Depuis quelques années, les publications consacrées à l’Algérie se multiplient dans l’édition française. Qu’ils soient signés par des historiens, des journalistes, des chercheurs ou des témoins directs, ces ouvrages reviennent sur les périodes les plus brûlantes de notre passé : la colonisation, la guerre de libération, les violences de l’armée française, l’exil, ou encore les cicatrices laissées par l’émigration. Écrits en France, souvent à destination d’un lectorat hexagonal, ces livres n’en demeurent pas moins essentiels pour nous, Algériens, car ils contribuent à exhumer des vérités longtemps étouffées, à briser le silence sur des crimes niés, et à documenter, parfois avec plus de liberté que chez nous, des pages sombres de notre histoire.
Ces récits, nourris d’archives, de témoignages ou d’enquêtes minutieuses, participent à la mise à nu d’un système colonial dont les effets résonnent encore aujourd’hui. Ils donnent à voir le rôle de la torture, le sort des militants indépendantistes, l’exploitation de nos compatriotes dans les usines françaises, ou encore les complexités des relations entre les différentes communautés avant l’indépendance. En révélant ces histoires, souvent occultées ou simplifiées, ces livres apportent une matière précieuse pour notre propre mémoire nationale.
Mais il est légitime, pour nous Algériens, de les lire avec une certaine distance critique. Car ces ouvrages, aussi rigoureux soient-ils, viennent d’un pays dont l’État a été à l’origine de notre domination. Ils reflètent aussi, parfois, les questionnements et les obsessions d’une société française en proie à sa propre mémoire coloniale. Nous devons donc les accueillir avec lucidité : comme des contributions importantes à notre connaissance collective, mais sans renoncer à notre droit de raconter notre histoire selon nos voix, nos perspectives, nos douleurs.
Lire ces ouvrages, les confronter à nos récits, les critiquer ou les prolonger, c’est participer à une bataille plus vaste : celle de la mémoire, de la dignité, et de la vérité historique. C’est aussi une manière de reprendre la parole, et de faire entendre notre voix dans un récit longtemps écrit sans nous, voire contre nous. Ces ouvrages offrent des regards divers, souvent critiques, sur le passé colonial, les mémoires croisées et les traces encore vives de l’histoire algérienne dans l’espace intellectuel français. Florilège.

« L’Algérie et la France : Une terre pour deux peuples » : Dans cet ouvrage, Yves Santamaria entreprend de revisiter les relations tumultueuses entre la France et l’Algérie, depuis les premiers pas de la conquête coloniale jusqu’à l’ultime conflit menant à l’indépendance. À travers une analyse rigoureuse, il met en lumière la condition des algériens, soumis à un régime d’inégalités juridiques profondes, privés de l’accès effectif aux droits civiques que le discours républicain prétendait pourtant leur garantir.
Loin d’adopter une lecture téléologique qui verrait l’indépendance comme un aboutissement inévitable, Santamaria s’attache à explorer les bifurcations de l’histoire, ces instants critiques où des choix politiques différents auraient pu ouvrir la voie à d’autres issues, moins tragiques. Il s’intéresse tout particulièrement à la situation de 1954, année charnière où débute la guerre de libération nationale : une époque marquée par une intense agitation au sein du champ politique français.
L’auteur retrace également les grandes étapes de la guerre : les campagnes militaires, les stratégies d’occupation, mais aussi les zones d’ombre et de tergiversation au sommet de l’état français. Le général de Gaulle, figure centrale de cette période, apparaît dans toute sa complexité, pris entre la pression de l’armée, l’intransigeance de l’OAS et les exigences d’un FLN déterminé à arracher l’indépendance. Dans ce tumulte, le livre révèle que l’histoire aurait pu emprunter d’autres chemins : des compromis, des dialogues avortés, des ouvertures vite refermées – autant d’occasions manquées qui nourrissent aujourd’hui la réflexion sur les tragédies du passé colonial.

« Le Pen et la torture » de Fabrice Riceputi: À la fin de l’année 1956, un jeune député fraîchement élu, Jean-Marie Le Pen, se rend à Alger. Engagé volontaire dans les rangs militaires, il participe activement aux premiers mois d’une opération de contre-insurrection qui marquera durablement les mémoires : ce que l’on appellera plus tard « la bataille d’Alger », vaste campagne de répression dirigée contre les réseaux indépendantistes algériens. C’est dans ce contexte de violence institutionnelle, où l’armée française se livre à une guerre de l’ombre contre des civils autant que des combattants, que se pose une question devenue depuis lourde de controverses : Jean-Marie Le Pen a-t-il, oui ou non, été impliqué dans des actes de torture ?
Alors qu’il revendique d’abord sans ambiguïté son rôle actif dans la traque des militants nationalistes, sa posture change au fil du temps. Avec l’ascension politique, les premières victoires électorales et la montée en puissance du Front national, toute allusion à son passé militaire devient une ligne rouge. Le Pen multiplie les poursuites judiciaires contre ceux qui, journalistes, historiens ou témoins, tentent d’exhumer les zones d’ombre de son passage en Algérie.
Dans un travail d’enquête minutieux et sans concession, l’historien Fabrice Riceputi entreprend de rassembler les pièces éparses d’un dossier explosif. Pour la première fois, les récits de ceux qui ont souffert ou été témoins des violences, les documents des archives policières, les rapports militaires, les articles publiés à l’époque et les investigations journalistiques contemporaines sont réunis, analysés et confrontés. L’objectif : établir les faits, séparer les déclarations partisanes de ce qui résiste à l’épreuve des sources, et restituer avec rigueur la réalité de ce que fut la mission algérienne de ce lieutenant pas tout à fait ordinaire.
Au fil de cette reconstitution historique, Riceputi éclaire aussi les soubassements idéologiques d’un engagement colonialiste assumé, longtemps passé sous silence, et qui nourrit encore certains discours politiques contemporains. Ce travail de mémoire, méthodique et dérangeant, lève ainsi un coin du voile sur les compromissions d’un passé toujours actif dans les fondations d’une formation politique aujourd’hui aux portes du pouvoir en France.

« « Algérie, une guerre sans gloire » de Florence Beaugé : En juin 2000, une déflagration médiatique secoue la mémoire française de la guerre d’Algérie. Louisette Ighilahriz, ancienne militante du FLN, rompt un long silence et confie à la journaliste Florence Beaugé, du Monde, le récit bouleversant de ce qu’elle a enduré dans les geôles d’Alger en 1957. Derrière son témoignage, c’est toute la mécanique de la répression coloniale qui resurgit, crue, implacable. Elle accuse deux figures emblématiques de la hiérarchie militaire française — les généraux Jacques Massu et Marcel Bigeard — de complicité tacite ou active dans les tortures qu’elle a subies.
La réaction ne se fait pas attendre : Massu, vieilli, semble ébranlé et finit par reconnaître, à demi-mots, que des « excès » ont bien eu lieu. Bigeard, en revanche, se drape dans le déni, refusant toute responsabilité. Mais ce fragile édifice du silence s’effondre définitivement lorsqu’un autre officier, longtemps resté dans l’ombre, brise à son tour l’omerta. Le général Paul Aussaresses, au détour d’un entretien glaçant, avoue sans fard l’usage systématique de la torture et des exécutions extrajudiciaires. L’affaire dépasse dès lors le cadre de dérapages isolés : c’est un système organisé, assumé, revendiqué qui est mis à nu.
Dans ce climat de révélations en cascade, les fantômes de la Casbah d’Alger reviennent hanter Jean-Marie Le Pen. Une nuit trouble, des cris étouffés, un couteau ensanglanté laissé derrière lui — autant de fragments d’un passé militaire que l’homme politique s’efforce depuis des décennies de faire disparaître, à coups de procédures judiciaires et de réécriture biographique.
Florence Beaugé, journaliste aguerrie mais saisie par l’ampleur du sujet, se retrouve plongée au cœur d’une enquête vertigineuse, entre témoignages déchirants, menaces à peine voilées et archives verrouillées. Pendant cinq ans, elle recueille la parole des survivants, qu’ils soient algériens ou anciens soldats français, interroge les silences, confronte les versions, et tente de démêler le vrai du mensonge dans une guerre où tout a été fait pour effacer les traces.
Son livre n’est pas seulement un recueil de récits — il est aussi le journal intime d’une quête journalistique éprouvante, où chaque révélation est un combat, chaque entretien un abîme. C’est un document rare sur le travail de vérité, ses écueils, ses vertiges, et la part d’humanité fragile qu’il faut mobiliser face à l’inhumanité d’un passé refoulé.

Des communistes en situation coloniale (1920-1939) : « L’Algérie lutte et espère » d’Eloise Dreure : Dès les lendemains de la scission socialiste de Tours en 1920, qui donne naissance au Parti communiste français, les échos de la révolution bolchévique ne tardent pas à traverser la Méditerranée. Dans l’Algérie coloniale, alors bastion d’un ordre social profondément inégalitaire, une poignée de militants européens, souvent issus des rangs socialistes, embrassent avec ferveur la cause de la IIIe Internationale. À rebours du climat ambiant, marqué par le paternalisme colonial et un racisme structurel, ces hommes et ces femmes s’engagent dans une voie politique exigeant une rupture radicale avec les fondements mêmes de la domination française en Afrique du Nord.
Ce travail historique minutieux retrace les trajectoires souvent méconnues de ces premiers communistes d’Algérie, entre 1920 et la veille de la Seconde Guerre mondiale. Qui étaient-ils ? Quels combats ont-ils menés ? Comment leur engagement anticolonialiste s’est-il articulé avec les directives venues de Paris, du Parti communiste français, et celles, plus lointaines encore, émanant de Moscou, centre nerveux de l’Internationale communiste ? À travers une enquête rigoureuse, nourrie d’archives et de récits d’époque, l’ouvrage met en lumière les tensions internes de cette organisation fragile, tiraillée entre fidélité idéologique et réalités locales.
Au fil des chapitres, on découvre un monde militant confronté à une hostilité multiforme : répression policière, surveillance constante, rejet de la part de la population coloniale européenne, mais aussi incompréhension ou méfiance de la part des premières élites nationalistes autochtones. Cette étude questionne alors le rôle singulier qu’a pu jouer le communisme dans une société coloniale traversée par des clivages de race, de classe et de loyauté nationale. Elle montre également comment, bien avant la guerre de libération, se dessinaient déjà les contours d’un projet de rupture politique dont les acteurs furent parfois des précurseurs oubliés.
Loin d’une simple chronique partisane, ce livre propose une réflexion critique sur la portée et les limites de l’internationalisme révolutionnaire en contexte impérial. Il interroge enfin la mémoire, souvent effacée, de ces engagements dissidents dans un territoire où l’histoire officielle a longtemps préféré le silence à la complexité.

« Algériens au travail, une histoire (post)coloniale » de Laure Pitti: Dans la France d’après-guerre, en plein essor industriel et reconstruction économique, une main-d’œuvre venue d’Algérie s’installe au cœur des usines. Recrutés massivement entre 1945 et 1975, ces travailleurs algériens alimentent les chaînes de production, notamment dans le secteur automobile nationalisé, avec comme symbole le site de Renault à Boulogne-Billancourt. Ce haut lieu du progrès industriel est aussi un espace de relégation, de domination raciale et de marginalisation sociale.
Originaires des régions les plus pauvres d’Algérie, ces hommes ne migrent pas par choix mais poussés par une situation coloniale qui les prive de terres, d’avenir, de droits. L’usine devient leur unique horizon, mais loin d’une promesse d’intégration, elle leur impose de nouvelles formes d’exclusion. Cantonnés aux postes les plus durs – ouvriers spécialisés, tâches répétitives, horaires nocturnes – ils subissent des conditions de travail éreintantes. Ce tri n’est pas neutre : leur origine devient un critère implicite d’assignation à la pénibilité. L’organisation industrielle prolonge ainsi, sans le dire, les hiérarchies coloniales.
Perçus comme dociles, interchangeables, ces ouvriers vivent sous un statut précaire, sans réelle sécurité juridique ni perspectives d’évolution. Hors de l’usine, leur quotidien est marqué par l’isolement : cités-dortoirs, foyers, bidonvilles. Une relégation spatiale qui reflète la relégation sociale. Invisibles dans les récits du miracle industriel, absents des mémoires syndicales dominantes, ils incarnent une main-d’œuvre sans visage, pourtant essentielle.
Mais cette invisibilité n’a pas éteint leur capacité d’action. Dès les années 1950, les usines deviennent des lieux de politisation. Certains soutiennent activement le FLN, organisant collectes et logistique clandestine. Après l’indépendance, leur lutte se transforme : dans les années 1968-1972, ils mènent grèves et mobilisations, refusent les cadences imposées, revendiquent dignité et égalité. Ils dénoncent une organisation du travail marquée par la racialisation et exigent une reconnaissance pleine.
Cette histoire révèle combien le capitalisme industriel français a su recycler les logiques coloniales dans ses structures. L’ouvrier algérien n’est pas simplement un travailleur immigré : il est le produit d’un système hérité d’un empire, reconverti en gestion différenciée de la force de travail.
Aujourd’hui encore, les discriminations subies par leurs descendants s’inscrivent dans cette continuité historique. Retracer cette mémoire, c’est comprendre les racines des fractures sociales actuelles. C’est aussi faire entendre les voix oubliées de ceux qui, dans le bruit des machines, ont su résister, s’organiser, se tenir debout.

Juifs et musulmans en Algérie (VIIe-XXe siècle) de Lucette VALENSI : Pendant des siècles, sur la terre algérienne, juifs et musulmans ont partagé un même espace, une même histoire, tissée de voisinages, de tensions, d’alliances imprévues et de ruptures brutales. Cette cohabitation multiséculaire s’est pourtant éteinte en 1962, marquant la fin d’une présence juive vieille de plus de deux mille ans. En 1954, la communauté juive comptait encore environ 130 000 membres ; aujourd’hui, elle a disparu du paysage algérien. Que s’est-il passé ? Comment expliquer cette disparition silencieuse d’une minorité enracinée dans le pays depuis l’Antiquité ?
Dans cette enquête historique dense et nuancée, Lucette Valensi revient sur les trajectoires croisées de deux groupes religieux et culturels pris dans les tourbillons de l’histoire. Elle remonte aux premières heures de l’islamisation du Maghreb, traverse les rivalités politiques et théologiques du Moyen Âge, évoque les mutations introduites par l’appartenance de l’Algérie à l’Empire ottoman, et analyse l’irruption violente de la domination coloniale française au XIXe siècle.
Le tournant majeur survient avec la colonisation : le décret Crémieux de 1870 accorde aux juifs d’Algérie la nationalité française, les extrayant juridiquement de la population indigène musulmane. Cette décision, lourde de conséquences, va nourrir incompréhensions et ressentiments qui s’intensifient avec les lois antisémites imposées par le régime de Vichy, et culminent dans les déchirements de la guerre d’indépendance.
Sans céder à la nostalgie ni à l’anachronisme, l’auteure s’efforce de restituer la complexité des rapports judéo-musulmans en Algérie. Relations de pouvoir souvent inégales, certes, mais aussi coexistence quotidienne, voisinage, emprunts culturels et moments de solidarité. Loin d’une histoire monochrome, c’est une trame contrastée que Valensi fait émerger, attentive autant aux fractures qu’aux gestes d’humanité.
Ce livre propose ainsi une méditation sur la disparition d’un monde partagé, et invite à repenser les notions d’exil, d’appartenance, de mémoire et de communauté dans le contexte colonial et postcolonial. Il nous rappelle qu’avant la séparation, il y eut la proximité – et que celle-ci mérite d’être interrogée, et non effacée.