Depuis des mois, l’Algérie vit au rythme des festivals de cinéma. Après le Festival du film méditerranéen d’Ann loaba, le Festival du film arabe d’Oran et le Festival international du court-métrage de Timimoun, c’est au tour du Festival international du film d’Alger d’ouvrir ses portes (du 4 au 10 décembre). À chaque festival son lot d’affiches, de tapis rouges et d’« itlalates ». Le pays enchaîne les événements cinématographiques, au point où la blague du moment dit qu’« en Algérie, il y a plus de festivals que de films ». Cela est d’autant plus vrai, rappellent certains réalisateurs et producteurs, que cette année 2025 aura été une année blanche, avec zéro film financé.
Il n’empêche, la machine continue de s’emballer : le 23 novembre dernier, l’acteur Hakim Dekkar interpelle le président de la République pour relancer le Festival du cinéma de Constantine. Réponse de Tebboune : « Faites, et je financerai ». Mais au fond, à quoi servent-ils réellement, ces festivals ?
C’est précisément la question posée lors d’une table ronde au Festival international de Timimoun en présence d’Ousmane Boundaone, programmateur au FESPACO, de Nassim Belkaïd, programmateur du Festival de Timimoun, de Sam Genet, responsable du Festival des cinémas africains de Lausanne, et de Giusy Buemi, co-directrice artistique du Festival du cinéma africain de Vérone. La rencontre a été modérée par Lyes Zaidi, vice-président de l’association Project’heurts, qui organise les Rencontres cinématographiques de Béjaïa (RCB).

Créer un « écosystème » de cinéma
Au-delà des paillettes, les festivals sont d’abord des lieux de survie pour les films. « Participer, ce n’est pas seulement montrer un film : c’est entrer dans un écosystème », rappelle Ousmane Boundaone, programmateur au FESPACO (de 2012 à 2023), l’un des plus importants rendez-vous cinématographiques du continent noir, qui a lieu à Ouagadougou. « En tant que programmateur, on se rend compte de l’impact économique du festival sur le cinéma africain », affirme-t-il, expliquant que, quand un film n’est pas sélectionné, tous les efforts de l’équipe et du réalisateur semblent perdus. « Pour beaucoup, le festival constitue un débouché essentiel, parfois le premier. Participer, ce n’est pas seulement présenter un film, c’est rencontrer des professionnels, proposer de nouveaux projets et s’inscrire dans l’écosystème du cinéma », dit-il.
Il explique qu’à son arrivée au FESPACO, il n’y avait que deux salles capables d’assurer une programmation régulière. Chaque édition reçoit près de 200 films pour une sélection qui n’en retient que quelques dizaines. Jusqu’à récemment, les inscriptions étaient gratuites ; désormais, il faut payer environ 30 euros. L’économie du cinéma en Afrique est fragile, souvent dépendante de distributeurs étrangers qui jugent peu rentable une circulation des œuvres sur le continent.
« Les films africains passent souvent par des distributeurs européens, et diffuser un film en Afrique n’est pas rentable. Les festivals ne paient pas les droits de diffusion et ne projettent qu’une ou deux séances maximum. La seule contrepartie est l’invitation du réalisateur. Pour les longs-métrages en section officielle, deux places sont également offertes au producteur ou à l’acteur principal », explique Boundaone, précisant que la compétition est très recherchée par les jeunes cinéastes, car c’est un moyen d’accéder à d’autres festivals et éventuellement à une sortie en salles. « Le marché reste très limité pour les producteurs africains, et le rôle du programmateur consiste aussi à penser l’économie de ce marché : où peuvent aller ces films ? Comment donner une chance à toutes les équipes de s’inscrire dans l’écosystème et de construire leur avenir ? Le marché est très court pour les producteurs de films en Afrique. »
Le FESPACO a construit des vocations et ouvert un espace où les jeunes cinéastes peuvent apprendre un métier. « Le FESPACO a permis la naissance d’écoles et de vocations. Nous avons créé le FESPACO Pro, permettant à de jeunes talents de développer leur carrière et de construire leur identité de cinéaste. Le festival contribue donc aussi à la formation aux métiers du cinéma », explique Boundaone. Mais ces mêmes festivals sont traversés par les secousses politiques. Dans les structures étatiques comme le FESPACO au Burkina Faso ou les Journées cinématographiques de Carthage (JCC) en Tunisie, chaque changement de ministre rebat les cartes. Cette situation s’applique aussi à l’Algérie : l’instabilité et le manque de visibilité politique se reflètent sur la pérennité des festivals.
« Quand on regarde la cartographie des festivals africains, on voit deux catégories : ceux portés par des initiatives privées ou associatives, et ceux organisés par les États. Dans les festivals gérés par l’État ( FESPACO, JCC… ) les changements politiques pèsent lourd. Les ministères de la Culture bougent tous les trois ou cinq ans, et chaque rotation affecte le festival et fragilise les projets à long terme. Une fédération des festivals existe, mais elle reste limitée », analyse Boundaone.
Quand la politique s’en mêle
Les tensions entre États s’y invitent aussi : Sahara occidental, alliances mouvantes, rivalités diplomatiques… Autant d’éléments qui influencent, parfois directement, la sélection d’un film. Rien n’est neutre. « C’est aussi le reflet de nos pays. Les tensions géopolitiques atteignent directement les festivals. Il y a quelques semaines, la question du Sahara occidental a ressurgi. C’est un sujet qui crispe les relations, jusque chez nous, au Burkina Faso. Ces tensions finissent par peser sur les événements culturels. Quand on regarde un film sélectionné, on se demande parfois si le politique dira oui ou non. Les festivals privés ont plus de marge, mais pas totalement : le financement vient majoritairement de l’État ou de la coopération internationale. Dès qu’on dépend d’un financeur, il y a forcément un droit de regard sur la programmation. Ce n’est pas théorique : on le vit », dit-il.
Et de plaider pour une coopération entre les festivals africains : « Les festivals doivent collaborer entre eux, même si cela reste irrégulier. Les programmateurs ont besoin de continuité, mais beaucoup de films ne sont pas inscrits sur les plateformes : il faut aller les chercher. Et pour ça, il n’existe pas un véritable marché du film africain. »
Et l’Algérie dans tout ça ?
L’Algérie, en multipliant les festivals, illustre une contradiction flagrante : quand il n’y a pas de marché, les festivals deviennent l’espace de respiration. Alors que l’État tarde à financer les films, les festivals tiennent lieu de promesse.
L’exemple de Timimoun montre qu’il existe aussi, sur le terrain, une réelle volonté de qualité. Nassim Belkaïd, programmateur du Festival international du court-métrage de Timimoun, estime que programmer est « un acte éditorial ».
« Au Festival de Timimoun, nous avons reçu plus de 2.800 inscriptions. Une équipe dédiée, avec moi et mes collègues, a effectué une présélection avant de présenter les films au comité de visionnage, qui a choisi la compétition officielle, en fiction, documentaire ou film national. Mais sur les 2.800 films reçus, une centaine seulement étaient africains. Beaucoup venaient d’autres continents. Nous avons présélectionné 150 films et retenu 47 pour la compétition officielle, après trois mois de visionnage. La sélection documentaire a été particulièrement difficile, car de nombreux films n’ont jamais été projetés, et il s’agit de les faire découvrir au public de Timimoun », explique-t-il. Dans cette profusion, il a fallu, selon lui, privilégier les distributeurs africains et renforcer ainsi une circulation régionale.
La réussite du festival de Timimoun aura été de ramener un public nombreux à un festival de cinéma. Le théâtre de verdure, qui compte près de 4.000 places, a été – certains soirs – archicomble. Le public de Timimoun, enthousiaste, a suivi les films avec chants, sifflets, rires, cris et applaudissements. « L’objectif est d’apprendre au public à voir les films, de leur donner envie de découvrir le grand écran plutôt que la télévision. C’est un vrai défi culturel. Lors des projections, nous devons parfois expliquer certains détails, surtout pour le jeune public. La culture cinématographique se construit année après année. C’est une première édition : les choses se construiront d’année en année. Une culture du cinéma, ça s’apprend, ça se développe, et il faut accepter les films tels qu’ils sont, sans les modifier ni les censurer pour les montrer », affirme Nassim Belkaïd.
« Faire entendre la voix de l’Afrique »
À l’international, les festivals peuvent avoir d’autres visées. Giusy Buemi est, depuis 2007, co-directrice artistique du Festival du cinéma africain de Vérone, qui existe depuis 43 ans. « C’est un festival important, le premier en Italie entièrement consacré au cinéma africain. C’est l’un des premiers à avoir mis en avant les premiers regards des réalisateurs africains eux-mêmes, et non plus ceux des Européens colonialistes », explique-t-elle. Pour elle, ces festivals ont une portée politique aujourd’hui. « En Italie, où le gouvernement actuel s’est durci, parler d’Afrique- sans préjugé – ou d’immigration est un geste politique. En Italie, le mot africain déclenche immédiatement un imaginaire de peur. Le festival fait ce que la société peine à faire », explique-t-elle.
C’est également la conception de Sam Genet, qui s’occupe du Festival des cinémas africains de Lausanne, qui fêtera ses 20 ans en 2026, et qui est lui aussi né d’un manque : des films africains invisibles dans les salles suisses.
« L’idée est née d’un constat encore actuel, bien qu’avec une nette amélioration : très peu de films africains étaient diffusés dans les réseaux de distribution classiques, c’est-à-dire les salles de cinéma (…) la manière de poser la caméra, de raconter l’histoire, n’est pas la même selon qu’on filme en tant qu’Européen ou en tant qu’Africain. Et la philosophie de notre festival, à Lausanne, est justement de donner la parole, l’espace, la visibilité aux réalisateurs africains qui filment l’Afrique. Les Européens ont déjà toute la place pour montrer leurs films et pour les financer. Il est donc vital de préserver, soutenir et mettre en avant la voix des cinéastes africains. » Mais encore faut-il faire des films pour pouvoir les montrer.