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Mohamed Mir, l’amour à l’épreuve du virtuel


Lauréat du Prix Artissimo-Mare Nostrum de la nouvelle littéraire, décerné samedi 13 décembre à Alger, Mohamed Mir, correspondant de Twala à Sidi Bel-Abbès, a été distingué pour Le Mirage d’Estelle, un texte qui interroge avec finesse la persistance du désir à l’ère des illusions numériques. À travers une intrigue apparemment simple, l’auteur propose une méditation subtile sur l’authenticité des sentiments, la lucidité et le consentement à l’illusion.

Le jury, présidé par l’éditeur Lazhari Labter, était notamment composé de Meriem Guemache, Mustapha Benfodil, Bachir Mefti et Hamid Bouhbib.

Le récit met en scène Amir, journaliste à la retraite de cinquante-trois ans, installé à Sidi Bel-Abbès. Solitaire, cultivé, attentif aux signes ténus du monde, il noue sur un forum littéraire une relation épistolaire avec Estelle, jeune Parisienne d’origine oranaise. Leurs échanges, nourris de poésie maghrébine et de références au raï ancien, construisent progressivement une intimité intense, fondée moins sur la rencontre physique que sur la circulation des mots, des souvenirs et des affects.

Très vite pourtant, le doute s’installe. Les photographies envoyées par Estelle semblent trop parfaites, sa voix trop lisse. Un logiciel de détection attribue à 94 % la probabilité d’une fabrication par intelligence artificielle. Amir se retrouve alors confronté à une question vertigineuse : faut-il rompre au nom de la vérité factuelle, ou poursuivre en pleine conscience une relation peut-être illusoire, mais émotionnellement vivante ?

Ce qui aurait pu se réduire à un récit de « catfishing » se transforme, sous la plume de Mir Mohamed, en une réflexion philosophique sur la valeur du désir et le statut de l’illusion. Amir ne choisit ni la naïveté ni le déni, mais une lucidité paradoxale : savoir que l’on rêve et accepter néanmoins la fécondité de ce rêve. En ce sens, la nouvelle interroge frontalement notre rapport contemporain aux technologies de simulation, non pour les condamner, mais pour mesurer ce qu’elles révèlent de nos besoins affectifs.

La richesse du texte tient aussi à sa construction narrative. Mir Mohamed superpose plusieurs strates : un récit réaliste ancré dans le quotidien de Sidi Bel-Abbès ; une méditation introspective sur l’amour, l’âge et la solitude ; et une dimension poétique nourrie de références au melhoun et au raï ancien. Cette écriture palimpseste confère à la nouvelle une profondeur singulière, où chaque niveau de lecture dialogue avec les autres.

L’usage assumé du multilinguisme — français, arabe dialectal, tamazight — sans notes explicatives, participe de cette densité. Loin de l’effet d’exotisme, cette polyphonie linguistique reflète la complexité identitaire du personnage, partagé entre héritages culturels et modernité numérique. Les chansons de raï, citées ou évoquées, jouent un rôle central : elles commentent l’action à la manière d’un chœur, donnant voix à une sagesse populaire fondée sur l’expérience du manque et de la blessure amoureuse, le grayeh.

La ville de Sidi Bel-Abbès occupe elle aussi une place essentielle. De la Macta à la Mekerra, des lieux culturels aux marges clandestines, l’espace urbain devient un personnage à part entière, porteur de mémoire et d’affects. Cet ancrage géographique donne au récit une matérialité qui contraste avec la virtualité de la relation amoureuse, renforçant ainsi la tension centrale du texte.

Sur le plan stylistique, la prose de Mir Mohamed se distingue par son élégance classique et son attention au rythme. Les phrases, amples sans être pesantes, traduisent une filiation assumée avec les grandes voix du roman maghrébin francophone, tout en intégrant une conscience aiguë des mutations contemporaines. Les images, précises et sensorielles, témoignent d’un travail minutieux sur la langue.

En filigrane, Le Mirage d’Estelle dialogue avec une tradition littéraire plus large. On y perçoit des échos de Borges, pour qui l’illusion peut contenir une forme supérieure de vérité, ou de Proust, dans la manière dont l’écriture redonne accès à une intensité perdue. Mais ces influences se trouvent réinterprétées à l’aune d’une sensibilité maghrébine, où le désir se pense moins comme possession que comme épreuve.

En consacrant Mir Mohamed, le Prix Artissimo met en lumière une œuvre qui, sans céder aux effets de mode, saisit avec justesse les bouleversements de notre époque. Le Mirage d’Estelle rappelle que, même dans un monde saturé de simulacres, l’essentiel demeure peut-être la capacité à éprouver, à créer et à consentir, lucidement, à ce qui nous fait vibrer.

Âgé de 77 ans, Mohamed Mir est journaliste basé à Sidi Bel-Abbès. Statisticien de formation, il a travaillé aux services agricoles de sa ville natale avant de rejoindre l’Agence de presse algérienne (APS), où il a exercé comme journaliste. Il a également collaboré avec les quotidiens nationaux Le Matin et Horizon, avant de revenir au journalisme de terrain pour la presse locale de l’Ouest algérien, notamment pour La Voix de l’Oranie, aujourd’hui disparue.

Collaborateur de Twala depuis quatre ans, Mohamed Mir s’est fait remarquer par des textes attentifs aux mutations sociales et environnementales. Il a notamment été distingué par le Prix de l’environnement pour un grand reportage consacré à la vie dans la steppe algérienne frappée par la sécheresse, décrivant avec précision les bouleversements silencieux du quotidien rural.

Avec Le Mirage d’Estelle, l’auteur franchit un seuil littéraire. Cette nouvelle primée par le Prix Artissimo marque l’émergence d’un nouvelliste qui transpose son regard de journaliste vers la fiction, sans renoncer à l’acuité d’observation qui caractérise son travail. En s’emparant des transformations induites par les technologies numériques, Mohamed Mir prolonge, sur un autre registre, son interrogation sur les formes contemporaines de la fragilité humaine et sociale.