Le 19 mai 1956 les étudiants algériens étaient appelés à faire la grève des cours et des examens et à rejoindre le maquis[1]. Ils ont répondu à l’appel et ont rejoint les rangs du Front de Libération Nationale[2] et de son armée, l’ALN. Leur engagement s’est avéré d’une valeur pratique et symbolique extrêmement précieuse dans la guerre de libération du peuple algérien. L’engagement des étudiants a en effet contribué de façon significative à faire évoluer le rapport des forces entre la France coloniale et l’Algérie combattante. Malgré leur petit nombre, les étudiants, dans tous les domaines de la lutte, ont augmenté la puissance de la révolution. La cohésion du peuple, sa santé, sa représentation, sa confiance en soi, partout les étudiants en ont été des graines fertiles, des rayons de lumière, des figures essentielles du combat d’un peuple assoiffé de liberté et déterminé à se défaire de l’enfermement, de la répression, de l’aliénation qu’il subissait depuis plus d’un siècle.
Les dirigeants étudiants de 1956 avaient fait leurs classes au sein du Mouvement national, plus particulièrement dans les rangs du Parti du Peuple Algérien (PPA). C’est dans ce cadre qu’ils ont acquis la culture politique militante, base solide de leur engagement dans la révolution. Il faut savoir qu’au sein du PPA, parti d’essence populaire, les étudiants étaient recherchés, appréciés et respectés. Certains accéderont même à la direction du parti, à l’instar de Lamine Debaghine, Chawki Mostefaï, M’hamed Yazid, Benyoucef Benkhedda, Belaid Abdesselam, Abdelhamid Mehri ou Hocine Ait Ahmed. Les étudiants de 56 agissaient dans la logique de leur engagement politique nationaliste, en harmonie avec le peuple en lutte.
Le 19 mai 1956 est non seulement une date glorieuse de notre histoire, mais aussi un événement qui contribuera à la formation de l’identité et à la pratique d’une révolution populaire, démocratique, à la pointe de la modernité révolutionnaire, une révolution menée par des dirigeants rationnels, éduqués politiquement, capables de saisir à tout moment les enjeux internes et externes de leur combat, des dirigeants capables de pensée et d’action collectives, doués d’une hauteur de vue qui leur a permis de garder le cap dans des circonstances extrêmement difficiles de la lutte contre une grande puissance, capables de rigueur et de la discipline sans quoi la révolution n’aurait pas pu aboutir et l’indépendance nationale n’aurait pas été obtenue.
Malheureusement pour l’avenir de la nation, dès l’indépendance, la direction de la révolution se divise, et une faction portée par «l’armée des frontières» s’empare du pouvoir au détriment des instances légitimes de la révolution, le CNRA[3] et le GPRA[4]. Le régime qui s’installe alors est d’emblée pris dans la contradiction de sa nature autoritaire d’une part, et, d’autre part, de la force propulsive de la révolution, la force d’un peuple animé d’un profond désir de dignité, de justice et de liberté, au sortir d’une atroce guerre de huit ans qui concluait une terrible domination coloniale de 132 ans.
Dans les années 60 et 70, période durant laquelle cette contradiction structure le champ politique de façon fondamentale, par leur acquisition du savoir et son application dans les différents domaines de la vie de la nation, les étudiants contribuent de façon concrète au développement du pays tout en luttant pour une autonomie politique que le régime ne permet pas.
Sous l’effet combiné de la massification des effectifs universitaires, des progrès rampants de la médiocrité, de la corruption et de l’aliénation culturelle, les étudiants des années 80 perdent complètement leur autonomie et leur pertinence dans la mesure où le régime renonce au développement et soumet le pays aux influences idéologiques et politiques (libéralisme frelaté et wahabisme) les plus opposées au développement du pays et aux valeurs de la société algérienne. Les universités se multiplient en nombre à travers le territoire national et perdent leur substance, leur valeur ajoutée et leur raison d’être. Les étudiants sont désarmés intellectuellement et embrigadés aux étages subalternes d’un système de gouvernance qui a désormais rompu avec l’ambition qui avait permis précédemment la libération nationale et puis la pose des premiers jalons administratifs et économiques d’un Etat en construction. A cette époque qui amorce le déclin du pays, les étudiants, et leurs enseignants, se fondent dans la masse des «nouveaux Algériens», consommateurs, chômeurs ou prédateurs, accablés par le poids de la dérive historique qui entraîne le pays vers la catastrophe des années 90.
La guerre intérieure des années 90 lamine toutes les valeurs, toutes les énergies et tous les espoirs d’une population livrée à elle-même, abandonnée par des «responsables» irresponsables. Les universitaires de cette période figurent en bonne place parmi les cibles privilégiées d’une terreur dont les effets restent à analyser. Une tâche qui revient précisément aux universitaires, à ceux-là mêmes qui ont été assassinés, exilés, humiliés et domestiqués dans un processus qui a manqué conduire la société algérienne au point de la rupture historique, au point du chaos perpétuel, au point de l’irréparable délitement.
A la faveur de la systématisation de la corruption et de l’hégémonie de l’esprit de soumission, les deux premières décennies de ce siècle ont donné à voir le triste spectacle d’un pays dont les enfants ne rêvent que d’exil, un pays où règnent l’ignorance, la médiocrité, la confusion intellectuelle, la détresse morale, le désespoir. Les universités ayant sombré dans le marécage du déclin, pays perdant le sens de l’histoire, de l’histoire de ses résistances et de ses combats qui lui ont permit de renaître et d’exister au rang des plus honorables après le succès de la révolution de novembre, les étudiants ont été humiliés, à l’instar du peuple tout entier, réduits à se voir comme inférieurs, incapables de participer à la grande discussion humaine des valeurs, des projets, de la volonté et de l’intelligence.
Et voici qu’en février 2019 la jeunesse algérienne offre aux yeux du monde, son intelligence réprimée, sa raison malmenée, son ambition moquée, et son immense courage. Sans le proclamer de façon solennelle, sans se conformer aux normes du passé, sans rechercher l’approbation de qui que ce soit, la jeunesse algérienne, et en son cœur les étudiants algériens, déclenche une révolution, deux générations après celle de leurs grands-parents. L’ambition de leur révolution n’est rien de moins que de fermer la parenthèse du régime de 62 qui a finalement conduit le pays à la faillite.
Aujourd’hui, les étudiants algériens sont dans l’épreuve, et d’abord l’épreuve de surmonter les handicaps et les obstacles mis sur le chemin de leur développement et de leur épanouissement. La génération précédant la leur, a vu le basculement des valeurs de la société. La rente et la corruption avaient réduit en poussière les valeurs du travail, du mérite, de la production, de la science au profit de l’opportunisme le plus vil, de la charlatanerie, de toutes les formes de l’abaissement de l’être et de la nation. Les Algériens qui continuaient de croire en leur pays, en leur culture, en leur capacité de construire un Etat et de se faire entendre du monde, les Algériens qui continuaient de croire en la décence, en la justice, en la dignité humaine, étaient l’objet du sarcasme dominant : naïfs, attardés, nostalgiques, illuminés.
Voici que du brouillard de l’idéologie dominante localement, sous-produit de l’idéologie des maîtres du monde, a surgi le peuple de février, la jeunesse méprisée, les «voyous» de la rue et des stades, la «plèbe rurbaine», la foule des dépossédés, des chômeurs, des harraga, des désespérés, et au cœur de cette jeunesse en ébullition, les étudiants d’aujourd’hui. Rescapés d’un système éducatif profondément déficient, survivant dans les ruines d’une université en ruine, ces étudiants révolutionnaires d’aujourd’hui, peut-être une minorité statistique, ont repris d’une main ferme le flambeau de leurs ancêtres de mai 1956.
Mais ils font face à des obstacles d’une nature nouvelle. Ils sont confrontés à des réalités autrement plus complexes que celles de la colonisation. Le camarade et l’adversaire sont des frères. Le champ intellectuel ne possède pas d’autonomie. Les instruments politiques sont factices. L’histoire est ignorée ou confuse. Les langages mêmes prennent l’eau du naufrage. Et pourtant, par les ruisseaux modestes de la transmission familiale, par la découverte, grâce à Internet plus qu’aux livres, d’éléments de culture, de science, d’histoire, par le génie propre de l’énergie et de l’intelligence de chaque nouvelle génération qui doit, pour survivre, rêver, inventer, oser et se révolter, ils se sont forgé une conscience révolutionnaire.
Les étudiants d’aujourd’hui ont franchi le pas de la révolution de février. Ils savent que leur vie, leur survie, leur avenir sont liés à son triomphe. Leur privilège est de posséder le minimum du savoir qui doit être mobilisé au service de leur peuple. Comme leurs ancêtres de 1956, ils savent qu’ils ont l’obligation d’être dignes de leur histoire. Une histoire infiniment plus profonde, plus glorieuse et plus riche que celle que le régime s’est efforcé de leur vendre.
Ces étudiants sont de plain-pied dans le monde et l’universalité. Ils ne peuvent pas être jugulés par le mensonge. Ils ont contourné l’obstacle de l’ignorance qu’on a mis sur leur jeune chemin. Ils méprisent naturellement le mépris dont on prétend les accabler. Ils renouent avec leur histoire, avec leurs héros, avec les valeurs les plus essentielles de leur société. Ils ont appris, seuls, à distinguer le vrai du faux, le bien du mal, le principal du secondaire. Dans la fulgurance des marches de la révolution populaire démocratique pacifique de février, ils on porté haut à travers le pays les visages de Ben M’hidi, de Boudiaf, de Hassiba Benbouali, de Ali La Pointe. Ils ont écrit les mots d’ordre les plus justes de cette révolution pour la liberté et la dignité.
Alors, en ce 19 mai 2021, il est extrêmement triste de voir que les étudiants, au sein de leur peuple en révolution, sont la cible d’une répression aussi violente qu’injustifiée, aussi injustifiée que stérile. La répression qui s’abat aujourd’hui sur les étudiants et les étudiantes, sur les enseignants et les enseignantes, sur les avocats et les avocates, sur les journalistes, comme sur les autres citoyennes et citoyens coupables de manifester pacifiquement leur volonté de changement, outre qu’elle est indigne de l’histoire d’un peuple fier qui, même vaincu militairement, n’a jamais renoncé à se battre pour sa liberté et à sa dignité, nous montre l’ampleur de la régression que ce régime a imposé au pays. Un régime qui semble ignorer que la force peut certes brutaliser l’intelligence, mais jamais la vaincre.
C’est pour cela que même si, dans les circonstances actuelles, les cœurs ne sont pas à la célébration, ils sont pleins d’espoir. Un espoir semblable à celui qui emplissait les cœurs de ceux qui ont fait le 19 mai 56, avec la foi du triomphe de la justice, et pour seule certitude, la conviction qu’ils faisaient la chose juste.
[1] La décision de lancer l’Appel a été une décision des étudiants prise en assemblée générale, une décision immédiatement approuvée par la direction du FLN à Alger (Abane et Benkhedda).
[2] Certains étudiants, ainsi que des lycéens, avaient rejoint le FLN et l’ALN avant le 19 mai 1956.
[3] CNRA : Conseil National de la Révolution Algérienne.
[4] GPRA : Gouvernement Provisoire de la République Algérienne.