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Fanon et la vitalisation des imaginaires

De la littérature au cinéma, de l’art contemporain aux installations les plus audacieuses, l’ombre de Frantz Fanon continue de traverser les imaginaires du monde entier. Cet article de Seloua Luste Boulbina explore la vitalité créative exceptionnelle de son héritage et montre comment sa pensée, toujours brûlante, inspire encore artistes et écrivains.


Frantz Fanon, délégué du Gouvernement provisoire algérien (GPRA) lors de la Conférence de solidarité afro-asiatique à Conakry (Guinée), avril 1960.

« Certaines images sont porteuses de mémoire au-delà de ce qu’elles représentent. »[1]

Frantz Fanon a inspiré des générations de lecteurs. Il est devenu un auteur phare des Postcolonial et decolonial Studies. Il a été abondamment commenté. Les universités américaines ont vu fleurir de nombreux ouvrages consacrés à son œuvre et à son action. Les études académiques françaises l’ont longtemps négligé. Des années durant, il n’y pas été enseigné. Fanon ne s’était-il pas engagé aux côtés des Algériens, adhérant au FLN ? En Algérie, il a été considéré comme un martyr de la Révolution. Fanon est aussi une icône. Il est représenté dans la même pose, au même âge, à partir du même cliché photographique, tel qu’on le voit aujourd’hui sur la plupart des couvertures de Peau noire, masques blancs, tel qu’on peut aussi le découvrir dans le double portrait peint en 2013 par Kehinde Wiley, Jean-Paul Sartre et Frantz Fanon.

Car Fanon a aussi nourri des imaginaires. Et c’est cela, peut-être, qui constitue sans doute son legs le plus important, que ce soit sur le plan de la théorie ou de la pratique, de la politique ou – c’est moins connu – de l’art contemporain. La pensée de Fanon irrigue, aujourd’hui encore, la créativité des artistes et des écrivains. Sa mémoire est d’une vitalité créative exceptionnelle dont peu d’auteurs jouissent. Voici un aperçu – car un panorama demande l’exhaustivité – de l’inspiration fanonienne, qu’elle s’incarne discursivement ou plastiquement.

Fanon entre en littérature : le Projet Fanon

En littérature, pour en donner un exemple, Fanon est, nommément, à l’origine du Projet Fanon, publié en 2013 par l’auteur afro-américain John Edgar Wideman[2]. Qui ne voudrait, à la suite de Fanon, révolutionner le monde et changer l’ordre ancien ? Qui n’aurait pas aimé pouvoir le rencontrer ? Ces interrogations dans la tête, l’écrivain, grandi dans le ghetto de Pittsburg, imagine un personnage, Thomas, consacrant un livre, plus exactement un scénario, à son auteur fétiche, Fanon !

Thomas remonte le temps et parcourt la France à la recherche des traces du héros auquel il s’est identifié, rêvant que Jean-Luc Godard lui consacre un film. Fanon, dans ce livre, ressemble à ce qu’il a été, un passeur. C’est pourquoi le narrateur dit son désir de ressemblance : « Je voulais devenir un écrivain qui dirait la vérité sur la couleur et l’oppression, qui dénoncerait les mensonges colportés sur les races et révèlerait la façon dont on emploie le concept de « race » pour détruire les gens. Je voulais devenir quelqu’un, quelqu’un d’une honnêteté sans faille, redouté comme Frantz Fanon, qui par ses paroles et ses actes pourrait démarrer une révolution, pourrait – qui sait – contribuer à libérer le monde du fléau du racisme. »

C’est ainsi que, prenant conscience de l’ampleur de la tâche, Thomas se limite au « Projet Fanon », projet d’une écriture des échecs plus que des succès, des défaites plus que des victoires : « si je ne pouvais vivre ta vie, ne pourrais-je l’écrire ? ». S’ensuit une réflexion sur monde réel et monde imaginaire. Se complètent-ils ? S’opposent-ils ? Sont-ils dissociés, entremêlés ? A défaut d’une guerre d’indépendance nationale, restent les combats privés, hantés par l’humilité d’avoir à remplir une mission impossible. Suivent la réception d’une tête dans un paquet et quelques considérations sur la peinture. Fanon est entré dans la littérature par la grande porte.

Fanon apparaît dans un film de fiction : Black Skin, White Masks

Fanon a également irrigué des travaux d’artistes, des films, des installations. En 1996, le britannique Isaac Julien dévoile son Frantz Fanon, Black skin, white mask. Il propose, en guise d’hommage, un film à première vue grandiloquent et kitsch, qui souligne emphatiquement la prose fanonienne. Cependant, son approche de « l’ange vengeur d’une période troublée » témoigne de l’effet d’une terrible séduction de l’homme et de l’œuvre.

Le document se met au service de la fiction pour faire renaître le choc esthétique et politique produit par Fanon sur ses lecteurs anglophones, tant il est vrai qu’il a beaucoup plus été étudié en Grande Bretagne et aux Etats-Unis qu’en France, où la guerre d’Algérie a représenté un obstacle épistémologique empêchant tout travail de réflexion véritable sur l’Algérie et sa lutte pour l’indépendance. De multiples entretiens visent à cerner la personnalité de celui qui était autant homme d’action qu’auteur, aussi algérien que martiniquais. Le film lui-même est-il un documentaire ou un film d’artiste ? Les documents d’archive alternent avec les scènes jouées. Isaac Julien fait jouer un comédien, mais sollicite également des penseurs contemporains qui appartiennent à la « galaxie Fanon » : Homi Bhabha, Stuart Hall, Françoise Vergès.

Le propos du réalisateur est en effet ambitieux : « Quand je travaillais à Frantz Fanon, peau noire, masque blanc (1996), confie-t-il, je me demandais comment réconcilier les différentes interprétations, souvent contradictoires, de Fanon. Il vécut tant de vies en si peu de temps ! Il me fallait innover et trouver le moyen de traduire visuellement sa dimension poétique. Brillant analyste, c’était aussi un homme qui avait des idées très étranges. Fanon a expliqué avec une grande clarté ce qu’était l’expérience d’être Noir et comment cela a joué un tel rôle dans l’imaginaire des Noirs comme des Blancs. Je voulais représenter ce qu’est une pensée sophistiquée du fantôme pervers et irrationnel du concept de race, si brillamment exposé par Fanon. Je voulais en restituer la beauté terrifiante, la rendre obsédante… »

Fanon s’installe à la Ferme du Buisson : Orphelins de Fanon

On comprend que les textes, et leur style enflammé, aient pu marquer les esprits au point de générer des hommages extrêmement variés. Qu’est-il devenu pour la postérité ? C’est l’interrogation soulevée par un artiste passionné par l’histoire coloniale et postcoloniale. « Comment la pensée de Fanon nous a-t-elle accompagné, ou au contraire manqué, tout au long des cinquante années qui nous séparent de sa disparition prématurée ? Comment réinventer nos lectures de Fanon, mais aussi nos pratiques de sa pensée ? » Telles sont les questions que Mathieu Kleyebe Abonnenc, artiste français ayant grandi en Guyane, soulève dans « Orphelins de Fanon » (2012). 

Ce titre magnifique est emprunté à l’écrivain Sud-Africain Lesego Rampolokeng, un enfant de Soweto, qui disait vouloir « tirer sur les Anglais avec des balles britanniques ». Hanté par Fanon, cet écrivain, dramaturge, poète et performeur a consacré en 2002 une pièce à Fanon : Fanon’s Children. Deux ans plus tard, le fondateur de la revue Chimurenga, Ntone Edjabe, consacrera un numéro à Fanon intitulé Orphans of Fanon. Mustapha Benfodil a été invité à y contribuer créant ainsi un axe littéraire Alger – Johannesburg (ou l’inverse).

Abonnenc part de Stuart Hall et de ses interrogations de 1995 : « Pourquoi Fanon? Pourquoi son nom commence-t-il, après tant d’années d’un relatif désintérêt, à alimenter un débat intellectuel aussi vif, et à attiser une fois de plus autant de controverses ? Pourquoi en cet instant précis, dans une telle conjoncture ?» L’artiste se dit intéressé par le lien entre l’Afrique et la Caraïbe et par le soutien que les intellectuels guyanais ont apporté aux luttes d’indépendance des pays africains lusophones.

Toutefois, ajoute-t-il, l’exposition « Orphelins de Fanon » traite moins de Fanon que des gens qui ne l’ont pas connu. Je pense à des gens comme Walter Rodney ou Maurice Bishop, qui sont à la fin du panafricanisme. Ils mènent une révolution dans les années 80 au moment où le panafricanisme a été tué par les puissances occidentales.» Un théâtre d’ombres chinoises est dédié à Aaron Douglas « (Présent à l’Amérique) ». L’installation mêle l’image et le son, les dessins et les objets, les voix d’aujourd’hui et la pensée d’hier. À la Ferme du Buisson, centre d’art et de culture, le public est orphelin.

Fanon devient un être de papier : The System needs an update

Ces pièces montrent la porosité des travaux théoriques et de leurs représentations sensibles. En effet, ce ne sont pas seulement les choses qui sont représentées, mais les mots voire les idées. Ce que Fanon fut, ce qu’il publia, ce qu’il fit, sont autant de canaux de transmission d’un être, d’un texte, d’une action et enfin d’une solidarité encore inaccomplie. Car « chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte ». Cette profession de foi a imprégné l’imaginaire algérien, pris entre Europe et Afrique.

Cette phrase-manifeste de Fanon a ainsi nourri Mustapha Sedjal. « The system needs an update» (Le système a besoin d’une mise à jour) » (2014) : quand l’artiste algérien expose le travail que lui a inspiré le premier livre de Fanon, une thèse de psychiatrie refusée par l’institution académique, il choisit de montrer des feuilles de papier blanc. Froissées ou trouées. Des formes s’y dessinent : des mains, le visage de Fanon. Des citations soulignent la visée : faire triompher la dignité de l’esprit. Ces feuilles, il faut les toucher pour saisir ce qui s’y passe. Y sont poinçonnés à l’aiguille des dessins quasi invisibles dont le relief reste perceptible à la surface. Ce sont des espèces de scarifications ou de stigmates dont une peau – ou une surface – porte la trace.

« Étant Algérien vivant en France, dit-il, je réfléchis avec ma culture, mon identité algérienne, tout en lui donnant une dimension universelle (…) En utilisant des médiums très contemporains, la vidéo, la photo, les néons, j’essaye de tramer, de construire quelque chose, tout en restant enraciné dans une culture africaine, dans mes racines. […] Je suis un passeur entre deux cultures. »

Ce passage qu’évoque l’artiste constitue le lieu même de l’auteur qu’est Fanon : celui-ci évolue et réfléchit dans un entre-mondes. Il est à la fois psychiatre martiniquais et nationaliste algérien, il est entre les Antilles et l’Afrique, il est enfin entre la France métropolitaine et ses colonies. Il est trait-d’union dans l’absolue nécessité de (ne pas) coïncider avec soi-même.

Comme le dit Simon Njami, « le saisissement d’être vu a fait naître la nécessité, pour l’Afrique de se penser elle-même et de lancer dans l’expérience existentielle que représente l’invention des références débarrassées des scories d’une histoire dont elle fut longtemps absente. (…) Ne plus coïncider avec soi-même représente sans doute l’éveil à la conscience artistique. Cela signifie tout d’abord que nous sommes capables de prendre avec nous-même cette distance indispensable à toute réalisation. D’où l’importance, de trouver un langage adapté à l’expression d’un monde de sensations en harmonie avec une histoire qui débouche sur un projet original. (…) L’existence d’une création contemporaine en Afrique est à ce prix. » Il pointe ainsi l’importance des réélaborations qui, à partir de Du Bois, Césaire ou Fanon, poursuivent, par d’autres voies, les avancées de ces penseurs et poètes. La portée de ces remarques déborde s’étend bien sûr à la « diaspora ».

Fanon fait escale en Scandinavie : Missä on missä ?

Il serait faux de croire que Fanon n’intéresse que les peuples opprimés, les misérables en quête de héros, les… damnés de la terre. Tout le monde peut s’y identifier. La portée de l’inspiration fanonienne – l’auteur étant ainsi métamorphosé en muse – ne se limite donc pas aux originaires des Caraïbes, de l’Afrique ou de l’Amérique. Car elle est, proprement, universelle. En Europe, une artiste finlandaise, Eija-Liisa Ahtila, est, elle aussi, influencée par un texte de Fanon : Les Damnés de la terre. « Missä on missä ? (Où est où ?) » (2008) reconstitue la situation des Algériens pendant la guerre et soulève des questions tout à la fois éthiques et esthétiques. Comment, en effet, faire sentir une situation ? Comment impliquer concrètement et physiquement le spectateur ?

« Le temps et l’espace sont les deux composantes fondamentales de l’image en mouvement, dit-elle. Pour prendre les choses à l’envers, mon intérêt pour ces questions est lié aussi à ma confiance dans notre société. Il y a cette réplique dans Où est où ? : « Quand on gravit une pente en voiture, comment savoir si personne ne roule à gauche en face ? » C’est là que la confiance entre en jeu. Peut-elle se briser ? Tout dépend de notre culture, ou plus précisément de notre attachement à notre culture. Avons-nous la volonté d’aller à la rencontre de l’autre, qui roule du même côté que nous en sens inverse ? En l’état actuel des choses, dans la société de l’information, les distances sont abolies et cela nous ramène à des questions morales. Qu’est-ce qui me concerne, moi, quand tout est si près ?»

L’artiste reprend une scène mémorable décrite par Fanon. Cette scène est particulièrement terrible : deux enfants algériens, à la suite d’exactions conduites par des Français contre leur famille, tendent un piège à un jeune ami européen de leur âge et l’assassinent, pour venger les leurs.  Pourquoi lui, leur ami ? Parce que c’était le seul enfant européen pouvant accepter de les accompagner…

Fanon fait un détour par la Suède : « Concerning Violence« 

Fanon, semble-t-il, représente plus qu’un discours, il représente un langage. En incarnant les luttes pour l’indépendance, les écrits de Fanon dépassent – et de loin – l’Algérie ou le Ghana. Ils concernent toutes les indépendances, jusqu’aux plus tardives. Si l’empire portugais en Afrique n’est pas le plus étendu, c’est celui qui a disparu le plus tardivement, faisant de certains pays les « petits derniers » du continent. Comment leur porter toute l’attention qu’ils méritent et ne pas dévoyer, par un regard anachronique, le présent qui a été le leur, autrefois ?

Lorsque le réalisateur suédois Göran Hugo Olsson réalise Concerning Violence (2014), il choisit d’éviter tout anachronisme et refuse radicalement la voix off du commentaire. Pour dire le sens des dernières luttes africaines pour les indépendances, il demande à Laureen Hyll, l’ex-chanteuse des Fugees, grande amatrice de Fanon, de lire des extraits des Damnés de la terre pendant que défilent les images d’archive de la télévision suédoise, neuf extraits de films tournés par des cinéastes suédois en Angola, en Guinée Bissau, au Mozambique mais aussi en Afrique du Sud ou au Burkina Faso : neuf exemples de lutte anti-impérialiste. Les entretiens avec Cabral ou Sankara y sont frappants.

Göran Hugo Olsson explique qu’il n’est pas parti des images mais du texte de Fanon lui-même, pensant qu’il devait en faire un film, comme pour montrer les « damnés de la terre ». L’éditeur de Fanon en Suède fait en effet partie de ses amis. C’est cet éditeur qui a offert un livre au cinéaste, livre qui lui a fait l’effet d’une révélation. Car les mécanismes de la violence y sont véritablement décrits et analysés.

La question centrale fut alors pour le réalisateur la suivante : « Comment fait-on d’un livre, qui n’est pas une fiction, une expérience de cinéma ? Le vrai défi portait sur le choix des images. Au départ, j’ai pensé que le texte résonnerait d’autant mieux sur fond d’images contemporaines. J’imaginais des images tournées au Pakistan, en Irak, au Soudan… Finalement non, trop illustratif. J’ai alors songé à un film d’animation pour atteindre une forme d’universalité. Et puis j’ai découvert ce fonds d’archives de la télé suédoise : des documentaires réalisés par des cinéastes des années 60-80. J’en avais vu des extraits, enfant, à la télé. »

Le texte de Fanon est alors incrusté dans les images. Pour effacer ou annuler la préface de Sartre qu’il juge erronée, le réalisateur a fait précéder le corps du film d’un prologue ou d’une ouverture, celle de Gayatri Chakravorty Spivak. Elle incarne le contrepoint, en termes de genre, de la phallocratie fanonienne et de son « homme nouveau ». Elle figure également la critique postcoloniale extra-européenne en lieu et place d’une lecture européano-centrée du texte fanonien. Les références cinématographiques que Göran Ollson a en tête sont celles de l’argentin Fernando Ezequiel Solanas et son Heure des brasiers (1968) ou du français Guy Debord avec La Société du spectacle (1973). Il cite également le clip d’une chanson de Prince, Sign o’the times.

Surtout, le choix des intertitres vient de Godard – celui-là même qui apparaissait dans le roman de John Edgar Wideman – le « maestro » : « je voulais clairement vendre la pensée de Fanon. C’est pour cette raison que j’ai décidé d’incruster le texte de Fanon dans les images. Il s’agit de remuer le couteau dans la plaie. D’assumer crânement le message à faire passer plutôt que de louvoyer comme un petit bourgeois. » C’est une façon d’assumer à son tour la radicalité qu’on a tant prêtée à Fanon. C’est pourquoi la phrase qui ouvre le film est celle-ci :« Le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence. »

L’odyssée de Fanon : un festin cannibale

Ces deux films scandinaves montrent, dans leur différence, deux façons de se situer par rapport à Fanon : par importation ou par exportation. Dans le premier cas, l’artiste, Eija-Liisa Ahtila, inscrit l’imaginaire de Fanon dans le sien propre ; dans le second, le réalisateur, Göran Hugo Olsson, projette son imaginaire sur celui des textes de Fanon. Cela nous dit quelque chose de l’imaginaire. Introjection ou projection : les images sont ici à la frontière de l’intérieur et de l’extérieur, de l’être et de l’avoir. On saisit, plus généralement, combien l’imaginaire est traversé par l’identification.

De qui l’œuvre est-elle le portrait ? Un processus indéfini de réincarnations imaginaires fait vivre un homme dont les paroles et les actes ont marqué profondément les esprits. Le cannibalisme a fait de Fanon un être dévoré tant par les commentaires et les analyses que par les installations et les films. Se dessine une figuration amoureuse qui n’a que faire de la fidélité ou de la trahison. Cette figuration singulière est un lieu : de médiation, de transfert, de transition, de passage, de dissémination.

Comme le disait Fanon, « les mots ont pour moi une charge. Je me sens incapable d’échapper à la morsure d’un mot, au vertige d’un point d’interrogation. » Les explorations artistiques sont par conséquent nombreuses et variées. Camel Zekri monte un spectacle musical intitulé « Sous la peau » (2012), avec le comédien Sharif Andoura. « Fanon est surtout connu sur la question politique de la décolonisation, soutient le musicien, mais moi j’ai été frappé par la dimension poétique de son oeuvre. J’ai voulu aller au-delà des mots, le plonger dans une dimension artistique. »

Au théâtre, Jacques Allaire met en scène « Les Damnés de la terre » (2013). Un mur de grillages, six silhouettes grises font renaître les pensionnaires de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville. Le metteur en scène dessine son spectacle avant de le réaliser et souhaite qu’il soit une « expérience de la pensée ». Il passe donc des mots aux images puis des images aux mots afin de voir comment représenter l’univers de Fanon. Quand, pour finir, Louisa Babari et Célio Paillard, dans Corps-à-corps (2014), travaillent sur Fanon, la vidéo est sans image. Les mots sont des projectiles lancés dans l’espace.

Tous les arts, comme autant de festins cannibales, sont hantés par la figure de Fanon. Parce que Fanon est habité, parce qu’il sait – personnellement – ce qu’aliénation veut dire, parce que sa culture n’est pas seulement livresque, parce qu’il est lui-même traversé, aussi, par des œuvres écrites par d’autres. « Et nous voici debout/Tous les damnés de la terre/tous les justiciers/marchant à l’assaut de vos casernes/et vos banques/comme une forêt de torches funèbres ».

C’est à ce poème de l’écrivain haïtien Jacques Roumain, « Sales nègres », que le livre algérien de Fanon doit son titre Les Damnés de la terre. Le saisissement s’est imprimé poétiquement dans la chair de toutes celles et ceux pour lesquels le commun n’est pas un vain mot. La création contemporaine, dans sa folie poétique, a hérité de Fanon. La connaissance dispensée par les Muses aux poètes relève toujours de la mémoire. C’est pourquoi Mnémosyne est généralement considérée comme la mère des muses. C’est un bon usage du dérèglement car « certaines images sont porteuses de mémoire au-delà de ce qu’elles représentent ».


[1] Chris Marker, L’Héritage de la chouette (1989) épisode 3 « Démocratie ou la cité des songes »

[2] John Edgar Wideman, Le Projet Fanon, trad. Bernard Turle, Gallimard, 2013