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Pour pêcher toujours plus, la Chine investit les eaux territoriales

Enquête coordonnée par Ian Urbina, Pete McKenzie et Milko Schvartzman. Nous la publions en collaboration avec The Outlaw Ocean Project.


Des noms de navires arraisonnés, tagués sur le pont du Le Prefecto Derbes, un navire des garde-côtes argentins. Photo de Milko Schvartzmann / The Outlaw Ocean Project. Madryn le 3 décembre 2016.

Le 14 mars 2016, dans les zones de pêche au calmar au large de la Patagonie, un navire chinois rouillé, le Lu Yan Yuan Yu 010, pêche illégalement à plusieurs milles à l’intérieur des eaux argentines. Repéré par une patrouille des gardes-côtes argentins qui lui donne l’ordre de s’arrêter par radio, le navire, spécialement conçu pour la pêche au calmar (un jigger), prend la fuite. Les Argentins se lancent à sa poursuite et tirent des coups de semonce. Le bateau tente alors d ‘éperonner le navire des gardes côtes, les poussant à ouvrir le feu directement sur le jigger, qui coule rapidement.

Si la violente rencontre en mer était inhabituelle, l’incursion dans les eaux argentines d’un chalutier chinois spécialisé dans le calmar ne l’était pas. Propriété du géant public chinois China National Fisheries Corporation (CNFC), le Lu Yan Yuan Yu 010 faisait partie d’une flotte de plusieurs centaines de bateaux qui se rendent chaque année dans les zones de pêche hauturières, au large des eaux territoriales argentines.

Lors de leurs visites, beaucoup de ces navires éteignent les transpondeurs qui permettent de les localiser et entrent clandestinement dans les eaux territoriales du pays, où ils ne sont pas autorisés. Depuis 2010, la marine argentine a ainsi chassé au moins onze navires de pêche au calmar chinois suspectés de pratiquer la pêche illégalement, selon le gouvernement.

Un an après l’incursion et le naufrage du Lu Yan Yuan Yu 010, le Conseil fédéral de la pêche argentin a fait une annonce peu remarquée : il a accordé à deux navires étrangers des licences de pêche leur permettant d’opérer dans leurs eaux. Tous deux naviguaient sous pavillon argentin grâce à une société écran locale, mais leur véritable propriétaire était la CNFC.

Une décision remarquable, à l’encontre de la réglementation argentine, qui non seulement interdit aux navires étrangers de battre pavillon argentin ou de pêcher dans ses eaux, mais qui interdit aussi d’accorder des licences de pêche aux exploitants de navires ayant des antécédents de pêche illégale. « La décision était une contradiction totale », affirme Eduardo Pucci, ancien ministre de la pêche argentin, aujourd’hui consultant.

La décision est peut-être « contradictoire », mais elle est de plus en plus courante en Argentine et ailleurs. Ces dernières années, de l’Amérique du Sud à l’Afrique en passant par l’extrême Pacifique, la Chine a investi des zones restreintes à la pêche nationale, principalement en utilisant un processus connu sous le nom de flagging in (de flag, « pavillon » en anglais). Cette méthode implique généralement le recours à des partenariats commerciaux pour immatriculer des navires étrangers sous le pavillon d’un pays déterminé, permettant ainsi à ces navires de pêcher dans les eaux territoriales de ce pays.

Les entreprises chinoises contrôlent désormais au moins soixante-deux navires industriels de pêche au calmar battant pavillon argentin, qui constituent la majeure partie de la flotte de pêche au calmar du pays. Beaucoup de ces entreprises ont été impliquées dans divers délits, notamment le rejet de poisson en mer, l’extinction de leurs transpondeurs et l’évasion et la fraude fiscales. Des registres commerciaux montrent qu’une grande partie de ce qui est pêché par ces navires est envoyée en Chine, tandis qu’une autre est exportée vers des pays comme les États-Unis, le Canada, l’Italie et l’Espagne.

Au-delà des eaux argentines, la Chine exploite désormais près de 250 de ces navires battant pavillon étranger, y compris des bateaux qui opèrent au large des côtes de Micronésie, de l’Équateur, du Kenya, du Ghana, du Sénégal, du Maroc et même de l’Iran.

Dans la plupart des zones de pêche, les autorités nationales exigent que les navires appartiennent à des propriétaires locaux, afin de conserver les bénéfices dans le pays et de faciliter l’application des réglementations sur la pêche. Le flagging in compromet ces objectifs, affirme Duncan Copeland, directeur exécutif de Trygg Mat Tracking (TMT), une organisation de recherche à but non lucratif spécialisée dans la criminalité maritime.

Outre les questions de souveraineté et les préoccupations financières, c’est la sécurité alimentaire qui est compromise par l’exportation de cette source vitale de protéines abordables, ajoute Dyhia Belhabib, chercheuse à Ecotrust Canada, un organisme axé sur l’activisme environnemental.

Ces centaines de navires de pêche industrielle compliquent également les objectifs chinois de conservation des océans. En 2017, à la suite de pressions des groupes environnementaux au sujet de la surpêche, Pékin a annoncé qu’elle limiterait sa flotte hauturière à trois mille navires. Mais ce chiffre ne prend pas en compte le nombre croissant de navires industriels que la Chine possède et qui opèrent sous d’autres pavillons.Au cours des trente dernières années, la Chine a acquis la suprématie sur la pêche mondiale en dominant la haute mer avec plus de six mille navires hauturiers, une flotte plus de trois fois supérieure à celle du pays suivant.

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Pour pêcher dans les eaux d’autres pays, les navires chinois restaient généralement « à l’extérieur », stationnant dans les eaux internationales le long des frontières maritimes, puis procédant à des incursions dans les eaux nationales. Mais ces dernières années, la Chine a adopté une approche de plus en plus « douce », prenant le contrôle de l’intérieur en payant des pavillons à ses navires afin qu’ils puissent pêcher dans les eaux  d’autres pays. Plus subtile que le simple fait d’entrer dans des zones côtières étrangères pour pêcher illégalement, cette tactique, qui est souvent légale, est moins

susceptible d’entraîner des affrontements politiques, une mauvaise presse ou des navires coulés.

La Chine n’a pas caché à quel point cette approche s’inscrit dans des ambitions plus larges. Dans un article universitaire publié en 2023, les responsables chinois de la pêche ont expliqué comment ils s’étaient largement appuyés sur les entreprises chinoises, par exemple, pour pénétrer dans les eaux territoriales argentines par le biais de « méthodes de location et de transfert », et comment cela faisait partie d’une politique mondiale.

La tendance est particulièrement prononcée en Afrique, où les entreprises chinoises exploitent des navires dans les eaux territoriales d’au moins 9 pays, parmi lesquels le Ghana, où opèrent plus de 70 navires de pêche chinois battant pavillon ghanéen, même si les investissements étrangers dans la pêche sont techniquement illégaux. Néanmoins, jusqu’à 95 % des chalutiers industriels du Ghana sont sous contrôle chinois, selon un rapport de 2018 de l’Environmental Justice Foundation, un groupe de défense des droits environnementaux.

La Chine a également déplacé des navires de pêche de l’Union européenne juste à ses portes, dans les eaux marocaines. Jusqu’à peu, des dizaines de bateaux, pour la plupart espagnols, pêchaient avec l’autorisation du gouvernement marocain dans la zone économique exclusive du pays. L’accord est devenu caduc en 2023, et la Chine exploite désormais au moins six navires battant pavillon marocain dans les eaux marocaines.

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Pékin a aussi établi une présence croissante dans l’océan Pacifique. Selon un rapport publié en 2022 par le service de recherche du Congrès des États-Unis, les navires chinois sillonnent les eaux des Fidji, des îles Salomon et des États fédérés de Micronésie, dont ils battent pavillon ou avec lesquels ils ont passé des accords : « Les flottes chinoises sont actives dans des eaux éloignées des côtes chinoises, avertit le rapport, et la hausse de leurs captures menace d’aggraver l’épuisement déjà désastreux des ressources halieutiques mondiales. »

Alors que la demande mondiale de produits de la mer a doublé depuis les années 1960, l’appétit pour le poisson a dépassé la quantité qui peut être pêchée de manière durable.Aujourd’hui, plus d’un tiers des stocks mondiaux sont surexploités. Pour répondre à la demande, la prolifération de navires de pêche industriels étrangers, notamment en provenance de Chine,risque d’entraîner l’effondrement des stocks de poisson des pays du Sud, tout en mettant en danger les moyens de subsistance locaux. Les consommateurs occidentaux, en particulier en Europe, aux États-Unis et au Canada, bénéficient de ces produits de la mer bon marché et en apparence abondants, pêchés ou transformés par la Chine.

Au cours des six dernières années, plus de cinquante navires battant pavillon d’une douzaine de pays différents mais contrôlés par des sociétés chinoises se sont livrés à des délits tels que la pêche illégale, les transbordements non autorisés et le travail forcé, selon une enquête menée par Outlaw Ocean Project.

Dans un cas, un observateur des pêches du Ghana a disparu alors qu’il travaillait sur un navire. Et quatre bateaux ont montré une tendance à éteindre à plusieurs reprises leurs systèmes de suivi automatisés pendant  plus d’une journée à la fois, alors qu’ils naviguaient dans le Pacifique, souvent à la limite d’une zone économique exclusive. Selon les chercheurs en sciences de la mer, l’extinction des navires est un facteur de risque de pêche illégale et de transbordement, car cela rend plus difficile pour les forces de l’ordre de suivre de manière exhaustive les mouvements d’un navire ou de déterminer s’il est susceptible d’être en contact avec d’autres.

« Il s’agit d’un transfert net des États les plus pauvres qui n’ont pas la capacité de protéger leurs zones de pêche vers les États plus riches qui veulent simplement des produits alimentaires moins chers », souligne Isaac B. Kardon, chercheur en études chinoises à la Fondation Carnegie pour la paix internationale.

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Mais la durabilité des océans et la sécurité alimentaire sont loin d’être les seules préoccupations liées au contrôle croissant de la Chine sur les produits de la pêche mondiaux et à sa pénétration dans les eaux côtières étrangères. Les abus liés au travail et autres crimes constituent un problème répandu sur les navires de pêche chinois.

En janvier 2019, dans le cadre d’une enquête de quatre ans, une équipe de journalistes de l’Outlaw Ocean Project est montée à bord d’un bateau de pêche chilien à Punta Arenas, au Chili, où l’équipage a raconté avoir vu un capitaine chinois, sur un bateau de pêche au calmar à proximité, frapper et gifler les matelots.

Plus tard cette année-là, la même équipe de journalistes faisait un reportage au large de la Gambie, au cours duquel ils sont montés à bord du navire chinois Victory 205. Là, ils ont trouvé six membres d’équipage africains dormant sur des matelas en mousse imbibés d’eau de mer, installés dans un vide sanitaire exigu et dangereusement chaud au-dessus de la salle des machines du navire, lequel a rapidement été arrêté par les autorités locales pour ces violations du droit du travail, et pour d’autres infractions.

En février 2022, les journalistes sont montés à bord d’un chalutier de pêche au calmar chinois en haute mer, près des îles Malouines, où un matelot chinois de 18 ans a supplié d’être secouru, expliquant que son passeport et celui des autres travailleurs avaient été confisqués.

« Pouvez-vous nous emmener à l’ambassade en Argentine ? », a-t-il demandé.

Environ quatre mois plus tard, l’équipe de reportage est montée sur un autre bateau de pêche chinois dans les eaux internationales près des îles Galapagos, pour documenter les conditions de vie. Les trente hommes d’équipage avaient le regard fixe. Leurs dents étaient jaunies à force de fumer, leur peau cendrée et leurs mains spongieuses à force de manipuler des calmars frais. Les murs et les sols étaient recouverts d’une boue glissante d’encre de seiche.

Les matelots ont déclaré qu’ils travaillaient quinze heures par jour, six jours par semaine. La plupart du temps, ils se tenaient enfoncés dans les calmars jusqu’aux tibias, surveillant les moulinets pour s’assurer qu’ils ne se coinçaient pas et jetant leurs prises dans des paniers débordants pour un tri ultérieur. Sous le pont, un cuisinier mélangeait des nouilles instantanées et des morceaux de calmars dans un cuiseur à riz. Il a déclaré que le navire était à court de légumes et de fruits, une cause de malnutrition fréquente et mortelle en mer.

En juin 2023, les mêmes journalistes ont été contactés par les autorités uruguayennes pour obtenir de l’aide après qu’une femme était tombée par hasard sur un message contenu dans une bouteille échouée sur le rivage, apparemment lancée depuis un bateau chinois. «Je suis membre de l’équipage du navire Lu Qing Yuan Yu 765 et j’ai été enfermé par la compagnie, indiquait le message. Quand vous verrez ce papier, aidez-moi à appeler la police ! À l’aide. » Contacté, le propriétaire du navire, la compagnie Qingdao Songhai Fisheries, a déclaré que cela avait été « totalement inventé par des membres de l’équipage » et que la police uruguayenne avait enquêté sur l’affaire.

Pendant la majeure partie de la dernière décennie, on a observé une moyenne de un cadavre tous les deux mois débarqué dans le port de Montevideo, en Uruguay, la plupart du temps par des navires chinois spécialisés dans la pêche au calmar. Certains sont morts du béribéri, une forme de malnutrition facilement évitable et réversible causée par une carence en vitamine B1, généralement due, à bord des navires, à une consommation excessive de riz blanc ou de nouilles instantanées, qui en manquent. Il s’agit selon les experts d’un signe avant coureur de négligence criminelle.

Au moins 24 travailleurs sur 14 navires de pêche chinois ont souffert de symptômes associés au béribéri entre 2013 et 2021, selon une récente enquête menée par l’Outlaw Ocean Project. Parmi eux, au moins 15 sont morts. L’enquête a également documenté des dizaines de cas de travail forcé, de vol de salaire, de violence, de confiscation de passeports et de privation de soins médicaux.

Bon nombre de ces crimes ont eu lieu en haute mer, au delà de la juridiction d’un quelconque pays. Mais de plus en plus de navires chinois pêchent dans les eaux territoriales de pays où la police n’est guère meilleure, parce que les gouvernements manquent d’argent, de gardes-côtes ou de volonté politique pour arraisonner et contrôler les navires.

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Pour aider à créer des emplois, gagner de l’argent et nourrir sa classe moyenne croissante, le gouvernement chinois soutient massivement son industrie de la pêche, avec des milliards de dollars de subventions pour la construction de navires ou l’achat de moteurs, ou encore avec des réductions sur le carburant. Les entreprises de pêche chinoises battant pavillon dans les eaux des pays les plus pauvres sont également éligibles à ces subventions. « La raison pour laquelle les Chinois subventionnent ces flottes n’est peut-être pas le poisson, selon Fernando Rivera, président de la chambre de l’industrie de la pêche argentine. L’aspect géopolitique est très important. »

À mesure que les flottes de pêche américaines et européennes ont diminué, les fonds pour le développement et les investissements commerciaux en Amérique latine, en Afrique et dans le Pacifique ont également diminué. Cela a créé un vide que la Chine comble dans le cadre de son programme de développement mondial Belt and Road Initiative (« la ceinture et la route »).

Entre 2000 et 2020, le commerce de la Chine avec l’Amérique latine et les Caraïbes est passé de 12 à 315 milliards de dollars, selon le Forum économique mondial. La Banque de développement de Chine et la Banque d’import-export de Chine, deux grandes banques publiques chinoises, ont accordé 137 milliards de dollars de prêts aux gouvernements d’Amérique latine entre 2005 et 2020. En échange, la Chine a parfois bénéficié d’un accès exclusif à un large éventail de ressources, des champs de pétrole aux mines de lithium.

Le domaine maritime constitue un front important dans les plans de croissance de la Chine, et comprend l’exercice d’un pouvoir non seulement sur la haute mer et les eaux contestées comme celles de la mer de Chine méridionale, mais également la consolidation du contrôle sur le transport maritime, la pêche dans les eaux territoriales étrangères et les ports à l’étranger. Les entreprises chinoises exploitent désormais des dizaines d’usines de transformation et d’installations de stockage frigorifique à l’étranger, ainsi que des terminaux dans plus de 90 ports de pêche ou d’expédition étrangers, selon une étude d’Isaac B. Kardon.

Bien que la plupart de ces entreprises passent inaperçues, certaines d’entre elles ont suscité la controverse.À partir de 2007, la Chine a accordé des prêts d’une valeur de plus de 1 milliard de dollars au Sri Lanka dans le cadre d’un projet visant à permettre à une entreprise publique chinoise de construire un port et un aéroport. L’accord a été conclu sur la base de la promesse que le projet fournirait des revenus plus que suffisants pour que le Sri Lanka puisse rembourser ces prêts. Cependant, en 2017, le port et l’aéroport n’étaient pas encore rentrés dans leurs frais, et le Sri Lanka n’avait aucun moyen de rembourser le prêt. La Chine a conclu un nouvel accord pour prolonger le crédit et lui donner le contrôle majoritaire du port et de ses environs pendant quatre-vingt-dix-neuf ans.

En 2018, une entreprise chinoise a acheté un terrain de 28 hectares à Montevideo, en Uruguay, pour construire un « mégaport » composé de deux quais d’environ 800 mètres de long, une « zone de libre-échange exonérée d’impôts », une nouvelle usine de glace, un entrepôt de réparation navale, un dépôt de carburant et des dortoirs pour le personnel. Le projet a finalement été annulé après des protestations locales, mais le gouvernement uruguayen a annoncé plus tard qu’il construirait le port  lui-même, avec des investissements étrangers, et l’ambassadeur de Chine,Wang Gang, a exprimé son intérêt pour la gestion du projet.

Plus récemment, en mai 2021, la Sierra Leone a signé un accord avec la Chine pour construire un nouveau port de pêche et une usine de transformation de farine de poisson sur une plage proche d’un parc national. En réponse, les organisations locales ont fait pression pour plus de transparence autour de l’accord, qui, selon elles, nuirait à la biodiversité de la région, selon un rapport de 2023 du Stimson Center.

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En Argentine, la Chine a fourni des milliards de dollars sous forme de swaps de devises, une bouée de sauvetage cruciale dans un contexte d’inflation galopante et d’hésitations croissantes de la part d’autres investisseurs ou prêteurs internationaux. La Chine a également promis ou réalisé 1 milliard de dollars d’investissements dans le système ferroviaire argentin, les barrages  hydroélectriques, les mines de lithium et les centrales solaires et éoliennes.

Pour Pékin, cet argent a créé toute une série d’opportunités commerciales. Mais il lui a aussi donné le type d’influence politique devenue d’une importance cruciale pour l’équipage du Lu Yan Yuan Yu 010, que les autorités argentines ont coulé en 2016 pour pêche illégale.

Les vingt-neuf hommes à bord du jigger chinois ont été sauvés. La plupart ont été récupérés par un autre navire de pêche chinois, le Zhong Yuan Yu 11, qui appartenait également à la CNFC et avait son propre passif de pêche illégale dans les eaux argentines. Ces hommes ont été ramenés directement en Chine. Cependant, quatre membres de l’équipage, dont le capitaine, ont été secourus par les gardes-côtes argentins,ramenés à terre et accusés de plusieurs délits, notamment de violation des lois sur la pêche,résistance à l’arrestation et mise en danger d’un navire des gardes-côtes, et assignés à résidence.

Roberto Wyn Hughes, un avocat qui défend fréquemment les entreprises de pêche chinoises, a déclaré qu’au cours de ces années, les autorités argentines n’ont généralement pas poursuivi les entreprises impliquées.Au lieu de cela, elles se contentaient de leur faire payer une amende, après quoi l’équipage était libéré. Le naufrage du Lu Yan Yuan Yu 010 a cependant été différent, car il a déclenché une tempête médiatique en Argentine et n’a pas pu être traité avec autant de discrétion. Les médias locaux ont raconté l’abordage par les Chinois et montré des images du naufrage.

Hugo Sastre, le juge saisi du dossier, a dans un premier temps justifié les accusations portées. Les officiers chinois ont mis « à la fois la vie et les biens du navire chinois lui-même ainsi que le personnel et le navire de la préfecture argentine en danger », a-t-il déclaré. Mais le ministère des affaires étrangères chinois a rapidement contrattaqué. Un porte-parole a déclaré aux journalistes qu’il avait de « sérieuses inquiétudes » sur le naufrage et que son gouvernement s’était engagé en faveur de l’équipage.

Trois jours plus tard, la position du gouvernement argentin a commencé à changer. Susana Malcorra, la ministre des affaires étrangères, a déclaré aux journalistes que ces accusations avaient « provoqué une réaction très préoccupante du gouvernement chinois ». Elle a expliqué qu’elle avait rassuré la Chine sur le fait que l’Argentine respecterait les lois locales et internationales. « Nous espérons que cela n’aura pas d’impact sur les relations bilatérales », a-t-elle déclaré aux journalistes. Quelques semaines plus tard, la justice argentine s’est également mise au pas. « Compte tenu du doute qui pèse sur les faits et sur la responsabilité pénale » du capitaine, lui et les trois autres marins seraient libérés sans sanction, a annoncé le tribunal. Le 7 avril, les quatre hommes ont été rapatriés en Chine.

En mai, la ministre des affaires étrangères argentine a pris l’avion pour Pékin, afin d’y rencontrer son homologue chinois,Wang Yi.Après leur rencontre, ce dernier a salué le « voyage de coopération globale » de leurs deux pays et promis une nouvelle hausse des investissements chinois en Argentine.Wang Yi a ajouté : « La Chine continuera de soutenir les efforts déployés par l’Argentine pour sauvegarder sa souveraineté nationale et son intégrité territoriale. »

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L’influence politique chinoise se manifeste également à bord des bateaux de pêche. Le cas de l’Argentin Manuel Quiquinte est révélateur.Au printemps 2021, Quiquinte, un membre d’équipage d’un jigger baptisé Xin Shi Ji 89, a contracté le covid alors qu’il était en mer. Propriété des Chinois, le navire battait pavillon argentin et naviguait dans les eaux argentines. Son équipage était constitué d’ouvriers argentins et chinois. Plusieurs jours après que Manuel Quiquinte est tombé malade, le capitaine argentin a appelé les propriétaires chinois pour leur demander si le navire pouvait accoster en Argentine afin qu’il soit soigné. Les responsables de l’entreprise ont refusé, et ordonné que le bateau continue à pêcher. Manuel Quiquinte est mort sur le navire peu de temps après, en mai.

Dans des documents judiciaires liés à sa mort, plusieurs membres d’équipage argentins ont expliqué que malgré la loi argentine interdisant aux non-Argentins d’être capitaines ou officiers supérieurs sur ces navires de pêche, la réalité est que l’équipage chinois prend les décisions. Même lorsqu’ils sont, sur le papier, de simples matelots, les Chinois décident si le navire entrera au port pour déposer un travailleur malade, comme Manuel Quiquinte. Les Argentins, même déclarés comme ingénieurs, ne sont pas censés toucher aux machines lorsque le navire quitte le port. « La seule chose que nous faisons est d’assumer la responsabilité de tout accident », a déclaré Fernando Daniel Marquez, l’ingénieur du Xin Shi Ji 89, dans les documents judiciaires.

Contactée par des journalistes au sujet de ce décès, la société mère du navire, Zhejiang Ocean Family, a déclaré que le membre d’équipage avait été testé négatif au COVID-19 avant de travailler à bord, mais qu’il avait effectivement contracté la maladie sur le navire et qu’il était décédé après que son état se soit rapidement détérioré. Ocean Family a déclaré que le navire appartenait à une société locale argentine dans laquelle Ocean Family a investi, et que c’est cette société locale qui a géré la situation.

Sur terre comme en mer, les Chinois utilisent diverses approches pour accéder aux eaux étrangères et contourner les règles destinées à protéger les intérêts locaux. Dans certains pays, ils vendent ou louent leurs navires aux locaux mais conservent le contrôle des

décisions et des bénéfices. Dans d’autres endroits où les gouvernements interdisent aux étrangers de pêcher dans leurs eaux, les entreprises chinoises paient des frais par le biais d’« accords d’accès ».Ailleurs, la Chine a contourné les interdictions imposées aux armateurs étrangers en s’associant avec les résidents locaux et en leur accordant une participation majoritaire.

En règle générale, environ un quart des travailleurs des navires de pêche appartenant à des Chinois opérant dans les eaux argentines sont des ressortissants chinois : c’est ce que montre l’examen d’une douzaine de registres d’équipage publiés par les médias locaux. Jorge Frias, président du syndicat des capitaines de pêche argentins, a expliqué que sur les navires battant pavillon argentin, ce sont les Chinois qui prennent les devants. Les capitaines sont argentins, mais les « maîtres pêcheurs », qui sont chinois, décident quand et où aller.

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Le fléau de la pêche illégale et de la surpêche n’est bien entendu pas né en Chine. Les flottes industrielles occidentales ont dominé les océans du monde pendant e

une grande partie du XX siècle, pratiquant une pêche non durable qui a contribué à la crise actuelle, explique Daniel Pauly, biologiste marin à l’université de Colombie-Britannique.

Les méthodes expansionnistes de la Chine ne sont pas non plus uniques dans l’histoire. Les États-Unis ont un long et tristement célèbre passé d’interventions à l’étranger lorsque des dirigeants commencent à ériger des lois hautement protectionnistes.Au cours des dernières décennies, la tactique du flagging in a été utilisée par les entreprises de pêche américaines et islandaises.

En 2021, l’Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée, un groupe de recherche à but non lucratif, a classé la Chine comme le plus grand pourvoyeur mondial de pêche illégale. Mais même les coupables les plus fréquents peuvent être des boucs émissaires faciles. Lorsqu’elle est critiquée dans les médias, la Chine réplique généralement, non sans raison, en rejetant ses critiques comme motivées politiquement et en accusant ses détracteurs d’hypocrisie.

La taille de la Chine, son omniprésence et ses mauvais résultats en matière de travail et de conservation marine suscitent des inquiétudes. Au Ghana, par exemple, les chalutiers industriels, dont la plupart appartiennent à la Chine, capturent plus de 100 000 tonnes de poissons chaque année, selon l’Environmental Justice Foundation en 2017, et les stocks de pêche du pays sont désormais en crise, les revenus des pêcheurs locaux ayant chuté de 40 % au cours des deux dernières décennies.

« Les propriétaires et les opérateurs de navires de pêche exploitent les pavillons africains pour échapper à une surveillance efficace et pour pêcher de manière non durable et illégale dans les eaux souveraines africaines », a écrit TMT, l’organisation à but non lucratif qui traque la criminalité maritime, ajoutant que les entreprises créent « une situation dans laquelle elles peuvent

exploiter les ressources d’un État sans restrictions significatives ni surveillance ». Dans le Pacifique, une inspection menée en 2024 par la police locale et les gardes-côtes américains a révélé que six navires sous pavillon chinois pêchant dans les eaux du Vanuatu avaient enfreint la réglementation qui oblige à enregistrer la quantité de poisson capturée.

En Amérique du Sud, la présence étrangère croissante dans les eaux territoriales attise l’inquiétude dans des pays comme le Pérou et l’Argentine. « La Chine devient le seul acteur, en supplantant les entreprises locales ou en les rachetant », estime Alfonso Miranda Eyzaguirre, ancien ministre de la production du Pérou. Pablo Isasa, capitaine d’un chalutier à merlu argentin, a ajouté : « Nous avons l’ennemi à l’intérieur comme à l’extérieur. »


  • Cette enquête a été réalisée par The Outlaw Ocean Project avec des reportages rédigés par Maya Martin, Jake Conley, Joe Galvin, Susan Ryan, Austin Brush et Teresa Tomassoni. Bellingcat a également contribué à cette enquête.)