Le peuple algérien, depuis quatre ans, mène un combat très dur contre le colonialisme français. Vous n’ignorez pas l’effort colossal que la France a fourni en Algérie pour maintenir sa domination. Et vous savez que le F.L.N. qui dirige notre lutte a toujours opposé une résistance farouche à la guerre de reconquête française.
Nous nous sommes déjà à plusieurs reprises adressés aux pays coloniaux en général et il nous a toujours paru important de signaler la faillite de certaines données et l’apparition de thèses totalement inattendues.
Nous n’avons cessé de dire, depuis trois ans, que le coin enfoncé dans le système colonial français par la libération de l’Indochine, de la Tunisie et du Maroc en avait ébranlé l’infrastructure, mais qu’il ne fallait pas se faire d’illusions, la bête étant encore suffisamment robuste.
Le monde colonial subit depuis une quinzaine d’années des assauts de plus en plus violents et l’édifice lézardé est en voie d’écroulement. Nul ne conteste aujourd’hui que cette liquidation du colonialisme ne constitue la marque spécifique de l’après-guerre. Le processus historique, né des multiples contradictions inhérentes au système capitaliste et dynamisé par la volonté nationale des peuples opprimés, préside à la naissance d’États indépendants.
Les peuples colonisés se sont généralement reconnus dans chacun des mouvements, dans chacune des révolutions mises en branle et menées à terme par les opprimés. Au-delà de la nécessaire solidarité avec les hommes qui, sur toute la surface de la terre, se battent pour la démocratie et le respect de leurs droits, s’est imposée, avec une violence inaccoutumée, la ferme décision des peuples colonisés à vouloir pour eux-mêmes et pour leurs frères, la reconnaissance de leur existence nationale, de leur existence en tant que membres d’un Etat indépendant, libre et souverain.
Depuis plusieurs années l’histoire du monde, l’histoire de la lutte des hommes pour la dignité, pose aux peuples des problèmes définis. Les hommes asservis et opprimés par des nations étrangères sont aujourd’hui invités à participer totalement à l’œuvre de démolition du système colonial. Et il n’est pas exagéré de dire que si les parties du monde où s’est déjà réalisée l’existence nationale marquent le pas sans dépasser leurs contradictions, c’est parce que précisément toute nouvelle marche vers le progrès implique la libération des colonies.
Il faut que les peuples opprimés rejoignent les peuples déjà souverains afin que soit valable l’édification d’un humanisme aux dimensions de l’univers.
Depuis dix ans, le devoir de tout colonisé est précis : sur le sol national, miner l’édifice colonialiste et soutenir de façon positive les luttes des peuples colonisés.
La guerre de libération du peuple algérien a étendu la gangrène et a porté le pourrissement du système à un tel degré qu’il est devenu évident pour les observateurs qu’une crise globale doit en résulter.
C’est en prévision de cette possible mutation, de cette éventuelle remise en question générale, que nous nous sommes adressés à maintes reprises à vos représentants aux Assemblées parlementaires françaises et à vos leaders syndicalistes.
Depuis trois ans nous n’avons cessé de les inviter à acculer la bête colonialiste, à l’obliger à desserrer son étreinte ; depuis trois ans nous n’avons cessé d’expliquer, d’exposer à vos représentants qu’il fallait conjuguer leurs efforts et faire éclater l’empire français, puisqu’aussi bien le peuple algérien menait sur son territoire une guerre ouverte, grandiose et difficile.
Nous devons à la vérité de vous dire que presque tous vos représentants, mystifiés par un phénomène d’aliénation très grave, ont toujours opposé à nos démarches le respect de la légalité républicaine française.
Or, il semble qu’au moins trois points nous soient communs. Et d’abord nos nations respectives sont occupées militairement, exploitées économiquement et silencieuses culturellement depuis que le drapeau tricolore y flotte.
Toute, poussée vers une expression de soi-même conforme à son histoire, fidèle à sa tradition et liée à la sève même de son sol, se trouve limitée, stoppée, brisée.
Le style du pacte colonial qui régit l’exploitation multidimensionnelle des territoires de « l’Union française » constitue notre deuxième point commun. Ce n’est pas assez de dire que la France occupe notre sol national, mais elle s’y est installée de manière désinvolte et n’a pas craint d’élaborer toute une législation, tout un code à partir de quoi notre essence nationale se trouve niée au profit de l’ordre français.
La volonté d’indépendance qui devait constituer l’unique réponse à cette colonisation est le troisième point commun des peuples dominés par la France. Quand nous nous adressons aux peuples coloniaux et plus spécialement aux peuples africains, c’est à la fois parce que nous avons à nous dépêcher pour construire l’Afrique, pour qu’elle s’exprime et se réalise, pour qu’elle enrichisse le monde des hommes et pour qu’elle puisse être authentiquement enrichie des apports du monde. C’est aussi parce que l’unique moyen de parvenir à ce résultat est de briser les reins au colonialisme le plus forcené, le plus intraitable, le plus barbare qui soit.
À l’heure actuelle, tous les mouvements de libération des peuples coloniaux, quelles que soient par ailleurs les nations dominatrices, sont liés à l’existence du colonialisme français.
« L’Empire français », par son étendue, jouit encore aujourd’hui d’un certain prestige et d’une apparente stabilité. La hargne du colonialisme français, son mépris de la morale internationale, sa spectaculaire barbarie rassurent les autres pays colonialistes.
Jeunesse des pays coloniaux !
Il faut que vous sachiez que l’avenir de votre existence nationale, la cause de votre liberté et de votre indépendance se trouvent en jeu actuellement en Algérie.
Il n’est pas vrai, comme l’ont prétendu certains des « parlementaires » coloniaux siégeant dans les Assemblées françaises, que la guerre d’Algérie favorise le processus de décolonisation et qu’en conséquence il suffit d’exploiter sur le plan parlementaire ces difficultés du colonialisme français.
Il est vrai que la Loi-Cadre votée sur la pression de la guerre d’Algérie a amorcé un desserrement de l’étreinte sur les pays d’Afrique, mais nous pensons qu’il serait très grave d’attacher une valeur autre que caricaturale à cette « évolution ».
Ce que veulent les pays coloniaux, ce n’est pas un « bon geste » du maître, mais très précisément la mort de ce maître. En outre, dans le cadre même de cette évolution, il est fréquent de constater la « mauvaise volonté » des administrateurs français, leur mouvement d’humeur contre la parcelle de liberté donnée aux « Nègres », leur rage devant cette atteinte à la suprématie du blanc. Et il faut souligner le comique de certains parlementaires coloniaux qui menacent de rappeler des administrateurs français hostiles à la Loi-Cadre.
Une saine analyse du colonialisme français à la quatrième année de la guerre d’Algérie aurait dû conduire ces parlementaires à envisager cette « mauvaise volonté » moins comme un fait individuel que comme l’expression d’un colonialisme encore très solide sur ces positions et comme le signe, qu’en France, tout serait mis en œuvre pour interdire une quelconque évolution des pays coloniaux et une quelconque atteinte au pacte colonial.
Ce qui se passe aujourd’hui en France, en Algérie, appartient au même processus que les « mauvaises volontés » d’administrateurs ou de colons.
Jeunesse des pays coloniaux !
Depuis quatre ans nous ne cessons de répéter à ceux qui siègent dans les Assemblées françaises que le colonialisme français ne fera l’objet d’aucune opération magique et qu’il est vain d’en espérer une progressive disparition.
L’avenir sera impitoyable pour ces hommes qui, jouissant du privilège exceptionnel de pouvoir dire à leurs oppresseurs des paroles de vérité, se sont cantonnés dans une attitude de quiétude, d’indifférence muette et quelquefois de froide complicité.
M. Houphouët-Boigny (Ancien président de la Côte d’Ivoire, NDLR), député africain et Président du R.D.A., a, il y a quelques jours, accordé une interview à la presse. Après des considérations absurdes sur l’évolution souhaitée d’une Afrique ceinte du drapeau tricolore, il en arrive à la question algérienne et n’hésite pas à affirmer que l’Algérie doit demeurer dans le cadre français.
Ce monsieur, depuis plus de trois ans, s’est fait l’homme de paille du colonialisme français. Siégeant dans tous les gouvernements, M. Houphouët-Boigny a assumé directement la politique d’extermination pratiquée en Algérie.
Ayant à sa droite M. Lacoste et MM. Morice ou Chaban-Delmas à sa gauche, M. Houphouët-Boigny a cautionné de façon impardonnable une politique qui a endeuillé la nation algérienne et compromis pour de longues années le développement de notre pays.
M. Houphouët-Boigny s’est fait le commis-voyageur du colonialisme français et il n’a pas craint de se rendre aux Nations-Unies pour y défendre la thèse française.
M. Houphouët-Boigny est docteur en médecine. Il était ministre de la Santé de M. Gaillard. C’est sous son règne qu’eut lieu Sakiet Sidi Youssef. Les ambulances de la Croix-Rouge Internationale y furent mitraillées, bombardées, éventrées. Des dizaines de femmes et d’enfants furent coupés en deux par les rafales de l’aviation française.
L’Africain Houphouët-Boigny, le docteur en médecine Houphouët-Boigny, n’ont pas craint l’un et l’autre de revendiquer cette barbarie et de se déclarer solidaires des militaires français.
M. Houphouët-Boigny, en bon ministre de la République française, a estimé que son devoir était d’assumer Sakiet, de féliciter la vaillante armée française et d’appuyer en toute solidarité ministérielle les pressions sur le gouvernement tunisien.
Aux belles heures de l’impérialisme français, ce pouvait être une sorte d’honneur pour un colonisé de faire partie du gouvernement français. Cet honneur sans responsabilité ni risque, cette complaisance puérile à être ministre ou Secrétaire d’État, pouvaient à la rigueur être pardonnés.
Or, depuis dix ans, il est devenu proprement intolérable et inacceptable que des Africains puissent siéger dans le gouvernement du pays qui les domine.
Tout colonisé qui accepte aujourd’hui un siège gouvernemental doit savoir de la façon la plus claire qu’il aura à cautionner, tôt ou tard, une politique de répression, de massacres, d’assassinats collectifs dans l’une des régions de « l’Empire français ».
Lorsqu’un colonisé comme M. Houphouët-Boigny, oublieux du racisme des colons, de la misère de son peuple, de l’exploitation éhontée de son pays en arrive à ne pas participer à la pulsation libératrice qui soulève les peuples opprimés et que, en son nom, tous pouvoirs sont donnés aux Bigeard et autres Massu, nous ne devons pas hésiter à affirmer qu’il s’agit ici de trahison, de complicité et d’incitation au meurtre.
Jeunesse d’Afrique, de Madagascar, des Antilles, les militaires de vos patries respectives enrôlés de force dans l’armée française ont rejoint avec enthousiasme les rangs de l’Armée de Libération Nationale algérienne. Aujourd’hui, côte à côte avec les patriotes algériens, ils poursuivent une lutte héroïque contre l’ennemi commun.
Le F.L.N. qui dirige le combat du peuple algérien s’adresse à vous et vous demande de faire pression sur vos parlementaires pour les obliger à déserter les Assemblées françaises.
L’heure est venue pour tous les coloniaux de participer activement à l’éreintement des colonialistes français.
Où que vous soyez, il faut que vous sachiez que le moment est arrivé pour nous tous d’unir nos efforts et d’assener le coup de grâce à l’impérialisme français.
Jeunesse africaine ! Jeunesse malgache ! Jeunesse antillaise ! Nous devons, tous ensemble, creuser la tombe où s’enlisera définitivement le colonialisme !
El Moudjahid, No 24 du 29 mai 1958.