- Six ans après votre téléfilm “les rues d’Alger” (2001), diffusé sur l’ENTV, vous avez réalisé « Men’s Affair”, une histoire d’un détective algérien aux États-Unis. Des policiers et détectives aux renseignements, ça vient d’où ce goût pour les thrillers?
Pour moi, ce sont des sujets importants et délicats, autant pour l’information que l’aboutissement strict des scénarios et des histoires à bien ficeler et raconter. Dès mon jeune âge, je voyais mon défunt père lire des romans policiers et d’espionnage, comme la série SAS. Bien plus tard, j’avais appris par le biais de ma chère mère qu’après leur mariage, mes parents avaient rendu visite à Si Abdelhafid Boussouf à Tunis, en 1965. Hasard ou providence ?
Franchement, je ne sais pas…face à toute la saga sur le MALG (Ministère de l’armement et des liaisons générales) ! Le goût pour ces sujets vient de mes influences cinématographiques, comme le style policier/social américain, surtout des années 1970, et toute la génération des enfants du cinéma indépendant comme John Schlesinger, Martin Scorsese, Sidney Lumet, William Friedkin, F.F. Coppola, Akira Kurosawa et tant d’autres.
Le téléfilm “ Les rues d’Alger” fût un essai à l’époque. Disons une prospection, non aboutie. Je l’aurais fait différemment aujourd’hui, avec un meilleur scénario et plus de moyens techniques. Pour “Men’s Affair”, ce fût pour moi un succès et j’avais pu intéresser Canal+ Overseas. Après cette aventure, l’histoire personnelle m’a interpellée à revenir sur les traces d’une « family affair » en Algérie décimée depuis 40 ans ! Je me suis promis de raconter cette histoire sur le renseignement, quels que soient les moyens. Je pensais que cela demanderait deux à trois ans. Cela a pris 10 ans ! faute de fonds pour ce genre de travail, d’encadrement et de réel “business plan”.
Ce que j’en retiens, c’est d’avoir rendu la mission de ce travail possible ! Cela m’a permis de rencontrer des hommes d’exception. C’est encore une fois, comme je l’avais dit, la plus belle aventure humaine que j’ai vécu avec les aînés !
- Après votre dernier long métrage “Men’s Affair”, comment l’histoire de ces huit documentaires a-t-elle commencé? Est-ce une histoire d’espionnage qu’il fallait raconter? Ou est-ce une « Family Affair », les deux familles: la petite et la nation?
C’est une « family affair », puisque les concernés ont disparu il y a plus de 40 ans. J’ai commencé à chercher des enregistrements de la voix de mon père, Abdellah Benyekhlef, qui avait créé le service sportif de la Radio nationale en 1965 dans lequel il était chroniqueur.
Cherchant désespérément sa voix, j’ai décidé par empathie de rendre hommage à tous ceux dont on a effacé tout passage de l’Histoire ! Ce fût ma seule motivation, jusqu’à l’aboutissement de mon travail, aujourd’hui.
Pour la famille Benyekhlef, ce combat dure depuis 172 ans ! Et il me fallait raconter cela à travers une première partie: la saga du MALG.
Puis viendra l’intérêt pour mon grand-père Si Lehbib Benyekhlef (ndlr: sous la couverture de délégué du CICR/CRA, il avait à son domicile »Dar Benyekhlef » toute l’organisation du MLGC/ MALG) dont la tombe a disparu au cimetière de la commune d’Ain Taya où il résidait à l’époque. Ces deux éléments m’ont interpellé sur l’urgence de laisser une trace de cette histoire méconnue du public algérien. J’ai décidé alors d’aller à la source du renseignement, des bases-arrières, de l’État-major général et de mettre en lumière ce qui existait il y a 65 ans.
En 2008, j’ai commencé donc à remonter la filière du MALG, grâce à Mme Hafida Benchehida, ancienne militante de la première heure au sein de l’AN/MALG et de la Wilaya 5.
- Comment s’est passé votre travail avec les Malgaches?
Cela s’est bien passé. J’aurai pour toujours envers eux un respect inconditionnel. Je regrette que les aînés de cette organisation n’aient pas pu témoigner, et ce, pour diverses raisons: décès prématuré de certains, temps et moyens pour d’autres…etc.
- Vous dites que vous avez consulté des archives et de la documentation, quels type d’archives possède l’association du MALG?
Le président de l’Association a conservé des archives (lettres et rapports) qui lui ont été remises au coup d’État de l’EMG, face au GPRA. Il en a fait bon usage en les protégeant. Il les a mis en partie à ma disposition.
Ce travail de documentaires a été fait de façon transversale par la suite. J’ai réfléchi à simplifier la compréhension de cet organe révolutionnaire et de rendre les sujets accessibles à tous. De donner un ton pédagogique, pour les jeunes générations.
Mon travail parallèle technique et scénaristique fut difficile, car je devais produire une histoire sur plusieurs départements, à partir des rushes, dans le désordre et produire ainsi des sujets clairs, pour chacun des 8 documentaires.
- L’historien Mohamed Harbi, dans son livre « FLN, mirages et réalités », écrivait que Abdelhafid Boussouf est le père de l’État Algérien, et pas juste des services. La wilaya V était la mieux structurée, la mieux préparée pour construire un pays. Qu’en pensez-vous?
L’historien Mohamed Harbi à entièrement raison sur le défunt Abdelhafid Boussouf. Les événements qui se sont succédés auraient été certainement différents post-indépendance sans lui. Il faut souligner aussi la qualité des éléments du GPRA. Je ne peux m’empêcher de penser à Abdelkader Chanderli, M’hamed Yazid, Ahmed Boumendjel, Ahmed Francis et d’autres de cette poignée d’intellectuels politisés, parfaitement trilingues et faisant face à tout l’occident !
La Wilaya V représentait le tiers de l’Algérie. elle a été la sève de la Révolution. Pourtant, à l’école algérienne où j’ai fait ma scolarité, rien de tout cela n’apparaît dans les manuels scolaires. Pourquoi les leaders politiques se sont déplacés en Oranie si ce n’est pour échapper à la délation, aux SAS et à l’armée française, fortement présente à l’est du pays ? Ces mêmes leaders ont pu dans l’Oranie, rester dans la clandestinité, trouver l’aide appropriée face aux renseignements du SDECE actifs en Algérie.
La première résistance de la Wilaya V fut l’instruction de la population du nord par le biais des écoles communales/militaires et les medersas. La proximité du Maroc, où l’enseignement secondaire et universitaire pouvait se faire dès le début du 19eme siècle, car les Algériens avaient un autre statut en territoire marocain. Ils n’étaient pas considérés comme “indigènes”, mais comme “deuxième français” ou « francis” en arabe. C’est ce statut qui servira allègrement toutes les bases-arrières de la Révolution. L’armée française en Wilaya V a compris qu’il fallait agir plus et pour cela elle a consolidé la base principale aéronavale de L’Artigue (Mers El Kébir) qui servira pour le déploiement de l’armée sur toute l’Oranie et le sud algérien.
- Vous vous considérez comme un “Boussouf Boy” et les agents du MALG comme les “Marlon Brando de la révolution algérienne ». Ce côté esthétique de la chose ne vous a-t-il pas tenté pour faire de la fiction, plutôt que le documentaire pour traiter cette histoire?
Je me considère comme un Boussouf Boy ! J’adore cette appellation. Je le suis devenu malgré moi, en me “frottant” aux hommes de l’ombre !
Dans la trilogie que je prépare, un film de 7h30, il est indéniable que je parlerais de Abdelhafid Boussouf et de la relation des services de renseignement avec la Chine, l’ex-URSS, les Etats-Unis, et par la même occasion de Messaoud Zeggar, de Rouai Mohamed alias “Tewfik” , de Meliani Mnouar alias” Djamel” qui agissaient entre Rome, Madrid, Genève, le Soudan et le Caire pour les besoins de la cause algérienne.
Je prépare dans ce sens un autre sujet poignant, inspiré de faits réels sur le grand et défunt Mansour Rahal, qui fut un des rares rescapés, en tant qu’opérateur radio et secrétaire général de la Wilaya I (dans les Aurès) avec le colonel Tahar Zbiri, Mohamed-Salah Yahiaoui, Boumediene Rahali et Mostefa Merarda. Mansour Rahal avait à peine 19 ans. Il eut à traverser toute l’Algérie d’ouest en est en partance de Oujda (Maroc), durant trois mois!
Ce film est soutenu avec l’aval de la famille Rahal, avec laquelle je travaille sur l’adaptation partielle du livre autobiographique « Les maquisards ». Cette trilogie aborde non seulement la lutte de libération, mais la guerre psychologique et économique post-indépendance, avec comme apogée la nationalisation des hydrocarbures le 24 février 1971. Des hommes, encore une fois, qui ont été des acteurs de ces négociations et qui sont restés dans l’oubli. Je nommes Chérif Guellal et Rachid Tabti.
Cette trilogie aura un impact sur les nouvelles générations avides de véritables héros, qui hélas ont terminé leurs vies d’une manière très modeste pour certains, sans reconnaissance pour d’autres.
- Quelle était votre marge, de réalisateur-artiste, devant des heures de rushes de témoignages historiques? Êtes-vous là pour raconter l’underground de l’histoire ou bien de participer au cumul des efforts?
Excellente question. Je n’avais pas mesuré le travail qui m’attendait après avoir vu des rushes de plus de 20 heures de témoignages, je vous l’avoue, j’ai paniqué !
Durant un an et demi, j’ai ressorti ce qu’il y avait de meilleur, de plus important dans les témoignages. Il me restait d’organiser les différents services et de créer un scénario pour chacun des sujets, sans aucune feuille de route, sans comprendre qui faisait quoi et dans les différentes structures.
Ce fut un travail extraordinaire de sens, drastique d’efforts et d’analyse face à l’Histoire, pour consolider une timeline. Les efforts se faisaient par eux-mêmes, mais le plus important était de façonner une fresque, un tableau fait de couleurs, de légendes et de mettre enfin une fierté algérienne supplémentaire à l’écran.
Une partie de ce travail était d’observer les photos qui elles aussi ont une autre histoire à raconter ! Rien n’a été mis par hasard dans les documentaires concernant la photographie. Les images, leurs témoins, sont reliés par le symbolisme et l’iconoclasme du langage cinématographique au plus haut de son apogée !
- Houari Boumediene, membre de la wilaya V, est-il évoqué dans vos documentaires? Dans quelle mesure?
L’ancien Président Houari Boumediene est évoqué par des photos et par des témoins d’une manière succincte et bien sûr avec respect. Il doit y avoir une forte raison et pour cela, il faut revenir au 2 Juillet 1962. Je pense que le GPRA, protégé par les services de la Révolution, en l’occurrence au sein de ce même Ministère Abdelhafid Boussouf, ont payé le prix par la suite des événements.
- Boussouf, après l’indépendance, s’est converti aux affaires. Était-ce un cheminement naturel ou bien aurait-il pu jouer un rôle dans les affaires politiques de l’Algérie indépendante?
L’Algérie a malheureusement l’art et la mauvaise manière de remercier ceux qui l’aiment le plus ! Abdelhafid Boussouf n’a rien demandé à l’Algérie, comme tant d’autres révolutionnaires, qui ont mis ce train révolutionnaire en marche.
D’autres a contrario, ont fait de l’Algérie une vache laitière, qui finira par devenir un jour folle.
- Pourquoi le choix de Youtube pour la diffusion de votre travail, après deux avant-premières en Algérie?
Après plusieurs difficultés, récurrentes dans la bureaucratie et des “mauvaises” décisions, J’ai décidé de rendre mon travail accessible au public algérien. Après tout, c’est l’argent du contribuable qui a permis de faire ce travail, c’est à lui seul que revient cette diffusion, en exclusivité internationale.
Je suis fier que les Algériens dans le monde, aient accès aux documentaires sur le MALG. Que l’Histoire des familles algériennes du Maroc soient connues pour leurs engagements volontaires, sans aucune contrainte, vu qu’ils vivaient dans l’aisance. Je leur rends hommage par la même occasion et en particulier aux anonymes qui sont restés dans l’ombre depuis très longtemps.
- Avant ce chantier de documentaires sur le MALG, vous avez réalisé deux fictions. Une pour l’ENTV qui est un téléfilm et l’autre dans le cadre l’année “Alger, capitale de la culture arabe 2007”...
Comme nous ne sommes pas un pays de cinéma, il m’a fallu revenir en Algérie pour raconter ce que je connais le mieux, revenir et définir mon identité. C’est un des critères premiers, que les Américains respectent pour pouvoir intégrer l’industrie du cinéma. Ayant fait un faible téléfilm “ Les rues d’Alger”, j’ai généré un autre axe durant « Alger Capitale Arabe de la culture en 2007 » avec “ Affaire d’Hommes” qui à l’origine devait se tourner en Algérie. Passons les détails, j’ai pu réaliser le film aux USA. A New York tel que je l’ai connue dans le sillage de l’époque de “Serpico” de Sidney Lumet.
Le résultat était satisfaisant, j’avais dès lors tous les ingrédients pour persévérer dans le cinéma aux USA. Hélas, le destin m’a amené à chercher tout simplement le parcours de mon grand-père et de ma famille ! Les portes du passé m’ont interpellé, l’importance de l’Histoire et plus particulièrement, dans cette histoire atypique, folle et originale, j’ai décidé de retrouver tous les hommes qui avaient séjourné, côtoyé ou connu Si Lehbib Benyekhlef !
“Dar Benyekhlef” fut le QG de l’état-major général, de la genèse de la naissance des services de renseignement et le passage obligé, de tous les leaders de la Révolution. Je devais servir à cet effet mon pays ! Et je pense l’avoir fait tout ce temps-là.

- Est-ce difficile de faire des films aux Etats-Unis, sans avoir recours à chaque fois à son pays?
Ce n’est pas difficile si on persévère. Je serai prêt à le faire prochainement par une grande collaboration avec des amis aux USA qui m’ont encouragé à conquérir le marché américain. J’y arriverai !
- Aujourd’hui, il y a une nouvelle génération de documentaristes algériens qui travaillent depuis au moins dix ans. On pense à Hassan Ferhani, Djamel Kerkar, Karim Sayad, Bahia Bencheikh-El Feggoun. Il y a d’autres initiatives organisées depuis presque 15 ans, comme les ateliers de Cinéma Mémoire animés par la réalisatrice Habiba Djahnine. Que pensez-vous de ce champ -encore précaire- du cinéma en Algérie? Où est-ce que vous vous situez par rapport à votre communauté de cinéastes ?
Je suis déconnecté de ma communauté de cinéastes et de toutes les manifestations dans ce sens. Je me définis comme un cinéaste indépendant. J’ai découvert un être exceptionnel, Nabil Djedouani qui fait un travail remarquable sur la préservation du patrimoine cinématographique Algérien. Il fait aussi son cinéma et j’aime bien ce qu’il fait.
Pour le cinéma algérien, je suis rarement surpris par les histoires que l’on propose. Vu que je suis extrêmement cinéphile, je remarque souvent du plagiat. Donc je préfère voir ce qui se fait ailleurs dans le monde: Palestine, Turquie, pays nordiques (Suède, Norvège, Finlande), Asie et aux USA. Le cinéma algérien est souvent exotique, imposé par les pays européens.
Je raconte une Algérie autre, celle qui est en moi, celle qui m’appartient, avant de séduire mon public !
- Avez-vous vu Abou Leila, de Amine Sidi Boumediene?
Amine Sidi Boumediene est un réalisateur remarquable. Je l’ai vu dans sa manière de tenir sa caméra, avec la bande-annonce proposée de Abou Leila. Son calme et sa réserve dans certaines interviews montrent la naissance d’un grand.
Hélas, je n’ai pas encore vu le film aux USA dans les salles ou sur les plateformes VOD. Je le verrais avec plaisir dès qu’il sera disponible.
- Pouvez-vous nous parler de votre aventure américaine. Comment vit Amine aux USA post-Trump?
Amine-Kais a pris un peu de poids. Je suis confiné, mais ce n’est pas une torture. Je vivais déjà de cette manière, en observant tous les environnements de la vie avec distanciation. Ce qui me manque, c’est de revoir ma famille et mes amis et de discuter sans avoir à mettre de masque. Il faudra s’y faire. Cette situation a donné une grande importance à la nécessité de valoriser l’amour dans ce monde. C’est la leçon que je retiens.