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La sociologie maghrébine à l’épreuve de Fanon

Au croisement de la décolonisation et de la refondation des savoirs, l’œuvre de Frantz Fanon a profondément marqué l’émergence de la sociologie en Algérie et en Tunisie. Si son identité de psychiatre et de révolutionnaire semblait difficile à inscrire dans l’appareil étatique postindépendance, sa pensée a pourtant circulé, irrité et façonné une génération de chercheurs au Maghreb. Retracer cette histoire, c’est comprendre comment les sciences sociales maghrébines se sont construites dans le sillage des luttes, entre héritages coloniaux, ambitions nationales et réinventions disciplinaires. Ce texte a été traduit de l’anglais par Twala et publié avec l’autorisation de POMEPS*.


Parmi les trois livres écrits par Fanon de son vivant, L’An V de la révolution algérienne est celui qui est le plus ancré dans les réalités de la vie quotidienne en Algérie.[1] Dans cet ouvrage, Fanon cherche à montrer comment une « nouvelle société » est née durant la lutte armée contre l’occupation française. Fanon écrit : « Il est vrai que l’indépendance produit les conditions spirituelles et matérielles de la refonte (reconversion) de l’homme. Mais c’est aussi la transformation intérieure (mutation), le renouvellement de la structure sociale et familiale qui imposent, avec la rigueur de la loi, l’émergence de la Nation et l’épanouissement de sa souveraineté. »[2]

Lorsque le célèbre éditeur français François Maspero publia une nouvelle version de ce livre en 1968, il le fit sous un titre différent — Sociologie d’une révolution — qui fut également le titre de la première traduction arabe de cet ouvrage en 1970.[3]

La discussion entre Maspero et Fanon concernant le titre est révélatrice. Fanon envoya un premier plan du livre à Maspero en 1959, en proposant L’An V de la révolution algérienne comme titre. L’éditeur français répondit en exprimant ses inquiétudes quant aux risques politiques de publier un tel ouvrage en France, demandant : « Êtes-vous fermement décidé sur le titre… ? » Il expliqua sa réticence par le fait qu’« un titre aussi précis serait à mon sens le moyen le plus rapide d’inviter à la saisie » et proposa Naissance d’une nation comme titre.[4]

Bien que Fanon comprît les préoccupations de Maspero, il affirma préférer Réalité d’une nation, ce qui, en effet, correspond au contenu du livre et à sa description des « mutations radicales » survenues dans la « nouvelle Algérie » que l’ouvrage décrit.[5] Pourtant, le choix ultérieur de Maspero de cadrer le livre comme un travail de sociologie soulève un certain nombre de questions : comment expliquer cette nouvelle désignation disciplinaire de l’œuvre de Fanon ? En quoi reflète-t-elle les manières dont le travail de Fanon a influencé les débats intellectuels, particulièrement en Afrique du Nord ?

Aux sources d’une discipline

Cet article décrit comment l’œuvre de Fanon a façonné la discipline sociologique en Algérie et en Tunisie au cours des années 1960 et 1970. En même temps, son identité de psychiatre martiniquais s’accordait difficilement avec les objectifs révolutionnaires de l’État algérien, qui cherchait à promouvoir une identité arabe et islamique, surtout après le coup d’État de 1965.

L’intégration posthume (et largement informelle) de Fanon dans la sociologie algérienne et tunisienne ne peut être comprise en dehors d’un contexte politique particulier, incluant une dépendance persistante à l’égard des institutions et modèles français. L’articulation de la sociologie comme discipline autonome en Algérie et en Tunisie reflétait la réorganisation des sciences sociales en France, où la sociologie acquit une légitimité à la fin des années 1950 comme champ d’étude distinct des autres sciences sociales, telles que l’anthropologie, l’ethnographie ou la psychologie.

En Afrique du Nord, une tradition française de sociologie coloniale remontait au XIXᵉ siècle, de sorte que la frontière entre psychologie, ethnographie et sociologie demeurait floue jusque dans les années 1950. Par exemple, leurs universités nationales n’offraient aucun diplôme spécifique en sociologie avant la fin des années 1950 ; bien que l’Université d’Alger proposât un certificat (ou spécialisation) en « morale et sociologie », celui-ci s’inscrivait dans le cadre de la concentration en philosophie. À la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, les étudiants pouvaient choisir l’une de quatre options de spécialisation, dont la sociologie, la psychologie sociale, l’économie politique ou la démographie et ethnologie de l’Afrique du Nord, mais ces options complétaient leur formation générale.[6]

De plus, en Algérie comme en Tunisie, le lien entre psychologie et sociologie était particulièrement étroit. Le domaine de la « psychologie sociale » attirait un certain nombre d’étudiants qui allaient ensuite se spécialiser en sociologie, notamment Abdelmalek Sayad, le sociologue algérien et collègue de Pierre Bourdieu, qui fut initialement formé en psychologie et en philosophie. Ce n’est qu’en 1958 que la sociologie fut introduite comme domaine d’étude spécialisé à l’Université d’Alger ; un doctorat en sociologie ne fut proposé qu’en 1967.[7] Par ailleurs, l’Université d’Alger resta le seul établissement à enseigner la sociologie jusqu’en 1967, année après laquelle Oran et Constantine devinrent des établissements concurrents.

La création de la sociologie comme discipline autonome reflétait un processus similaire dans la métropole et s’inscrivait dans le contexte politique et épistémologique de la décolonisation. L’héritage colonial de l’ethnologie et de l’anthropologie commença à attirer l’attention des spécialistes en sciences sociales des deux côtés de la Méditerranée dans les années 1960 et 1970.[8] C’était encore plus vrai en Algérie où l’École d’Alger de psychiatrie propageait un certain nombre de mythes racistes concernant la prétendue passivité des Nord-Africains — un corpus de savoir auquel Fanon s’opposait radicalement.[9]

L’affirmation de la sociologie comme discipline distincte exprimait une nouvelle confiance dans l’État développementaliste (des deux côtés de la Méditerranée) et postulait une rupture nette avec les disciplines de l’ethnologie et de la psychanalyse.

Michel Foucault souligne que l’ethnologie était fondée sur des modèles culturalistes et invitait à des comparaisons entre l’Europe et des « peuples sans histoire ». La psychanalyse, quant à elle, privilégiait l’inconscient comme lieu de l’action et reposait donc également sur une altérité ou une limite extrême qui rendait possible un certain savoir sur l’homme.[10] À cet égard, plutôt que d’offrir un « concept général de l’homme », l’ethnologie et la psychanalyse étaient — pour Foucault — des « contre-sciences ».[11]

Pendant la décolonisation, cependant, la sociologie gagna en importance précisément parce qu’elle offrait la promesse d’être une science humaine empirique « où l’individu laborieux, producteur et consommateur, présente à lui-même une représentation de la société dans laquelle cette activité se déroule, des groupes et individus entre lesquels elle se répartit, des impératifs, sanctions, rites, fêtes et croyances par lesquels elle est soutenue ou régulée. »[12]

À cet égard, retracer l’invention d’un « Fanon sociologue » dans les années 1960 et 1970 permet de comprendre comment la décolonisation a restructuré les outils épistémologiques disponibles pour donner sens au changement social, ainsi que leur institutionnalisation par l’État.

Fanon, un héritage disputé

Ces transformations disciplinaires, et leurs implications pour l’organisation des sciences sociales, ne pouvaient être ignorées par ceux qui enseignaient à l’Université d’Alger. De plus en plus, des penseurs de différentes orientations se réclamaient des prétentions universalistes de la sociologie en tant que science sociale capable de résister à la violence épistémique de la colonisation.

Prenons l’exemple d’Émile Sicard, l’une des références majeures de la sociologie en Algérie après l’indépendance. En 1964, il écrivait que la psychologie sociale reposait sur « ce qui avait été l’une des préoccupations majeures dans le passé récent : l’ethnosociologie.»[13] Dans un mouvement reflétant le malaise vis-à-vis de l’ethnologie, il affirma ensuite que le second terme jouait un rôle plus important que le premier. Sicard ne fut pas le seul à suggérer que les anciennes études ethnographiques de la culture avaient négligé les transformations sociales plus larges, ni à chercher à s’appuyer sur la nouvelle autorité dont jouissaient les sciences sociales après la Seconde Guerre mondiale.

Le rôle de Sicard dans la sociologie algérienne mérite sans doute une attention accrue, mais sa tentative de se distancier de l’ethnologie (malgré sa sympathie présumée pour Pétain) éclaire la réorganisation des savoirs disciplinaires dans le sillage de la décolonisation.[14] La reconfiguration des sciences humaines — y compris la promesse révolutionnaire de la sociologie — façonna un certain nombre de lectures de Fanon en Afrique du Nord après l’indépendance.

Comme cela a été largement noté, la pratique psychiatrique de Fanon fut fondamentale pour les modèles sociaux qu’il proposa dans L’An V de la révolution algérienne et Les Damnés de la terre. Si Maspero chercha à inscrire L’An V dans la discipline sociologique, c’est précisément parce que plusieurs de ses préoccupations centrales faisaient écho aux travaux menés dans les années 1960 : la question du rôle des femmes dans la société, l’analyse des structures familiales, et une étude précise de la manière dont la technologie de communication et la médecine avaient été transformées par la révolution.

Comme Fanon l’écrivit au sujet de la radio : « Nous avons assisté à une transformation fondamentale des moyens de perception, du monde même de la perception. »[15]

George Steinmetz a soutenu que la rencontre de Fanon avec la sociologie avait été négligée parce que « toute la formation de la sociologie française du colonialisme a été refoulée de la mémoire disciplinaire collective après les années 1960 ».[16] Pourtant, vue depuis l’Algérie, cette explication néglige les développements politiques endogènes ainsi que les manières dont la sociologie — largement dominée par le travail de Pierre Bourdieu — était marquée par des tensions internes et demeurait un projet étatiste. Les écrits de Fanon étaient inclus dans le programme de sociologie algérien (ou du moins sur la liste de lectures que j’ai pu retrouver pour l’année universitaire 1966-1967). Par ailleurs, comme le montre le tableau ci-dessous, l’influence de Fanon sur les sociologues tunisiens se produisait souvent en marge de la profession plutôt que dans les structures officiellement sanctionnées qui privilégiaient la formation de sociologues capables d’assurer le développement national.

En effet, on peut imaginer que la forte tradition bourdieusienne a contribué à écarter l’œuvre de Fanon en Algérie. Les sensibilités libérales de Bourdieu — qui déplorait la violence du colonialisme tout en demeurant méfiant envers la version nationaliste algérienne du FLN — étaient en contradiction avec la position ouvertement radicale de Fanon, que Bourdieu considérait comme « fausse et dangereuse ».[17] Bourdieu joua un rôle clé dans l’établissement de la sociologie comme discipline en Algérie, continuant à former des étudiants algériens jusqu’au début des années 1970. Pourtant, sa position — tant dans le champ académique que politique — différait fortement de celle de Fanon, malgré de nombreux recoupements dans leurs centres d’intérêt. Fanon étudiait la création révolutionnaire de nouvelles subjectivités et la transformation des structures sociales et psychologiques dites « traditionnelles ». Bourdieu, en revanche, se concentrait sur le colonialisme français (plutôt que sur la révolution) pour comprendre comment la modernité avait transformé la société algérienne.

Il est également impossible de surestimer la différence de leurs positions structurelles face à la guerre elle-même : comme l’ont mentionné plusieurs polémiques, le service militaire (français) de Bourdieu constitua l’arrière-plan de ses observations sociologiques en Algérie, tandis que Fanon resta volontairement en Afrique du Nord pour soutenir le FLN.[18]

En Tunisie, toutefois, Fanon semble avoir eu un impact plus clair sur la discipline sociologique. Cela peut s’expliquer, en partie, par le fait qu’à la fin de sa vie Fanon enseigna des cours de « psychopathologie sociale » à Tunis pour des étudiants inscrits en psychologie sociale entre 1959 et 1961. Selon Lila Ben Salem, ancienne étudiante tunisienne de Fanon à cette époque, il était largement admiré et proposait des références éclectiques — allant de ses travaux antérieurs sur le racisme structurel en Europe à une analyse de la violence coloniale.[19]

Pour Stambouli, étudiant de première année en sociologie lorsqu’il assista aux cours de Fanon, l’exposition à sa pensée constitua une « introduction insurpassable à notre future spécialisation ».[20] Dans un ouvrage remarquable sur la sociologie tunisienne après l’indépendance, Tahar Labib documente comment même si Fanon n’était pas nécessairement intégré au programme officiel, ses œuvres (ainsi que celles d’Althusser) étaient fréquemment citées par les étudiants tunisiens en sociologie à la fin des années 1970 et au début des années 1980.

Fig. 1 – Un diagramme montrant le statut marginal mais présent de Fanon dans la discipline de la sociologie en Tunisie entre 1978 et 1982.


Il est basé sur des entretiens avec 12 anciens étudiants en sociologie menés par Tahar Labib. Il montre que le « cœur » de la discipline incluait Samir Amin, Marx, Ibn Khaldoun, Max Weber et Abdallah Laroui. Fanon, aux côtés de Louis Althusser, apparaît dans le cercle indiquant des intellectuels cités par les étudiants en sociologie, mais pas nécessairement présents dans le programme académique officiel.[21]

Bien que l’œuvre de Fanon ait influencé la pensée de nombreux sociologues tunisiens dans les années 1960, elle fut souvent reléguée à la marge de l’académie, en particulier en Algérie. Cela n’était pas seulement dû à l’héritage de Bourdieu, comme mentionné plus haut, mais aussi en raison de la relation complexe du régime algérien avec son œuvre. D’un côté, plusieurs écrits de Fanon anticipaient le programme révolutionnaire brandi par Houari Boumediene : rôle héroïque de la paysannerie, adoption de récits développementalistes au service de la décolonisation, nécessité de créer une culture nationale. Pourtant paradoxalement, à mesure que la sociologie recevait l’approbation officielle de l’État, l’aura de Fanon semblait décliner.

Sous Boumediene, l’État algérien devait relever le double défi de construire un État moderniste et développementaliste et de renforcer (souvent de manière autoritaire) une identité arabo-islamique comme norme du nationalisme algérien. Si l’on pouvait mobiliser l’œuvre de Fanon pour le premier objectif, elle s’intégrait beaucoup moins bien dans le second.

Un certain nombre de témoignages attestent qu’après un bref moment où Fanon fut régulièrement célébré dans les cercles officiels durant le règne d’Ahmed Ben Bella (1962–1965), il fut presque totalement oublié sous Boumediene (1965–1978). Le psychologue algérien Idriss Terranti écrivit au sujet du « silence » entourant Fanon, racontant : « Comme la grande majorité des enfants algériens, à aucun moment de mon éducation je n’ai entendu, dans aucun média ou lieu, parler de Frantz Fanon. Je connaissais le boulevard Frantz Fanon qui se trouvait à deux kilomètres de chez moi, ainsi que l’école Frantz Fanon qui était à côté de la mienne, sans connaître la personne pour laquelle ils avaient été nommés. »[22]

Cela ne signifie pas que l’État algérien (ou tunisien) ignorait l’importance de l’enseignement supérieur pour fournir les ressources humaines nécessaires au fonctionnement d’un État-nation. En Algérie, la réforme universitaire de 1971 plaça les sciences sociales au cœur des aspirations révolutionnaires.[23] Mourad Benachenhou, qui joua un rôle central dans l’organisation de la sociologie en Algérie dans les années 1970, écrivit : « Dans un pays comme le nôtre, il est nécessaire de former un corps (cadre) compétent dans les questions techniques, imprégné de la personnalité algérienne et conscient des réalités nationales tout en étant engagé dans le processus de développement socialiste. »[24]

En Tunisie également, Ahmed Ben Salah, secrétaire d’État à l’Éducation et architecte du socialisme tunisien, introduisit d’importantes réformes du système universitaire en 1969. Ces changements garantirent que l’université en général, et les sciences sociales en particulier, serviraient l’expérience destourienne, avant que Ben Salah ne soit évincé de la scène politique la même année.[25]

Dans les deux pays, la trajectoire de l’enseignement supérieur privilégia la sociologie — outil central du développement étatique — au détriment de l’anthropologie et de l’ethnologie.[26]
Il n’existe pas d’exemple plus clair de la marginalisation de l’ethnologie que le Congrès International de Sociologie tenu à Alger en 1974. Lors du discours d’ouverture de cet événement, qui rassembla plus de 500 sociologues provenant de 70 pays, le ministre algérien de l’Enseignement supérieur, Mohammed Seddik Benyahia, proclama que la sociologie était une « arme privilégiée dans la libération des peuples du Tiers Monde ». Lors de ce même congrès, il condamna l’ethnologie pour « avoir participé au système colonial ».[27]

Le thème officiel du congrès était « Le développement du Tiers Monde et la recherche sociologique », un clin d’œil évident au travail de Fanon. Les questions de réforme agraire, de dépendance néocoloniale et du rôle des femmes figuraient parmi les principaux thèmes débattus au congrès. Pourtant, le nom de Fanon était presque totalement absent du programme. Selon les actes massifs du congrès, publiés en deux volumes dépassant ensemble 1 000 pages, le seul exposé engageant sérieusement le travail de Fanon fut présenté par John O’Neil, un catholique irlandais enseignant à l’université York au Canada.[28]
Son intervention portait sur le rôle du langage dans la décolonisation et analysait l’articulation d’une culture nationale à travers l’éducation dans les œuvres du Brésilien Paulo Freire et de Fanon.

L’absence du nom de Fanon dans le programme est d’autant plus frappante que, quelques années plus tôt, en 1971, Philippe Lucas, enseignant à l’Université d’Alger, avait publié en Algérie un ouvrage intitulé Sociologie de Frantz Fanon : Contribution à une anthropologie de libération.

Bien que la sociologie soit devenue un prisme disciplinaire permettant de situer l’œuvre de Fanon parmi les sociologues eux-mêmes, le congrès de 1974 — fortement marqué par le contrôle étatique — ne put faire de place à Fanon dans ce projet, imposé par le haut, de construction d’une discipline sociale et scientifique révolutionnaire. Cela semble confirmer l’impression de Gellner — écrivant en 1981 — selon laquelle « Fanon (était) uniquement destiné à l’exportation ».

En effet, dans les années 1970, de nombreux chercheurs algériens proches du pouvoir abordèrent l’œuvre de Fanon de manière critique, voire hostile. L’œuvre de Fanon fut critiquée à la fois par les marxistes, insatisfaits du caractère non scientifique du socialisme fanonien, et par les intellectuels proches de l’orientation plus islamique de l’AUMA (Association des Oulémas Musulmans Algériens).

Ces tendances se manifestent dans les travaux d’Abdelkader Djeghloul et de Mohammed Al-Milli, tous deux ayant écrit sur Fanon au début des années 1970. Le commentaire d’Al-Milli fut d’abord publié dans la revue arabe al-Thaqafa, éditée sous l’égide du ministère de l’Information et de la Culture. Ce ministère, rappelons-le, était dirigé par Ahmed Taleb Ibrahimi, intellectuel algérien et révolutionnaire qui s’opposait à la forme internationaliste du socialisme de Ben Bella et qui avait été emprisonné et torturé pour cela.

Al-Milli, qui avait travaillé avec Fanon au journal du FLN El-Moudjahid durant la guerre, publia deux articles en mars et mai 1971. Dans le premier article, « Fanon et la pensée occidentale », Al-Milli exprima sa frustration face à l’idée que Fanon était le « théoricien » de la révolution algérienne et insista sur le cadre français qui sous-tendait ses théories de la colonisation, citant l’influence de Hegel, Marx, Freud, Sartre et Merleau-Ponty dans l’œuvre de Fanon.

Pour Al-Milli, l’idée selon laquelle la nation algérienne pouvait constituer une « rupture nette » avec le passé était enracinée dans la position d’étranger occupée par Fanon. « Nous constatons que si Fanon avait été musulman ou imprégné de culture arabe, alors peut-être que sa position sur le passé aurait été différente », argumenta-t-il.[29]
Sa conclusion n’était pas seulement polémique : elle remettait fondamentalement en question les manières dont Fanon était « exporté » dans les années 1970. Il affirma : « L’influence centrale fut celle de la révolution algérienne sur Fanon, et non l’inverse. »

Les remarques d’Al-Milli anticipaient de futures polémiques sur « l’algérianité » de Fanon, tout en exprimant une réelle appréciation pour ses engagements politiques pendant la Révolution.

Les critiques marxistes de Fanon, qui furent nombreuses, adoptèrent une approche différente. Le sociologue algérien Abdelkader Djeghloul consacra sa thèse — soutenue en France à l’Université Paris V — à la structure discursive du tiers-mondisme de Fanon. Bien que sa thèse de près de 500 pages formule de nombreuses critiques, son idée selon laquelle l’approche phénoménologique de Fanon et sa « fétichisation » de la paysannerie échouaient à comprendre le caractère révolutionnaire de la classe ouvrière reflète un ensemble d’autres critiques communistes adressées à Fanon après l’indépendance.

Même si certains pouvaient considérer L’An V comme une œuvre de sociologie, cela était impossible pour Djeghloul, qui affirmait que : « On ne trouve nulle part dans ce texte une étude des structures sociales de la colonisation ni une analyse concrète des processus révolutionnaires et de leurs effets sur les structures sociales. »[30]

Finalement, selon la thèse de Djeghloul, Fanon recyclait l’idéologie petite-bourgeoise du FLN et essentialisait une différence entre l’Europe et le Tiers Monde qui ignorait les divisions internes — notamment celles entre intérêts capitalistes et socialistes — qui structuraient ces deux blocs géographiques.

Les arguments de la thèse de Djeghloul furent republiés à la fin des années 1970 dans plusieurs publications algériennes, y compris un texte de 1978 vraisemblablement destiné aux étudiants de l’Université d’Oran.[31] Là, Djeghloul créditait la révolution algérienne d’avoir catalysé une rupture dans la pensée de Fanon, et insistait sur le fait que les activités de Fanon avec l’ALN (Armée de Libération Nationale) au début de la guerre ressemblaient au soutien apporté par des Français progressistes qui s’étaient également rangés du côté des nationalistes algériens. Pour Djeghloul, c’est seulement après la mort de Fanon en 1961 que le « mythe Fanon » fut constitué à l’échelle internationale.

Les critiques algériennes de Fanon furent particulièrement virulentes, mais l’idée selon laquelle Fanon s’était trompé dans son analyse de la paysannerie fut également reprise par des sociologues tunisiens tels qu’Abdelkader Zghal, qui contesta la compréhension fanonienne de la paysannerie en tant que force révolutionnaire.[32] L’approche de Zghal mettait l’accent sur les longues durées des révoltes et les structures de la société algérienne, remontant jusqu’au Xe siècle. Il distinguait les anciennes révoltes paysannes — qui reposaient sur un ensemble de comportements et d’organisations traditionnels — des soulèvements plus récents, constitués d’élites déconnectées des structures sociales paysannes et cherchant à tirer un profit personnel de la lutte anticoloniale.

Ainsi, pour Zghal, la paysannerie pouvait être considérée comme une force « explosive », mais elle n’avait pas de programme révolutionnaire comparable à celui qu’il identifiait chez les Zapatistes. Cette critique avait également été formulée par l’historien algérien Mohammed Harbi, qui estimait que Fanon avait surestimé la force révolutionnaire de la paysannerie et que sa tendance à éviter une analyse de classe concrète convenait bien au régime de Boumediene et à l’organisation militaire (État-Major Général de l’Armée des Frontières).[33]

Malgré les désaccords de Zghal avec Fanon, le ton de son texte était moins polémique que celui des débats algériens.

Le projet de libération nationale, si puissamment décrit par Fanon, s’est poursuivi après sa mort prématurée en 1961 et s’est heurté à une nouvelle série d’obstacles après l’indépendance.

Malgré les lectures décoloniales de Fanon — qui insistent sur sa rupture épistémologique avec la modernité occidentale — il est difficile de savoir comment Fanon aurait répondu au double projet du développementalisme et de la « décontamination » des sciences sociales. Il ne fait guère de doute que Fanon se serait trouvé dans une position inconfortable après l’introduction de l’arabisation et l’adoption de nouveaux paradigmes « indigènes » pour comprendre la société, notamment le rôle central attribué à Ibn Khaldoun.[34]

Pourtant, mon objectif ici n’a pas été de spéculer sur un Fanon post-indépendance, mais simplement de retracer comment la pensée de Fanon a circulé dans différents contextes disciplinaires et nationaux dans les années 1960 et 1970 en Afrique du Nord. Cette analyse éclaire la manière dont la décolonisation et les objectifs concrets de construction nationale et de développement ont façonné non seulement les lectures nord-africaines de Fanon, mais aussi l’institutionnalisation des sciences sociales en Algérie et en Tunisie.


[1] Frantz Fanon, Sociologie d’une Révolution (Paris : Maspero, 1968).

[2] Fanon, p. 172. Toutes les traductions sont de moi. Lorsque celles-ci diffèrent de la traduction anglaise publiée, j’ai conservé le français original entre parenthèses. Le livre est connu en anglais sous le titre A Dying Colonialism, ce qui obscurcit le lien explicite avec la Révolution française.

[3] Frantz Fanon, Sūsyūlūgiyyat Al-Thawra, trad. Dūqān Qurqūt, Dār al-Ṭalī’a (Beyrouth, 1970).

[4] Frantz Fanon, Alienation and Freedom, éd. Jean Khalfa et Robert J.C. Young, trad. Steven Corcoran (Londres : Bloomsbury Academic, 2018), p. 678.

[5] Fanon, Sociologie d’une Révolution, p. 14–15.

[6] Kamel Chachoua, « La Sociologie en Algérie : L’histoire d’une discipline sans histoire », dans Les Sciences Sociales en Voyage. L’Afrique du Nord et le Moyen-Orient vus d’Europe, d’Amérique et de l’intérieur, éd. Eberhard Kienle, Karthala (Paris, 2010), p. 135–155.

[7] Humathèque, Fonds Bourdieu, 1 ARCH 20-1, « Recherches en cours et programme des recherches prévues », 1969.

[8] Jacques Berque, « Sciences Sociales et Décolonisation », Tiers-Monde, vol. 3, no 9–10 (1962).

[9] Camille Robcis, « Frantz Fanon, Institutional Psychotherapy, and the Decolonization of Psychiatry », Journal of the History of Ideas, vol. 81, no 2 (2020) : p. 303–325.

[10] Michel Foucault, The Order of Things: An Archeology of the Human Sciences (Londres & New York : Routledge, 1989 [1966]), p. 411.

[11] Foucault, p. 411.

[12] Foucault, p. 388.

[13] Émile Sicard, « La Recherche Sociologiques à l’Université d’Alger », L’Année Sociologique, vol. 15 (1964): p. 551.

[14] Aïssa Kadri, « Pierre Bourdieu, Le Temps de l’Algérie », Tumultes, vol. 1, no 58–59 (2022), p. 159.

[15] Fanon, Sociologie d’une Révolution, p. 81.

[16] George Steinmetz, « An Oblique Encounter with Frantz Fanon: Frantz Fanon’s Les Damnés de la Terre », Soziopolis (blog), 6 décembre 2021.

[17] Pierre Bourdieu, Choses Dites (Paris : Éditions de Minuit, 1987), p. 17. Pour davantage sur la position libérale de Bourdieu, voir Amin Perez, Combattre En Sociologues. Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad Dans Une Guerre de Libération (Algérie, 1958-1964) (Marseille : Agone, 2022).

[18] Voir par exemple Aïssa Kadri, « Pierre Bourdieu, Le Temps de l’Algérie », Tumultes, vol. 1, no 58–59 (2022) : p. 139–164.

[19] Lilia Ben Salem, « ‘Propos Sur La Sociologie En Tunisie’ – Entretien Avec Sylvie Mazzella », Genèse, vol. 2, no 75 (2009) : p. 125–142.

[20] Frej Stambouli, « ‘When I Was a Student of Fanon’: An Interview with Frej Stambouli », Review of African Political Economy, 2 juin 2021. Disponible en ligne : https://roape.net/2021/06/02/when-i-was-a-student-of-fanon-an-interview-with-frej-stambouli/ (consulté le 6 décembre 2023).

[21] Tāhir Labīb, « ʿIlm al-Ijtimāʿ fi Tūnis : At-Tadrīs Naṣṣan wa Rūḥan », dans Nau ʿIlm al-Ijtimāʿ al-ʿArabī (Beyrouth : Markaz Dirāsāt al-Wiḥdat al-‘Arabiyya, 1986), p. 328.

[22] Idriss Terranti, « Un Espoir Contrarié, Un Destin à Réaliser. Que Reste-t-il de Fanon En Algérie ? », Politique Africaine, vol. 3, no 143 (2016) : p. 154.

[23] Muḥammad Bashīr, Madkhal li-Dirāsa ʿIlm al-Ijtimāʿ fi al-Jazāʾir ma bayn 1972-1982, Diwān al-Maṭbūʿāt al-Jāmiʿiyya (Alger, 2004).

[24] Mourad Benachenhou, Vers l’université Algérienne : Réflexions sur une stratégie universitaire, Office des publications universitaires (Alger, 1980).

[25] François Siino, Science et pouvoir dans la Tunisie contemporaine, collection Hommes et sociétés (Aix-en-Provence : Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans, 2013), p. 507.

[26] Imed Melliti & Dorra Mahfoud Draoui, « Les Sciences Sociales En Tunisie : Histoire et Enjeux Actuels », Sociologies Pratiques 3 (2014) : p. 271–280. Les auteures soulignent notamment le rôle du CERES (Centre d’Études et de Recherches Économiques et Sociales) dans l’expertise pour les politiques de développement. Un décret de septembre 1973 a cependant accordé à l’enseignement supérieur une autonomie relative.

[27] Mohamed Seddik Benyahia, « Allocation d’ouverture », dans XXIVè Congrès International de Sociologie, Tome 1 (Alger : Office des Publications Universitaires, 1974), p. 32–41.

[28] John O’Neil, « Language and Decolonization », dans XXIVè Congrès International de Sociologie, Tome 2, Office des Publications Universitaires (Alger, 1974), p. 1209–1221.

[29] Muḥammad Al-Millī, « Fānūn wa al-Fikr al-Gharbī », Al-Thaqāfa 1 (mars 1971) : p. 17.

[30] Abdelkader Djeghloul, « Frantz Fanon : L’ambiguïté d’une idéologie tiers-mondiste » (Paris, Université de Paris V, 1971), p. 339.  https://www.sudoc.abes.fr/cbs/DB=2.1/SRCH?IKT=12&TRM=040935841

[31] Abdelkader Djeghloul, « Introduction à Une Lecture de Frantz Fanon », Les Cahiers de la Recherche 1 (1978) : p. 72–82.

[32] Abdelkader Zghal, « La Participation de La Paysannerie Maghrébine à La Construction Nationale », La Revue Tunisienne des Sciences Sociales 22 (1970) : p. 160. https://www.bibliotheque.nat.tn/BNT/doc/SYRACUSE/670217/la-participation-de-la-paysannerie-maghrebine-a-la-construction-nationale?_lg=en-US

[33] Mohammed Harbi, « Marxistes et Fanonistes au Miroir de l’Histoire », dans Frantz Fanon : Une Pensée Toujours en Acte (Paris : L’Association de Culture Berbère, 2009) : p. 47–50. Harbi fait un point similaire dans la postface de l’édition 2002 de Les Damnés de la Terre (La Découverte).

[34] Pour quelques exemples de ces discussions, voir Murād Zaʿīmī & Faḍīl Dalīū, ʿIlm Al-Ijtimāʿ min al-Taghrīb ilā al-Taʾṣīl (Constantine : Dār al-Maʿrifa, 1998). Abd Allāh Sharīṭ (Cheriet), Al-Fikr al-Akhlāqī ʿanda Ibn Khaldūn (Alger : al-Sharikah al-Waṭaniyah lil-Nashr wa-al-Tawzīʿ, 1975).

*Ce texte a été traduit de l’anglais par Twala et publié avec l’autorisation du POMEPS.