Nourrie par ses lectures depuis l’enfance, Muriel Troadec met en lumière des auteurs d’horizons variés — du Congo au Burkina Faso — et souligne l’importance de donner une place au polar, aux fresques historiques ou aux récits d’anticipation. Elle revient sur les défis de diffusion, le rôle de la diaspora et la force des voix féminines qui bousculent le paysage littéraire. Malgré les contraintes économiques, elle garde intacte son ambition : publier, transmettre et ouvrir de nouvelles pistes, notamment par l’audio et l’audiovisuel, pour faire entendre encore plus loin les récits africains.
- Peut-on dire que Les Lettres Mouchetées est une maison engagée ? Quels sont les combats que vous souhaitez porter à travers vos publications ?
 
Muriel Troadec : Toute expression écrite et diffusée en vue d’être lue et assimilée est un engagement en soi. Dès le départ, créer Les Lettres Mouchetées était un engagement en faveur de la littérature africaine et tout ce qu’elle porte : partager et transmettre l’engagement de mes auteurs.
J’ai moi-même été nourrie et façonnée par mes lectures dès le plus jeune âge, à mon tour, j’ai besoin de faire passer les mots pour faire connaître l’univers africain. En Europe, dans l’esprit de beaucoup de gens, L’Afrique est une sorte de fantasme alimentée par des clichés… ou une actualité télévisée déformante et contextuelle… à travers mes publications, je souhaite qu’on la découvre sous ses multiples facettes ; qu’on perçoive sa réalité, ses maux, sa culture, ses traditions, son histoire, sa spiritualité, sa nature, sa vérité en quelque sorte.
- Comment sélectionnez-vous les manuscrits ? Qu’est-ce qui vous frappe en priorité dans un texte ?
 
Dès les premières lignes, je dois avoir envie de poursuivre la lecture. Deux aspects sont essentiels à mes sélections : l’écriture et le thème abordé. Le contenu doit avoir du sens, une raison d’être. Le roman doit servir une cause, être utile, aider à la compréhension du monde. En principe, je perçois assez vite si les ingrédients sont réunis…
- Les auteur(e)s que vous publiez viennent d’horizons divers. Pourriez-vous nous présenter quelques voix fortes de votre catalogue ?
 
L’ancrage des LM est indiscutablement congolais, cru littéraire exceptionnel depuis des décennies et continue de l’être. Puis, j’ai ouvert les portes de la maison au gré de mes rencontres et des sollicitations venues des contrées voisines ou d’ailleurs.
Quelques personnalités sont en effet incontournables parmi nos écrivains : Dibakana Mankessi, écrivain et sociologue originaire du Congo, son roman Le psychanalyste de Brazzaville, doublement primé, (Grand Prix Afrique 2023, Prix Orange du livre en Afrique 2024) apporte un nouvel éclairage sur la construction de Brazzaville ; Monique Ilboudo, universitaire et femme engagée du Burkina Faso, récompensée du prix littéraire (étranger) des Droits de L’homme avec Carrefour des veuves (2021) ; Janis Otsiemi (Gabon), précurseur du polar africain contemporain, dirige notre collection polar « Sokoto » ; Alphonse Chardin N’Kala, enseignant, journaliste, écrivain congolais, gardien de la culture congolaise, met à l’honneur la rumba congolaise dans son dernier roman, Au crépuscule du rêve ; Christian Gombo Tomokwabini (RDC) véritable agitateur culturel à Kinshasa, qui bouscule les consciences avec son roman, Maudit soit-il… ; Godefroy Mwanabwato (RDC) qui revisite l’histoire post-coloniale de la RDC… ; Christian Eboulé, journaliste d’origine camerounaise, qui retrace le parcours romancé d’un soldat gabonais, Charles N’Tchoréré, au service de la France pendant les deux guerres mondiales, Le Testament de Charles, et qui a reçu le Grand prix du roman historique en mars dernier… et je ne peux pas les citer tous…
Enfin, tout comme les maisons d’éditions françaises qui donnent un espace éditorial aux plumes africaines, Les Lettres Mouchetées accueille aussi des plumes françaises de qualité comme Kurt-Jaïs Nielsen qui explore le génocide rwandais dans Ils ont abattu les grand arbres, ou des créations métissées franco-congolaises comme L’invité au Goncourt (finaliste au Goncourt des animaux) de Laurence Kiehl & Pascal Ashuza, ou encore Ce qu’il faut de sanglots de l’écrivain et cinéaste Léandre-Alain Baker & Anna Maria Celli, poète et écrivaine. Des petits bijoux… La mixité fait aussi des merveilles en matière littéraire.
- Parlez-nous de votre regard sur la littérature africaine contemporaine. Quelles grandes évolutions avez-vous constatées ces dernières années ?
 
La littérature africaine s’est toujours distinguée par sa créativité innovante, mais avec le temps, les auteurs contemporains se sont démarqués du cadre classique de la littérature coloniale qui encadrait la littérature africaine des pères. Elle se veut le miroir de l’évolution de la société en rapport avec le monde qui change, elle aborde des thèmes universels, avec la perception de l’Afrique dans la mondialisation. L’Afrique se lit à travers des récits qui captivent et éduquent les nouvelles générations. Elle est de plus en plus audacieuse et raconte sans fard : elle se raconte de l’intérieur ou avec le recul de ceux qui l’ont quittée.
- Selon vous, existe-t-il une « littérature africaine » ou faut-il parler de « littératures africaines » tant les styles, langues, enjeux sont multiples ?
 
En effet, il faut distinguer les différents terreaux littéraires africains nés de différentes cultures, mais au final, elle forme un tout riche de diversité. En Afrique subsaharienne, malgré les différences, elle constitue le socle de la littérature francophone en Afrique.
- Les récits africains sont souvent associés à des thématiques comme le colonialisme, la guerre, la migration. Comment les auteurs d’aujourd’hui renouvellent-ils ces récits, voire s’en détachent-ils ?
 
Certes, ces thèmes sont des constantes mais comment pourrait-il en être autrement ? les écrivains africains explorent l’héritage de la colonisation et son impact sur l’évolution des sociétés. Difficile de s’en détacher puisque c’est inhérent à l’histoire, mais ils s’attachent aussi à raconter leurs traditions culturelles, les nouveaux enjeux économiques, sociaux-politiques et environnementaux et les projections sur l’avenir. Le roman d’anticipation fera aussi partie de la palette littéraire africaine.
- Assiste-t-on, selon vous, à une nouvelle prise de parole des femmes autrices africaines ? En quoi leurs écritures changent-elles le paysage littéraire ?
 
Depuis Une si longue lettre de Mariama Bâ, des voix de femmes se sont élevées comme celle de Fatou Diome, ou de Aminata Sow Fall, entre autres, pour briser des tabous et s’inscrire dans l’évolution et le droit des femmes dans la société africaine. Les femmes sont à la fois mères et guerrières, leurs expressions dans le paysage littéraire sont synonymes de progrès et d’émancipation.
- Quel rôle la diaspora joue-t-elle dans le renouvellement des écritures africaines ? Existe-t-il une tension ou une complémentarité entre enracinement local et regard global ?
 
Avec le recul, on voit les choses différemment, et la distance libère de certaines contraintes. On pose un regard global et on écrit sans le couperet de la censure. L’éloignement de certains contextes joue un rôle essentiel dans la liberté d’expression…
- Quelle place occupe aujourd’hui la littérature en langues africaines dans le monde éditorial ? Avez-vous envisagé de l’intégrer à votre ligne éditoriale ?
 
Les langues africaines sont essentielles au pays, une sorte de cordon ombilical qu’on ne coupe jamais vraiment, mais s’agissant de littérature, il faut un fil conducteur pour communiquer et s’adresser au plus grand nombre, et au-delà de l’Afrique. Je résumerai les choses avec un extrait du roman de Monique Ilboudo, Si loin de ma vie : « Pour lui comme pour mon père, la langue française était une prise de guerre, ramenée dans leur barda. Ils y tenaient et la maniaient avec beaucoup de liberté, la colorant et la métissant à leur façon. »
La langue est une bouche armée…
- Quel rôle la littérature peut-elle jouer dans les sociétés africaines contemporaines ? Peut-elle encore être un levier de transformation sociale ?
 
indéniablement, la littérature est un levier de transformation sociale et d’émancipation, mais pour cela, encore faut-il généraliser l’accès au livre en Afrique. Quel chemin la littérature peut-elle emprunter dans des pays où le taux d’alphabétisation est encore trop faible ? Quelle place accorder à la littérature quand les priorités vitales sont multiples ? Il faut répondre à ces questions avant de penser que la littérature pourrait devenir un levier de transformation sociale dans certaines sociétés africaines.
- Les jeunes générations d’auteur(e)s africain(e)s vous semblent-elles engagées dans des luttes mémorielles, politiques ou identitaires ?
 
Absolument. Cela revient à travers la plupart de nos publications et rejoint notre engagement.
- Comment percevez-vous la réception de la littérature africaine par les institutions littéraires francophones (prix, médias, salons) ? Les choses évoluent-elles ?
 
Même si elle est en constante évolution, sa diffusion est encore insuffisante et cloisonnée, elle reste le privilège de certains éditeurs et leurs auteurs.
- Comment évolue le lectorat africain aujourd’hui, sur le continent comme dans la diaspora ? Quels défis cela pose-t-il pour un éditeur indépendant ?
 
Je ne vise pas que le lectorat africain mais tout le lectorat francophone, en France, en Belgique comme au Canada. Les défis sont nombreux et parfois difficilement surmontables pour un petit éditeur indépendant.
- Pour conclure, quels projets ou nouvelles directions souhaitez-vous explorer prochainement avec Les Lettres Mouchetées ?
 
À chaque jour suffit sa peine… il faut tenir pour durer. Chaque nouvelle publication est une aventure… en septembre est paru chez Les Lettres Mouchetées, Fromage-Cacao de Fidèle Goulyzia. Il s’agit du quatrième roman de cet écrivain journaliste ivoirien qui vient d’obtenir le Grand Prix national Bernard Dadié, à Abidjan, pour son précédent ouvrage, Malo-Woussou, une perle. Native d’Abidjan, je suis fière de produire un compatriote… Celui-ci n’a pas laissé sa langue dans sa poche, et son style est savoureux. Il est sans nul doute l’un des prochains grands écrivains de l’Afrique de l’Ouest.
J’ai encore d’autres projets de publication en salle d’attente à consulter, tous dignes d’intérêts. Le plus difficile est de faire face aux contraintes économiques, tenir pour durer… J’aimerais idéalement diversifier nos productions par des adaptations audio et audiovisuelles pour leur donner une plus large visibilité.