Assis au premier rang, entre les actrices américaines Queen Latifah et Kirsten Dunst, le cinéaste Rachid Bouchareb n’a pas attendu longtemps avant de monter sur la scène de l’Auditorium du Culture Center de Djeddah pour recevoir le Prix de la Consécration pour l’ensemble de sa carrière. Il était le premier des artistes honorés par le Red Sea International Film Festival lors de la cérémonie d’ouverture de la cinquième édition, suivi de l’actrice française Juliette Binoche, du réalisateur hongkongais Stanley Tong (auteur de films avec Jackie Chan dans les années 90) et, last but not least, de l’immense acteur britannique Sir Michael Caine.
Une fois la cérémonie d’ouverture terminée, Rachid Bouchareb pensait passer une semaine « chill » et « relax » au soleil, entre spa dans un hôtel de luxe, une omra en famille et quelques projections en nœud pap’. Tel ne fut pas du tout le cas. En annonçant à Variety, le magazine américain des professionnels du cinéma, le sujet de son prochain film, à savoir les essais nucléaires de l’Armée française dans le Sahara durant les années 60 et leurs conséquences, l’emploi du temps du réalisateur s’est brusquement chargé.
Des partenaires du monde entier, intéressés par le projet, ont entamé avec le réalisateur des discussions pour prendre part à la production du film. Si les raisons du vif intérêt des Japonais pour le sujet semblent évidentes, l’enthousiasme des Américains est, pour le moins, étonnant. Qu’est-ce qui intéresse tant les Hollywoodiens dans cet épisode qui a marqué la fin de la colonisation française en Algérie ? Serait-ce parce que le président Trump a récemment décidé de reprendre les essais nucléaires ? Ou est-ce le succès inattendu du film de Christopher Nolan, Oppenheimer, sur le père de la bombe atomique, qui les laisse espérer, avec ce projet algérien, un potentiel commercial ?


Dans l’article qui lui est consacré, Variety met en exergue la volonté du réalisateur de lever le voile sur une problématique toujours d’actualité. L’action de ce film en préparation se déroule en 1960 et, selon le média américain, il mettra en scène un berger algérien contraint de travailler sur une base militaire après la confiscation de son troupeau de chèvres par l’Armée française. « À travers son regard, le film nous plonge dans un monde clos où ouvriers algériens et Touaregs nomades côtoient soldats et scientifiques français », précise Variety.
Mettre en lumière les mensonges de la colonisation
L’été dernier, alors que le scénario du film était en fin d’élaboration, Rachid Bouchareb a décidé de réaliser un court-métrage constitué d’images d’archives, principalement françaises, sur ces essais nucléaires. Édifiantes archives : les commentaires des militaires et des responsables politiques français de l’époque, le général de Gaulle en premier, assurant que tout a été fait pour préserver la santé des populations, illustrent à quel point la machine de propagande française pouvait être efficace.
Pour contrer les manifestations de protestation contre ces essais nucléaires et les mobilisations à travers le monde pour la fin de la colonisation française en Algérie (documents inédits), les militaires français ont fait appel à Hollywood afin de réaliser des films de propagande vantant, en pleine guerre froide, les essais « sécurisés » du général de Gaulle. Sans autres commentaires que ceux de l’époque, le court-métrage Boomerang Atomic a été présenté hors compétition à Venise cette année, avant de faire l’ouverture du premier Festival de Timimoun, consacré aux courts-métrages.

« Dans les archives françaises concernant les essais nucléaires, les Algériens sont absents. Pourtant, ils étaient des milliers à travailler sur la base », note le réalisateur dans son interview avec Variety. La fiction qu’il s’apprête à tourner permet de « combler ce manque », souligne-t-il. Rachid Bouchareb rappelle au passage qu’il a écrit et réalisé le film Indigènes en 2006 pour donner une visibilité à ces milliers de Maghrébins engagés pour libérer la France occupée par l’ennemi nazi, et réparer ainsi un « oubli » du cinéma français consacré à la Seconde Guerre mondiale.
Avec Reggane, titre de la fiction en préparation, le réalisateur assure vouloir réaliser un film majoritairement algérien, en dehors du système français du CNC, invoquant à cet effet sa volonté d’échapper aux contraintes linguistiques imposées par l’organisme français et son souhait de conserver une certaine flexibilité à ce sujet. « La colonisation s’est construite sur des mensonges. Ce qui m’intéresse, c’est de mettre cela en lumière, de découvrir tant de choses qui n’ont jamais été racontées, jamais écrites », déclare-t-il au média américain.
À peine trois jours après la publication de cet article, le site britannique Deadline, principal concurrent de Variety, apporte de nouvelles précisions sur le film : « Des producteurs américains et japonais en pourparlers pour le film Reggane, un drame sur les essais nucléaires français, réalisé par Rachid Bouchareb et financé majoritairement par l’Algérie », titre Deadline.


Les négociations avec la boîte de production Kingyo sont « très avancées ». Les Japonais ont d’ores et déjà acquis les droits du court-métrage Boomerang Atomic pour le Japon et d’autres territoires asiatiques, et ont manifesté leur volonté de prendre part à la production du film de fiction en préparation. Deadline nous apprend que parmi les films récents de Kingyo figure Dear Viet, l’histoire d’un homme né siamois avec son frère jumeau Viet en 1981, suite à l’utilisation de l’Agent Orange pendant la guerre du Vietnam. Ce film fait écho à l’histoire de Reggane.
Par ailleurs, Rachid Bouchareb confirme au site britannique que, malgré les négociations ouvertes avec des firmes américaines, le film Reggane restera majoritairement algérien, avec le soutien de l’Armée, qui fournira également un appui logistique pour les scènes militaires. « L’Armée algérienne me prêtera des avions et des hélicoptères des années 1960 », assure le réalisateur à Deadline.
Trois projets de films sur un même sujet
Après ces informations de Variety et de Deadline, relayées par les autres médias accrédités au Red Sea International Film Festival, quelles autres « exclusivités » Twala espérerait-il glaner sur ce sujet ? Pour obtenir d’autres précisions, d’autres détails, on s’est invité à tous les petits-déjeuners du réalisateur à l’hôtel Park Hyatt de Djeddah.
Le café, le jus d’orange, les viennoiseries coulaient à flot, contrairement aux informations sur le film que le réalisateur distillait au compte-gouttes. On finit par apprendre que cette histoire franco-algérienne intéresse au-delà de l’axe Dunkerque-Tamanrasset. Alors qu’il finalisait la première version du scénario, Rachid Bouchareb a reçu, de la part de son agent à Los Angeles, une proposition similaire. Un scénario américain finalisé sur le même sujet est donc en circulation à Hollywood. « Mon agent m’a contacté pour me demander si je voulais réaliser le film, j’ai décliné, je n’ai même pas lu le scénario de cette scénariste américaine pour ne pas être influencé. »
Jamais deux sans trois. Sur exactement le même sujet, un troisième projet est en gestation. Le réalisateur algéro-brésilien Karim Aïnouz (Le Marin des montagnes) développe lui aussi un film de fiction sur Reggane. Le scénario serait déjà prêt.
Hasard des coïncidences : les coproducteurs algériens du Reggane de Karim Aïnouz (les patrons de la société « 2 Horloges ») étaient présents à Djeddah… dans le même somptueux hôtel que Rachid Bouchareb !
Comme récemment pour Frantz Fanon, plusieurs projets venus d’horizons divers convergent soudain vers un même sujet, pile au même moment. Signe des temps d’un monde de plus en plus incertain face aux menaces des armes de destruction massive, ou premiers acquis des postcolonial studies ?
Encore quelques informations, pour qu’on puisse, à la manière de Variety et de Deadline, apposer la mention « Exclusif » ? Impossible d’avoir une idée du budget global de cette ambitieuse entreprise, sinon que le réalisateur franco-algérien a décidé de tourner le film en 65 mm, pour restituer à l’écran « toute la majesté du Sahara algérien ».
En ce qui concerne le scénario, on apprend que l’écrivaine Kaouther Adimi a été mise à contribution (comme ce fut le cas pour Nos Frangins, le précédent film de Bouchareb sur l’assassinat de Malik Oussekine). Le scénario et les dialogues seront cosignés avec le scénariste Olivier Orlelle, complice de longue date du réalisateur (Little Senegal, Indigènes, London River, La Voie de l’ennemi).
Pour la distribution, un casting aura lieu en Algérie après le ramadan, avec Fouad Trifi (directeur de casting de l’agence Wojooh), qui sera par ailleurs l’un des assistants du réalisateur. On ne sera pas les premiers à annoncer que l’acteur franco-tunisien Sami Bouajila campera le rôle principal, et on n’a toujours pas le droit de citer le nom de la guest star pressentie pour jouer le rôle de la reine targuie, car les pourparlers sont en cours (on dit « en talks » dans le jargon des industriels du cinéma) avec la très bankable actrice franco-algérienne — mariée à un acteur franco-algérien tout aussi bankable, soit dit en passant. Mais, comme promis, on ne cite pas le nom tant que la star n’a pas signé…
De toute façon, ce n’est qu’un petit rôle : le berger prétendant n’aura pas le temps de faire la nouba avec la Queen targuie et ne réalisera pas son rêve de devenir pêcheur à Oran. Il sera « réquisitionné », lui et son troupeau de chèvres, par l’Armée française pour « participer » à des « tests scientifiques »…
Il n’y a pas que les Américains et les Japonais à avoir manifesté leur intérêt auprès de Rachid Bouchareb : des partenaires européens (Belgique, Italie, France), tunisiens et saoudiens sont en « talks » avec le réalisateur. Main-d’œuvre spécialisée, lieux de tournage équipés, studios de mixage augmentés, sociétés d’effets spéciaux : ce projet attire du monde et des convoitises. Mais le réalisateur tient absolument à tourner en Algérie un film « algérien ».
« L’Algérie a quasi entièrement financé un de mes premiers films, Cheb, quand personne ne voulait de moi en France. J’ai un devoir de loyauté vis-à-vis de ceux qui m’ont donné l’opportunité de faire mes premiers pas dans la réalisation », dit-il pour balayer d’un revers de main nos questionnements sur les problèmes logistiques et humains qu’il pourrait rencontrer en Algérie pour ce genre de grosse production. « Tourner ce film ailleurs qu’en Algérie n’aurait aucun sens », juge-t-il.
Décontaminer le site et pacifier les mémoires
Indigènes, son film le plus populaire, réalisé il y a vingt ans, avait tellement ému le président Chirac que celui-ci décida de revaloriser les pensions des anciens combattants étrangers, gelées depuis 1959. Autres temps, autres ambiances : avec le projet Reggane, Rachid Bouchareb (71 ans) espère que la France et le monde reconnaîtront « ce désastre humanitaire et environnemental ». Pour le réalisateur franco-algérien, « la France doit participer à décontaminer le site ».
Néanmoins, il regrette que le projet qu’il porte depuis cinq ans commence à se concrétiser dans un contexte de crise sans précédent entre la France et l’Algérie, y compris sur les questions mémorielles. « Il faut décontaminer les sites radioactifs, soigner les malades, pacifier les mémoires, mettre en lumière les non-dits de la guerre », dit le réalisateur, qui croit encore qu’un film peut améliorer le réel.
Quand on lui demande comment il réagit aux articles de Variety et de Deadline, il remarque ceci : « Tous les articles parlent d’essais nucléaires en Algérie, c’est ce qui m’a le plus frappé, alors que moi je dis à chaque fois “explosions” de bombes atomiques en Algérie, quatorze au total, dont une avec une puissance équivalant à quatre fois celle larguée par les Américains sur Hiroshima. Si mon film pouvait juste rectifier l’expression “essais nucléaires”… »