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Isabelle Eberhardt : retrouver l’écrivaine derrière le mythe

Elle devait déguiser à la fois son apparence et sa plume pour accéder à l’information et la transformer en mots. Karelle Ménine, auteure, appelle à préserver les écrits d’Isabelle Eberhardt, longtemps mythifiée pour son apparence mais oubliée pour son œuvre.


Se travestir en homme pour accéder à la place publique : c’est la première chose qui vient à l’esprit lorsque l’on évoque Isabelle Eberhardt. Pourtant, la bibliographie qu’elle a laissée attribue à son œuvre un héritage bien plus vaste. Si elle devait endosser le costume du sexe opposé, c’était avant tout pour pouvoir écrire, à une époque où l’accès des femmes à l’espace public restait sévèrement restreint.

Figure libre et insaisissable, Isabelle Eberhardt fascine autant qu’elle dérange. Trop souvent réduite à l’image romanesque de la femme travestie dans le désert, elle a vu son mythe éclipser son écriture. À travers le regard de Karelle Ménine, l’enjeu n’est plus de raconter une vie hors norme, mais de restituer à Eberhardt sa place d’écrivaine majeure, dont la langue, née de l’Algérie, doit être relue, rééditée et réappropriée.

Mal publiée et parfois censurée, elle a été plus commentée pour sa vie que lue pour sa langue. « La question du genre à laquelle on la réduit sans cesse, c’est un problème pour moi. Cela fait obstruction à son œuvre. Quand je parle d’Isabelle Eberhardt, on me dit : “Ah oui, c’est la fille qui se déguisait en garçon dans le désert algérien !”. Mais quand on dit ça, on n’a rien dit », objecte Karelle Ménine.

L’autrice franco-suisse était invitée à l’espace L’Arbre à dires, à Alger, pour présenter son dernier ouvrage, La Vie en zigzag, faire Histoire de nos histoires. Composé de dix-huit récits, le livre revient notamment sur les péripéties entourant l’achat aux enchères d’un lot de documents d’Isabelle Eberhardt.

« Ce n’est pas une femme qui se déguisait en homme, ce n’est pas ça le sujet. C’est une femme qui veut écrire. Or, pour accéder à ces lieux où la pensée circule, il lui fallait le costume qui lui permettait de passer inaperçue : celui d’un homme », plaide Karelle Ménine.

Isabelle Eberhardt, une mémoire à rendre aux Algériens

Elle découvre Isabelle Eberhardt à 23 ans, en tant que lectrice. Mais c’est en s’installant, des années plus tard, dans son ancien quartier à Genève, qu’elle se consacre réellement à sa figure.

« Je menais un projet sur elle et j’ai décidé d’aller consulter ses archives à Aix-en-Provence, aux Archives nationales d’outre-mer, dans le bâtiment des affaires coloniales françaises. Ce qui, en soi, est déjà un problème : que les archives de cette écrivaine se trouvent dans les archives coloniales », raconte Ménine.

« Isabelle Eberhardt, c’est une langue, un humanisme, un amour fou pour la terre algérienne. C’est le soufisme, la beauté du désert… C’est une femme brillante, troublante, peu soucieuse des convenances, dénonçant la torture commise par l’armée française comme toute forme d’injustice », décrit Karelle Ménine.

Contrainte à adopter l’apparence masculine pour accéder à l’espace public, elle a également « déguisé » sa plume, signant certains de ses textes de pseudonymes masculins afin que sa voix puisse être entendue.

Mais si l’autrice est venue en Algérie, ce n’est pas pour présenter un personnage déjà familier. C’est pour inviter les Algériens à se le réapproprier.

« J’aime travailler avec les archives, car chaque fois que j’en ouvre une, j’ai l’impression que l’âme de la personne à qui elle appartenait se réveille et vient m’aider. J’ai vécu plusieurs expériences concrètes avec Eberhardt », confie-t-elle.

S’exprimant d’un ton convaincant, Karelle affirme qu’Isabelle Eberhardt communique avec elle à travers des signes depuis qu’elle travaille sur ses archives.

« Une écrivaine d’un très grand niveau »

« Quand, lundi matin, l’avion n’a pas décollé, je me suis dit : “Bon, nous revoilà.” Et je me suis excusée silencieusement auprès des passagers », ironise-t-elle. « Une amie m’a dit : “Tu interprètes mal le signe. Quand on parle à quelqu’un et qu’il n’écoute pas, on crie plus fort. Si elle [Isabelle Eberhardt] bloque ton avion, c’est qu’elle veut te dire quelque chose.” Je me suis dit : “Puisque j’ai obtenu le visa, c’est qu’elle est d’accord pour que je vienne à Alger. Mais peut-être pour me dire : viens, mais ne travaille pas sur moi.” »

Et d’ajouter : « Je suis là pour vous dire qu’Isabelle Eberhardt n’est pas à moi, elle est à vous. Je ne vais pas continuer à travailler sur elle, mais je viens vous dire qu’elle est magnifique. Elle a une grande langue, et il faut cesser de réduire Eberhardt à sa biographie — cette femme habillée en homme. »

L’artiste relève qu’il y a vingt ans qu’Isabelle Eberhardt n’a pas été rééditée en France. « Or, quand un auteur n’est plus réédité, il tombe dans l’oubli », regrette-t-elle.

Craignant que cela n’arrive à Eberhardt, Karelle Ménine appelle les Algériens à raviver sa mémoire. Selon elle, seuls ceux qui partagent sa terre peuvent lui redonner vie.

« Je connais mal votre histoire, sinon par mes lectures. Mais jamais je ne prétendrais la connaître vraiment. Je suis incapable de comprendre la moitié des toponymes quand j’ouvre ses cartes, alors que vous, vous les reconnaîtriez tout de suite », plaide-t-elle.

Pour Karelle Ménine, Isabelle Eberhardt est difficile à lire, non pas par obscurité, mais parce que nous avons perdu la capacité de lire une littérature aussi « musicale et exigeante ».

« Il n’y a pas un mot en trop chez Eberhardt. C’est un talent pur, une écrivaine d’un très grand niveau, dont l’écriture est née de sa rencontre avec l’Algérie. Le visage de l’Algérien et de l’Algérienne, c’est l’encrier dans lequel elle a trempé sa plume. »

Une flamme qui continue de brûler

D’origine russe, Isabelle Eberhardt grandit à Genève avant de prendre le chemin de l’Algérie. Elle y voyage longuement avant de s’installer à Aïn Sefra, aux portes du Sahara. Convertie à l’islam, elle consacre une partie de son œuvre au soufisme et à la quête spirituelle. Isabelle Eberhardt meurt un 21 octobre, à 27 ans, emportée par la crue d’un oued à Aïn Sefra.

Karelle Ménine repasse le flambeau, mais ne le jette pas. Si elle appelle les Algériens à se réapproprier le personnage d’Isabelle Eberhardt, ce n’est pas pour autant qu’elle la range dans un tiroir de son côté.

« J’ai pris la direction d’un nouvel événement, Le Grand Rendez-vous littéraire des continents de Genève. En 2027, nous célébrerons les 150 ans de la naissance d’Isabelle Eberhardt, et nous avons lancé un prix qui portera son nom : le Prix Isabelle Eberhardt. Il viendra soutenir toute œuvre qui prend l’altérité pour objet de la langue — car la langue, c’est ce qui nous permet de nous rencontrer », explique Karelle Ménine.

Redonner à Isabelle Eberhardt sa voix, c’est refuser qu’une écrivaine d’une telle intensité disparaisse derrière une silhouette travestie. En ravivant ses mots, c’est tout un rapport à la liberté, à l’Algérie et à la langue que l’on réveille. Sa plume n’appartient plus au passé : elle attend encore d’être lue, habitée, prolongée.