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Josie Fanon: « L’œuvre de Frantz Fanon est irrécupérable par un pouvoir quel qu’il soit »

À l’occasion du centenaire de Frantz Fanon, nous republions cet échange* exceptionnel avec Josie Fanon dans Révolution africaine. À travers ses mots se dessine le portrait d’un homme habité par l’urgence, d’une pensée qui refusait l’immobilisme et d’une œuvre dont l’éclat — politique, humain, poétique — n’a jamais cessé de grandir.


Josie Fanon, décembre 1987

« Comment pourrais-je oublier alors que je n’ai pas à me souvenir de vous. Vous êtes le présent qui s’accumule. » René Char

  • Révolution africaine:  Avec les indépendances, selon certaines prédictions, l’œuvre et le message de Frantz Fanon allaient entrer dans l’histoire. Contre toute attente, Fanon n’a guère quitté l’actualité. Comment percevez-vous personnellement cette permanence et expliquez-vous le regain d’intérêt sans cesse manifesté qui entoure l’œuvre de Frantz Fanon ?

Josie Fanon: Le fait que le message soit entré dans l’histoire s’explique d’une part par la rigueur de l’analyse politique de Fanon et d’autre part par la conjoncture historique, c’est-à-dire par l’époque où son œuvre a commencé à être diffusée et connue, l’époque des indépendances des pays anciennement colonisés, soit par la France, la Grande-Bretagne ou le Portugal, sans oublier l’Afrique du Sud évidemment, ainsi que la Palestine, le mouvement noir aux USA, la gestation de la révolution iranienne, etc. Et la situation coloniale, hélas, toujours la même des D.O.M et T.O.M.

En ce qui concerne la permanence de ce message, je l’expliquerai par une chose toute simple. Les indépendances n’ont pas porté les fruits que ceux qui ont lutté, les armes à la main ou sur le plan politique, attendaient. Dans de nombreux pays, africains particulièrement, il ne faut pas oublier en effet que les analyses de Fanon et principalement celles contenues dans Les Damnés de la terre, portent sur la situation des pays africains et que le néocolonialisme a purement et simplement remplacé le colonialisme. Y compris dans les pays qui ont mené des luttes de libération nationale, les grandes puissances, quelles qu’elles soient, de l’Ouest ou de l’Est, continuent à influer sur les économies de ces pays et, par voie de conséquence, sur la politique étrangère du pouvoir.

Effectivement, on constate depuis quelques années un regain, je dirais officiel ou public, qui apparaît ouvertement parce que l’intérêt suscité par l’œuvre de Fanon est toujours resté aussi vif pendant un quart de siècle parmi les mouvements en lutte, OLP, ANC, indépendantistes des D.O.M/ T.O.M, ou chez certains individus dans toutes les parties du monde, et notamment chez les jeunes. Toute une génération a été formée par la lecture des Damnés de la terre partout dans le monde.

Finalement, le terme « regain d’intérêt » n’est pas exactement approprié. Je dirais simplement que des pouvoirs en place, sous la pression de ces jeunes intellectuels devenus aujourd’hui « hommes mûrs », sont obligés, non seulement comme ils l’ont fait depuis les indépendances, d’honorer sa mémoire d’une façon formelle, mais encore d’approfondir sa pensée.

  • Des grilles de lecture ne risqueraient-elles pas alors de s’imposer ?

Cela peut être le cas, et au cours de ces dernières années, on a assisté çà et là à des tentatives de récupération de la pensée de Fanon. Mon sentiment profond, c’est que ces tentatives sont vouées à l’échec. La pensée de Fanon est irrécupérable par un pouvoir quel qu’il soit, et pour revenir à ce que je disais précédemment, le fait d’ouvrir les vannes, d’enlever les tabous, peut présenter un danger pour les pouvoirs en place. Parce que l’œuvre de Fanon, que ce soit Les Damnés de la terre, Peau noire, Masques blancs, et autres ouvrages, ne constitue pas une bible ou un ensemble de dogmes figés. C’est une pensée en action, qui indique des directions, qui donne des moyens d’analyse, mais aussi des méthodes d’action.

Pour ma part, c’est toujours dans ce sens — et je pense ne pas pouvoir me tromper — que j’ai toujours considéré cette œuvre. Elle demande à être prolongée et à être actualisée.

  • L’œuvre de Fanon, saisie par l’université, n’accuserait-elle pas, d’un autre côté, une certaine opacité qui lui est étrangère ?

En réalité, je ne pense pas, parce que bien qu’un certain nombre de gens aient dit que son œuvre était difficile d’accès par le style ou par les références philosophiques et psychologiques, ces œuvres ne s’adressaient pas, dans l’esprit dans lequel elles ont été élaborées, à des universitaires ou à des exégètes. Il ne faut pas oublier que c’est une œuvre de combat, écrite dans le feu de l’action. Et quand je dis « feu », c’est vraiment le feu au sens propre, ce n’est pas une image, c’est le feu des armes.

D’autre part, je connais des centaines de gens qui ne sont ni des universitaires ni des intellectuels, qui ont été profondément touchés par l’œuvre de Fanon, dont la vie en a été transformée, et qui y ont trouvé des méthodes d’action.

  • …. Vous pensez à qui ?

Je pourrais citer de nombreux cas, mais j’ai connu personnellement des Antillais, par exemple, qui sont des paysans, des ouvriers agricoles, des chômeurs. Évidemment, l’accès à la pensée de Fanon leur a été facilité par un certain nombre de jeunes intellectuels de leur pays. En Guadeloupe, en Martinique ou en Guyane. J’ai connu des Sud-Africains, des militants du mouvement noir aux USA, des Palestiniens, des Iraniens.

  • Pouvez-vous citer quelqu’un en particulier ?

C’est difficile, car je pourrais citer beaucoup de gens, mais le premier nom qui me vient à l’esprit est Thami Sindelo, qui participe d’ailleurs, comme représentant de l’ANC de l’Afrique du Sud, à la rencontre internationale d’Alger en hommage à Fanon, et qui était encore adolescent dans les années soixante

Revue Révolution Africaine (Numéro 1241, décembre 1987)
  • Pendant de nombreuses années, vous avez partagé le combat de Frantz Fanon, votre époux. Si le militant et le scientifique sont bien connus, l’homme Fanon, dans sa quotidienneté, reste à découvrir. Fanon au quotidien, c’était quoi ?

Vous savez, en règle générale, je n’aime pas parler de ma vie privée, et à plus forte raison de ma vie avec mon mari. C’est vraiment la première fois que j’aborderai publiquement ce sujet. On pense souvent, à tort, que les hommes qui, par leur œuvre ou leur action, sont devenus célèbres se comportent, dans la vie quotidienne, différemment des autres mortels. Je l’ai connu en 1949, j’avais 18 ans, il en avait 23. Nous nous sommes mariés en 1952, nous avons eu un enfant en 1955. Comme vous le savez, il est mort en décembre 1961.

Dans la vie quotidienne, c’était un homme comme les autres, c’était un époux et un père très attentionné. Il a toujours fait en sorte que sa vie familiale reste un domaine privilégié, et que ses activités professionnelles ou militantes n’empiètent pas sur ce domaine. Nous avons été heureux. Mon fils a eu une petite enfance très heureuse, ce qui est une garantie d’équilibre psychologique pour l’avenir.

Je pourrais dire d’autres choses : ce n’était pas un personnage austère, c’était quelqu’un qui aimait la vie sous toutes ses formes. Il aimait rire, il aimait la musique, il aimait danser. Il ne faut pas oublier qu’il était d’origine antillaise. Il avait surtout le culte de l’amitié : des Algériens, des gens comme Omar, Boualem Oussedik, le commandant Azzedine, et beaucoup d’autres pourraient vous parler de l’amitié qui les unissait à mon mari.

D’une façon générale, bien sûr, je ne veux pas dire que ce n’était pas quelqu’un d’exceptionnel, mais pour moi, avec le recul du temps, évidemment, il représente tout simplement ce que tout homme — pris au sens large, tout homme ou toute femme — peut être. Tout le monde ne peut être psychiatre et écrivain. Chacun, dans le domaine qui est le sien, peut, sur le plan humain, sur le plan de son métier — un artisan, par exemple — pousser jusqu’aux limites infinies les possibilités qu’il porte en lui.

  • Militant au cœur de la tourmente révolutionnaire, Frantz Fanon était appelé à répondre au plus pressé. Quelles étaient donc ses méthodes, et pour ainsi dire, ses manies de travail ?

J’ai déjà dit que c’était avant tout un homme d’action. Par exemple, dès la rédaction de son premier livre, “Peau noire, masques blancs”, nous n’étions pas encore mariés, nous étions étudiants — lui en médecine, moi en lettres — il dictait. C’est-à-dire qu’il me dictait. Il marchait de long en large, comme un orateur qui improvise, ce qui explique le rythme de son style, le souffle qui traverse de part en part tout ce qu’il a écrit.

Je me souviens très nettement de l’époque où il a écrit  “Les Damnés de la terre”, il savait déjà qu’il était atteint d’une leucémie. Le livre a été rédigé en quatre mois, entre février et mai 1961. Évidemment, il relisait, il reprenait un certain nombre de choses. Il avait une tendance naturelle : une fois qu’il avait commencé à développer un thème ou à faire une analyse, il avait hâte de parvenir à la conclusion, comme si sa pensée allait plus vite non seulement que son écriture, mais que sa parole même. Dans ce sens, il avait une tendance à négliger, à moins approfondir la dernière partie d’un chapitre ou d’un livre. Il en était d’ailleurs tout à fait conscient.

Il y a autre chose : il était d’une grande modestie sur le plan intellectuel. Il faisait des lectures à ses amis de ce qu’il avait écrit. Il leur demandait des conseils. Pour Les Damnés de la terre, par exemple, quelqu’un comme Redha Malek, pourrait vous dire – parce qu’il a collaboré étroitement avec lui en Tunisie- comment il prenait conseil auprès de ses amis, comment il leur demandait leur avis.

  • Mais n’avait-il pas des habitudes précises comme en ont les écrivains ?

Pas du tout, il pouvait écrire à n’importe quel moment de la journée, dans n’importe quel cadre. De toute façon, ce n’était pas un homme d’habitudes. À cette époque-là, nous vivions dans des conditions matérielles extrêmement précaires. Son journal de bord, au Mali, qui a été publié par Révolution Africaine, a été écrit au cours d’un voyage entre le Ghana, la Guinée et le Mali. Et ce n’était pas un voyage d’agrément puisqu’il s’agissait de l’ouverture du front sud. Là encore, ses compagnons pourraient vous apporter des témoignages qui corroboreraient le mien.

  • L’œuvre de Fanon dénote chez ce dernier un savoir très étendu, multiple. Il devait être un grand lecteur. Quelles étaient ses lectures préférées ?

Pour répondre à votre question, il faudrait peut-être remonter à l’époque où il faisait ses études secondaires à Fort-de-France. Le grand poète martiniquais Aimé Césaire a été son professeur de français. Par la suite, parallèlement à ses études médicales et à sa spécialisation, il lisait tous les ouvrages philosophiques qui lui étaient accessibles. Il a lu Sartre, Husserl, Heidegger, Marx, Engels, Lénine, Mao, Lacan, et j’en passe. Il a fait une licence en psychologie. Curieusement — et c’était objet de discussion entre nous — contrairement à moi, ce n’était pas un grand lecteur de romans ou de poésie. Non pas qu’il y était insensible, mais je pense qu’il n’avait pas le temps pour s’intéresser d’une façon profonde aux romans ou à la poésie. Il faut avoir une certaine disponibilité intérieure. Tous les lecteurs passionnés des grands romanciers, des grands poètes, savent que lire un roman ou des poèmes, c’est entrer dans un univers clos, c’est en quelque sorte faire abstraction du monde extérieur.

  • Pourtant, à lire au hasard le passage « L’explosion n’aura pas lieu aujourd’hui, il est trop tôt… ou trop tard. Je n’arrive pas à armer de vérités décisives. Ma conscience n’est pas traversée de fulgurances. Depuis longtemps, le cri est sorti de ma vie… », on se prend à penser que Fanon est un poète qui est passé aux actes.

Vous avez entièrement raison. Peut-être qu’à une autre époque où l’action politique et militante n’aurait pas été une priorité, il aurait été poète. Personnellement, j’ai une admiration incommensurable pour un poète qui s’appelle René Char, qui a été en même temps un chef de la Résistance française à l’Occupation. Char est un poète et un métaphysicien. Cela peut paraître bizarre, mais dans mon esprit, il y a un parallèle entre Char et Fanon.

  • On sait que Frantz Fanon a écrit des pièces de théâtre restées inédites. De quoi s’agissait-il exactement ? Que sont-elles devenues ? Y aurait-il un projet d’édition en vue ?

Quand il était encore étudiant en médecine, avant d’écrire Peau noire, Masques blancs, c’est-à-dire en 1949-1950, il avait écrit deux pièces de théâtre qui s’intitulaient Les mains parallèles et L’oeil se noie. C’étaient des pièces où il développait, en les mettant en scène, des thèmes philosophiques, notamment celui de l’action. Je me souviens parfaitement qu’il avait envoyé Les Mains parallèles à Jean-Louis Barrault, qui ne lui a jamais répondu. Par la suite, avec nos nombreux déplacements, et surtout pendant la période de la révolution, ces pièces ont été égarées. J’ai fait moi-même des recherches auprès de différentes personnes, des amis, des proches, et je n’ai jamais pu retrouver ces textes.

  • Une dernière question: Qu’apportera de nouveau la rencontre d’Alger après le Mémorial de Fort-de-France ?

Je pense que ce sera une rencontre complètement différente du Mémorial de Fort-de-France, de celui de Paris en 1982 et du colloque de Brazzaville en 1984. Le plus important, c’est que cela se tienne en Algérie. À mon avis, ce sera surtout important pour la jeunesse algérienne, puisque cela suscitera un nouvel intérêt pour l’œuvre de Fanon, et que la publication des actes du colloque permettra aux jeunes d’approfondir la connaissance de la pensée et de la personnalité de Fanon.


*Entretien réalisé par Abdelmajid Kaouah