Il y a deux ans, les étudiants de Tunis pouvaient suivre au « Centre d’études de sciences sociales » un cours qui ne ressemblait à aucun autre : on y citait des histoires de la rue ou des romans policiers, on y étudiait des faits divers ou la littérature africaine, on se retrouvait ensuite à l’hôpital, essayant de comprendre des « fous », et de ces confrontations naissait une théorie psycho-sociale de la colonisation. Le professeur, c’était un psychiatre des hôpitaux de Tunis: le docteur Frantz Fanon.
Fanon venait de mourir. Militant algérien, il vient de recevoir les témoignages d’affection de ses frères de lutte et de tous les militants de l’anticolonialisme. De tous ces honneurs, Fanon devait sans doute retenir le symbole, celui du racisme vaincu par la lutte.
Quant aux étudiants tunisiens, s’il est un moyen pour eux de lui rendre hommage à la façon dont il pouvait le souhaiter, c’est bien en réfléchissant sur cette carrière exemplaire, et en recueillant le message qu’il nous laisse.
Peau noire et masques blancs
Venu en France pour faire ses études de médecine, il attaqua très vite ce problème dans son premier livre « Peau noire et masques blancs » dont le style très personnel et souvent éblouissant révéla au public celui qui ne devait jamais cesser d’être le pair aimé et estimé des intellectuels noirs du monde entier.
Fanon était né à la Martinique. Noir, il avait éprouvé lui-même la menace de dépersonnalisation, et cette première expérience a certainement orienté ce que fait peser le racisme sur ceux qu’il opprime: sa vie. Il ne l’oublia jamais.
Révolutionnaire dans son métier
Il rencontra l’Algérie en France, en soignant des Algériens émigrés chez qui il analysa « Le syndrome nord-africain ». Aussi était-il préparé, quand il fut nommé chef de service à l’hôpital psychiatrique de Blida, à comprendre, au sens le plus fort du terme, ses malades et ses collaborateurs.
À Blida, il fut d’abord révolutionnaire dans l’exercice de son métier : il appliquait avec enthousiasme les principes les plus modernes de traitement (suppression des camisoles de force, des contraintes humiliantes et déshumanisantes, socialthérapie, ergothérapie, compétitions sportives, ou fêtes par et pour les malades).
Dans sa façon d’approcher le malade algérien, surtout, il rejette le racisme organisé des psychiatres français qui l’avaient précédé ; il se voulait ethnologue et psycho-sociologue, allant écouter et recueillir les épopées populaires sur les places des villages, visitant les « marabouts » de la Mitidja pour essayer de comprendre la réussite de leur cures empiriques sur les maladies psychiques, donnant l’exemple, formant infirmiers et médecins algériens; il créait le noyau d’une véritable école de psychiatrie maghrébine.

Fanon, militant algérien
Mais ce « colonisé » conscient avait reconnu chez nombre de ses malades, non pas les symptômes des maladies mentales classiques, mais les stigmates du traumatisme infligé par le racisme, l’humiliation, la dépersonnalisation coloniale. Le médecin, ne pouvant agir en tant que tel sur la cause du mal, devait être révolutionnaire…
La Révolution algérienne le trouva prêt. Militant clandestin à Blida, démissionnaire de son poste pour protester contre les agissements de l’administration française, il fut à Tunis un collaborateur constant d’El Moudjahid avant de partir représenter le G.P.R.A. (Groupe provisoire de la République algérienne) à Accra (Ghana) et à ses diverses réunions africaines, où sa présence était à la fois symbole et préparation de l’unité africaine.
Fanon était un intellectuel conscient de ses devoirs. Son activité de militant, si absorbante, ne le détourna ni de son métier dont il reprit l’exercice dans les hôpitaux tunisiens, ni de cette nécessité intérieure qui le poussait à réfléchir, à analyser, à dénoncer les trop faciles idées reçues, à tenter une théorie de la colonisation et de la décolonisation.
Le testament de Fanon
C’est ainsi qu’il nous laisse quelques textes fondamentaux et très actuels : des articles de psychiatrie publiés dans des revues scientifiques, mais aussi ses interventions aux « Congrès des écrivains et artistes noirs » de 1956 et 1959; une étude de L’An V de la Révolution Algérienne et enfin son testament, le livre où, se sachant condamné, il s’est hâté de consigner ce que son expérience avait d’irremplaçable: Les damnés de la terre.
L’homme avec son intelligence persistante, son ardeur, son extraordinaire capacité à écouter et comprendre ou démystifier, son lyrisme, sa conversation éblouissante, son immense culture, n’est plus…
Le révolutionnaire nous laisse un message, dur (on dirait parfois qu’il est tenté de réaliser par le verbe ce choc libérant que les psychiatres demandent dans leurs traitements à l’électricité ou à l’insuline) mais passionnant. Si nous voulons perpétuer son souvenir, le symbole, celui du racisme vaincu par la lutte. (Incarnons) nous-mêmes cette union indissoluble de la pensée et de l’action, de l’intelligence et de la révolution, dont il nous donne l’exemple.