À première vue, tout oppose « Le Clandestin », réalisé dans les années 1980 par Benamar Bekhti, et « Révolution Zendj », issu des années 2000, par Tariq Teguia. Deux périodes, deux crises, deux façons d’inscrire les corps dans un territoire. Pourtant, c’est précisément dans cette distance temporelle que se lit l’évolution d’un imaginaire national traversé par des basculements politiques, culturels et sociaux. C’est, en tout cas, la thèse développée par le professeur émérite Mourad Yelles, lors du colloque « Cinéma, société et territoires » organisé en marge du Festival international de court-métrages de Timimoun. Pour lui, l’un et l’autre deviennent les révélateurs d’une même interrogation : comment les Algériens se représentent-ils leur espace, et ce que cet espace dit de leur rapport au monde ?
Dans l’intervention de Mourad Yelles, ces deux films ne sont pas choisis pour leur intrigue, mais pour leur capacité à porter, chacun à leur manière, une symbolisation de l’espace filmé après l’indépendance. « Notre propos est de questionner certains aspects des évolutions esthétiques et idéologiques de la production cinématographique algérienne relativement à l’expression des rapports au récit national et à ses symbolisations spatio-temporelles », explique-t-il.
Un pays imaginaire peuplé de Sioux
C’est là que se situe l’enjeu : derrière les gestes esthétiques, ce sont des visions idéologiques qui se donnent à voir. Tourné à la fin des années 1980, « Le Clandestin » arrive à un moment où les Algériens sentent que quelque chose se fissure : Octobre 1988 vient de secouer le pays, et la décennie noire approche.
Dans ce climat, le film lâche les grands récits héroïques. Une partie du film se déroule dans un pays imaginaire peuplé de « Sioux algériens ». En s’éloignant du réalisme, le film s’autorise à dire plus. « L’une des séquences est très intéressante, car elle établit un parallèle subtil mais efficace (dans l’esprit du spectateur algérien) entre l’histoire de la résistance indienne à la colonisation européenne aux États-Unis et celle des Algériens contre la colonisation française. La date mentionnée par Si Mahfoud Ed Derwich, 1863, n’est sans doute pas anodine : c’est le vote du Sénatus-consulte qui régule la propriété foncière en Algérie en délimitant les territoires des tribus (et donc en imposant de nouvelles frontières) », explique ainsi Mourad Yelles.

Le « duel au soleil » arrive comme un clin d’œil à tous les westerns que le public connaît par cœur. Mais derrière la parodie, on retrouve des gestes familiers : les codes d’honneur traditionnels. « C’est une parodie des éléments narratifs constitutifs de la scène classique du duel, mais qui joue aussi sur la représentation du code d’honneur de la société algérienne traditionnelle (le duel au matrag (…) ). Tout en étant très présente dans le film (à travers les références à la colonisation, aux tortures et aux combats pendant la guerre de libération, mais aussi à travers l’omniprésence de la Loi et de ses représentants), la violence est ici “tactiquement” déguisée par l’effet du rire carnavalesque », explique le conférencier.
Dans le duel entre Mahfoud Ed Derouich et Kouider Zeddam, on voit très vite qui tient debout et qui s’effondre moralement. Et dans la séquence suivante, c’est une femme, El Hadja, qui sauve l’honneur du groupe. « Si le duel entre Mahfoud Ed Derouich et Kouider Zeddam confirme la piètre stature morale de ce dernier, la séquence met en valeur (sur le ton de l’humour) la bravoure féminine dans une situation qui, à bien y regarder, est tout de même chargée d’une violence sourde (un rapt déguisé). El Hadja fait alors figure de résistante face à la faiblesse morale, pour ne pas parler de pleutrerie, de ses coéquipiers masculins », dit Yelles.
Pour lui, l’errance des personnages du Clandestin n’est pas une coquetterie esthétique : c’est un geste politique. « Le territoire n’est plus stable, balisé ou héroïsé. Il devient un espace flottant, traversé de références multiples, parfois contradictoires, mais profondément ancrées dans la culture algérienne. Cette errance n’est pas un accident esthétique : elle manifeste un déplacement idéologique. L’espace cesse d’être une réponse. Il devient une question », diagnostique-t-il.
Révolution Zendj et la cartographie des années 2000
De son côté, Révolution Zendj s’ouvre dans une Algérie secouée, remodelée par la décennie noire. Un pays où les cartes ont été rebattues : zones interdites, routes fantômes, frontières mentales et géographies de la peur. Comme le rappelle Mourad Yelles, cette période oblige le cinéma à regarder de front un territoire morcelé, traversé par de nouveaux imaginaires : ceux de l’exil, de la survie et des luttes qui n’en finissent jamais.

personnages principaux : Ibn Batouta sur les traces d’une révolution avortée et Nahla à la recherche de sa mémoire familiale (et également politique : la Palestine).
Après Inland (2008), Tariq Teguia tourne Révolution Zendj à partir de 2010, au moment où les émeutes gagnent un pays après l’autre sur les rives arabes et méditerranéennes. Le contexte imprime le film. « Comme c’est le cas dans ses précédents films, Tariq Teguia poursuit une quête esthétique et thématique (mais sous-tendue par une réflexion critique) en lien étroit avec l’exploration des espaces, des territoires et des formes de mobilités (y compris les dynamiques sociales).
À cet égard, comme dans Le Clandestin, le désert (et sans doute plus globalement le Sud) représente pour le cinéaste un espace et des territoires qui offrent des possibilités de mises en scène et donc d’interrogations pratiquement infinies », analyse Mourad Yelles.
Comme dans Le Clandestin, le désert devient un laboratoire d’images et d’idées. Et Yelles de comparer : « À la différence du Clandestin où le désert autorisait une ouverture critique vers un ailleurs “indigénisé”, en quelque sorte, par le recours au rire (donc une fausse ouverture), Révolution Zendj en fait une métaphore de la lutte pour la mémoire et une percée vers le futur. Il s’agit alors, de toute évidence, d’un espace politique. »
Yelles analyse cette traversée comme une sorte de road-movie mémoriel. L’Algérie est le point de départ d’Ibn Batouta, dont la quête réveille non seulement sa propre mémoire, mais celle de toute une communauté. « À cet égard, le parallèle pourrait être tenté entre le statut des Indiens dans Le Clandestin et celui des Zendjs dans le film de Teguia. Par ailleurs, les émeutes du M’Zab 2008-2009 font bien entendu écho à la révolte des Zendjs, et leur évocation anticipe sur la séquence finale avec la figure rayonnante du descendant d’esclaves. Alger est figurée à travers le siège du journal où travaille Ibn Batouta. Les séquences sur le balcon fonctionnent comme des prolepses qui installent symboliquement la quête du héros (thème du port comme lieu de tous les possibles) ». En somme, aux Indiens du film de Bakhti Benamar répondent les Zendjs, révoltés invisibilisés de l’histoire.
Une vision commune de l’Histoire
Alger apparaît à travers le journal où travaille Ibn Batouta : un balcon, quelques plans suspendus, et soudain le port devient une métaphore du possible. L’Irak, point d’arrivée de la quête, déploie un autre désert : Chott el-Arab, où se résout le mystère des Zendjs. Le dévoilement final parle de métamorphose et de résilience, mais rappelle aussi que ce territoire reste pris entre luttes populaires et prédation capitaliste, incarnée par les businessmen américains. Car la mondialisation n’est jamais loin : New York symbolise le centre nerveux d’un pouvoir qui manipule la loi autant qu’il la fabrique. Beyrouth, elle, incarne une résistance arabe traversée de contradictions et de mémoires meurtries. C’est aussi un foyer intellectuel et artistique.
« Par-delà les différences évidentes en termes de styles et de visées (comique pour l’un, dramatique pour l’autre), les deux films partagent une vision commune de l’histoire algérienne fondée sur la prise en compte de la diversité des mémoires et des imaginaires (en rupture avec le caractère univoque du “récit national”) », analyse Mourad Yelles.
Deux utopies
Deux films, deux utopies aussi : l’une (Le Clandestin) invente une communauté rêvée, réconciliée, et où l’on veut croire que les contes peuvent encore finir bien. L’autre (Révolution Zendj) imagine une histoire où la violence libératrice finit par accoucher d’un monde nouveau.
Mourad Yelles explique : « Le premier invente, à travers la métaphore du taxi, un territoire et une fable pour installer une “communauté rêvée” (réconciliée avec elle-même — et ses démons), en situation de modus vivendi avec la Loi et ses représentants légaux, et où l’on peut encore espérer que les rêves finissent par se réaliser (comme dans les contes de fées du final du Clandestin). Le second imagine un possible historique dans lequel la violence libératrice doit nécessairement déboucher sur l’explosion révolutionnaire qui “accouchera” d’un monde nouveau. La séquence finale, dans son paroxysme de fureur sonore et chromatique, s’achève néanmoins sur un brouillard généralisé provoqué par les affrontements entre manifestant·e·s et forces de l’ordre. Ce brouillard rappelle bien entendu celui qui enveloppe le héros dans la séquence initiale au désert. »
Mis côte à côte, Le Clandestin et Révolution Zendj racontent, selon Yelles, un pays qui interroge sa propre géographie à mesure que ses idéologies se déplacent.