Je pense que tous les soucis qui habitent l’Afrique aujourd’hui ont été abordés avec maîtrise et clairvoyance dans le discours du docteur N’Krumah. Je voudrais aujourd’hui vous faire part des réflexions suscitées par certains passages. Le problème de la violence et celui du racisme des États africains seront aujourd’hui des questions que j’aimerais fraternellement débattre devant vous.
Je ne veux pas, vous le pensez bien, procéder aujourd’hui à une critique du système colonial. Je ne veux pas, moi qui suis un colonisé parlant à des colonisés, démontrer que l’État colonial est un État anormal, inhumain et condamnable. Il serait grotesque de ma part de vouloir vous convaincre du caractère inacceptable de l’oppression coloniale. Toutefois, je voudrais centrer mes réflexions sur la violence consubstantielle à l’oppression coloniale.
Un régime fondé sur la violence
Le régime colonial est un régime instauré par la violence. C’est toujours par la force que le régime colonial s’est implanté. C’est contre la volonté des peuples que d’autres peuples, plus avancés dans les techniques de destruction ou numériquement plus puissants, se sont imposés.
Je dis qu’un tel système établi par la violence ne peut logiquement qu’être fidèle à lui-même, et sa durée dans le temps est fonction du maintien de la violence. Mais la violence dont il est ici question n’est pas une violence abstraite, ce n’est pas seulement une violence déchiffrée par l’esprit : c’est aussi une violence du comportement quotidien du colonisateur à l’égard du colonisé — apartheid en Afrique du Sud, travaux forcés en Angola, racisme en Algérie. Mépris, politique de haine : telles sont les manifestations d’une violence très concrète et très pénible.
Le colonialisme, cependant, ne se contente pas de cette violence à l’égard du présent. Le peuple colonisé est idéologiquement présenté comme un peuple arrêté dans son évolution, imperméable à la raison, incapable de diriger ses propres affaires, exigeant la présence permanente d’une direction. L’histoire des peuples colonisés est transformée en agitation sans aucune signification : on a bien l’impression que, pour ces peuples, l’humanité a commencé avec l’arrivée de ces valeureux colons.
Violence dans le comportement quotidien, violence à l’égard du passé vidé de toute substance, violence vis-à-vis de l’avenir — car le régime colonial se donne comme devant être éternel. On voit donc que le peuple colonisé, pris dans un réseau d’une violence tridimensionnelle, point de rencontre de violences multiples, diverses, réitérées, cumulatives, en arrive assez rapidement à se poser logiquement le problème d’une fin du régime colonial par n’importe quel moyen.
Cette violence du régime colonial n’est pas seulement vécue sur le plan de l’âme, mais aussi sur celui des muscles, du sang. Cette violence qui se veut violente, qui devient de plus en plus démesurée, provoque irrémédiablement la naissance d’une violence intérieure chez le peuple colonisé, et une colère juste prend naissance et cherche à s’exprimer.
Le rôle du parti politique
Le rôle du parti politique qui prend en main les destinées de ce peuple est d’endiguer cette violence et de la canaliser en lui assurant une plate-forme pacifique et un terrain constructif. Pour l’esprit humain qui contemple le déroulement de l’histoire et qui tente de rester sur le terrain de l’universel, la violence doit d’abord être combattue par le langage de la vérité et de la raison.
Mais il arrive, hélas — et il ne peut exister d’hommes qui ne déplorent pas cette nécessité historique — qu’en certaines contrées asservies la violence du colonisé devienne tout simplement une manifestation de son existence proprement animale. Je dis « animale » et je parle en biologiste : de telles réactions ne sont, somme toute, que des réactions de défense traduisant un instinct tout à fait banal de conservation.
Et l’acquisition de la révolution algérienne est précisément d’avoir culminé de façon grandiose et d’avoir provoqué une mutation de l’instinct de conservation en valeur et en vérité. Pour le peuple algérien, la seule solution était ce combat héroïque au cœur duquel il devait cristalliser sa conscience nationale et approfondir sa qualité de peuple africain. Et nul ne pourra nier que tout ce sang versé en Algérie ne servira en définitive de levain à la grande nation africaine.
La violence du colonisé
Dans certaines colonies, la violence du colonisé est le geste dernier de l’homme traqué qui veut signifier par là qu’il est prêt à défendre sa vie. Il y a des colonies qui se battent pour la liberté, l’indépendance, pour le droit au bonheur.
En 1954, le peuple algérien a pris les armes, car la prison colonialiste devenait à ce point oppressante qu’elle n’était plus supportable ; la chasse aux Algériens, dans les rues et dans les campagnes, était définitivement ouverte. Enfin, il n’était plus question pour lui de donner un sens à sa vie, mais d’en donner un à sa mort.
Le racisme en Algérie et dans les colonies britanniques
Le million d’Européens qui se trouvent en Algérie pose des problèmes particuliers. Les colonialistes en Algérie ont peur de la nation algérienne : peur physique, peur morale. Cette double peur se traduit par une agressivité et des conduites fortement homicides.
À la base de ce comportement, nous trouvons :
- un complexe de culpabilité très puissant : « Si les Algériens devaient un jour diriger l’Algérie, ils feraient certainement ce que nous, les colons, avons fait, et ils nous feraient payer nos crimes » ;
- une conception manichéiste de l’humanité, divisée en oppresseurs et en opprimés.
Nous Africains ne sommes pas racistes, et l’honorable Dr N’Krumah a raison quand il dit : « Le concept de l’Afrique aux Africains ne signifie pas que les autres races en sont exclues. Cela signifie seulement que les Africains, naturellement majoritaires, devront eux-mêmes gouverner dans leurs propres pays. Nous luttons pour l’avenir de l’humanité et c’est une lutte des plus importantes. »
L’Algérie et les autres fronts de lutte
Le colon en Algérie dit que l’Algérie lui appartient. Nous, Algériens, disons : « D’accord, l’Algérie nous appartient à tous ; construisons-la sur des bases démocratiques, et ensemble bâtissons une Algérie à la mesure de notre ambition et de notre amour. »
Les colons répondent qu’ils ne veulent pas d’une Algérie modifiée. Ils veulent une Algérie qui perpétue éternellement l’état actuel. En réalité, le colon français ne vit pas en Algérie : il y règne. Et chaque tentative pour modifier le statut colonial provoque chez lui des réactions hautement meurtrières.
Il y a quatorze jours, nos frères d’Afrique du Sud manifestaient leur hostilité aux lois promulguées par le gouvernement raciste de l’Union. Deux cents morts ont été dénombrés. Nous pleurons nos frères d’Afrique du Sud ; nous critiquons et condamnons le gouvernement sud-africain ; nous affirmons que cette pression morale internationale est un atout capital dans la lutte pour la liberté africaine.
Les massacres
Le 8 mai 1945, le peuple algérien défilait dans les principales villes pour réclamer la libération de certains détenus politiques et l’application des droits de l’homme. À la fin de la journée, 45 000 Algériens étaient enterrés — chiffres reconnus par le gouvernement français. Jusqu’à ce jour, pas un seul Français n’a été traduit en justice pour ces 45 000 morts.
Ce que nous disons, c’est qu’il faut resserrer nos rangs. Que notre voix doit être puissante — dans le ton, mais aussi dans les mesures concrètes à prendre contre les États coloniaux.
Camarades africains, que jamais le jour ne se lève où l’on puisse voir encore en vingt-quatre heures 45 000 citoyens africains balayés par la barbarie colonialiste !
Nous devons faire véritablement hésiter les colons blancs et les nations qui les soutiennent. En Angola, où 200 000 Portugais règnent par la terreur. En Rhodésie, où le visage monstrueux du racisme se montre avec une violence inégalée. Au Kenya, où notre valeureux frère Jomo Kenyatta croupit en prison.
Le colon tel qu’on le trouve en Algérie, en Angola, au Kenya, en Rhodésie, en Union sud-africaine, est obstinément hostile à toute atteinte à sa suprématie.
Notre message au colon
Nous ne disons pas au colon : « Vous êtes un étranger, allez-vous-en. » Nous ne lui disons pas : « Nous allons prendre la direction du pays et te faire payer tes crimes et ceux de tes ancêtres. » Nous ne lui disons pas que nous opposerons à la haine passée du Noir la haine future du Blanc. Nous lui disons : « Nous sommes des Algériens. Bannissons de notre terre tout racisme, toute forme d’oppression. Travaillons pour l’épanouissement de l’homme et l’enrichissement de l’humanité.»
Le colon nous répond — et le gouvernement français le soutient : « L’Algérie est française. » En Angola : « L’Angola est portugaise. » En Union sud-africaine : « L’Union sud-africaine est un État blanc. »
Lorsque Ferhat Abbas déclara solennellement que les Européens d’Algérie étaient des citoyens algériens, le général de Gaulle répondit qu’il fallait détruire toute idée de nation algérienne. Plutôt que de reconnaître la souveraineté nationale algérienne, le gouvernement français préféra changer six fois de gouvernement et une fois de République.
La Ve République, mise en place par de Gaulle, connaît — malgré les bombes atomiques au Sahara — des moments de plus en plus difficiles en raison de la réalité de la guerre.
Dans nos hôpitaux du maquis, les blessés algériens faits prisonniers sont souvent lâchement abattus dans leur lit. Nous soignons des Algériens torturés. Nous soignons des Algériennes devenues folles après les viols et les tortures. Et par vingtaines, nous enterrons des Algériens abattus dans le dos.
Le peuple yougoslave accueille, à un rythme accéléré, des Algériens amputés, démembrés, aveuglés. Et je dis que si la colère ne submerge pas celui qui assiste à de telles choses, c’est qu’il lui manque une dimension. C’est cette colère — cette immense répulsion pour les atrocités françaises — qui a dirigé vers nos rangs la plus grande partie des Européens d’Algérie membres du FLN. Parfois même les propres enfants de policiers.
Vous comprenez maintenant pourquoi des chrétiens, des prêtres, militent également au sein du FLN ; pourquoi des Européens d’Algérie, descendants de colons, meurent sous les balles françaises dans les rangs de la vaillante Armée de libération nationale.
L’unique solution
Non, la violence du peuple algérien n’est pas haine de la paix, ni rejet du contact humain, ni conviction que seule la guerre peut mettre fin au régime colonial. Le peuple algérien a choisi l’unique solution qui lui était laissée, et nous nous maintiendrons dans ce choix.
Le général de Gaulle dit : « Il faut briser le peuple algérien. » Nous lui répondons : « Négocions ; trouvons une solution à la mesure de l’histoire contemporaine. Mais sachez que si vous voulez briser le peuple algérien, il faudra accepter de voir vos armées se briser contre le rempart des glorieux soldats algériens. »
Tant d’Africains sont morts pour défendre la souveraineté des États européens : il vaut la peine, aujourd’hui, que des Africains acceptent de mourir pour la liberté de l’Afrique.
Et ma présence ici, au Ghana, comme représentant officiel du GPRA, le drapeau algérien flottant sur Accra, prouve que le gouvernement et le peuple du Ghana soutiennent le peuple algérien, fondent un espoir inconditionnel sur sa victoire et portent une estime fraternelle et chaleureuse aux glorieux soldats de l’armée algérienne.
Ma présence ici témoigne que l’Algérie est parmi vous, que vous faites vôtres ses souffrances et ses espoirs, et qu’un grand pas est franchi dans la voie de l’unité et de la grandeur africaines.
Frantz Fanon
Accra, avril 1960