparer les protéines de l’amidon pour les passer dans une extrudeuse et obtenir des protéines texturées. Elles constituent alors des analogues de viande. Aux start-up d’investir ce créneau de la Foodtech afin de limiter la tension sur la viande.