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« Qu’avons-nous fait de Fanon? »

Au colloque « Fanon l’Algérien », organisé par Twala les 6 et 7 décembre à la chambre claire, chercheurs, artistes et témoins ont interrogé l’héritage d’un homme pour qui soigner, écrire et lutter relevaient du même combat : libérer et réparer l’humain.


Le colloque « Fanon l’Algérien », organisé par Twala les 6 et 7 décembre à La Chambre claire, a réuni chercheurs, écrivains, artistes, cinéastes et lecteurs pour penser la figure du psychiatre martiniquais, acteur majeur du combat anticolonial. Deux journées denses, où l’on a parlé autant de blessures psychiques que de libération nationale. Le premier panel rassemblait Seloua Luste Boulbina, philosophe, Fatma Oussedik, sociologue, et Mehdi Lallaoui, réalisateur. Les trois regards ont porté une même ligne : penser Fanon à hauteur d’homme.

Seloua Luste Boulbina est revenue sur ce qui fonde la singularité de Fanon : son regard clinique, indissociable de sa pensée politique. Seloua Luste Boulbina explique sa démarche en ces termes : « le geste de décolonisation : passer du “il(s)/elle(s)” à la première personne ».

Fanon, explique-t-elle, au lieu d’adopter une approche anatomique (disséquer, découper, analyser), propose une logique clinique. « La clinique est importante parce qu’elle part de l’humain couché pour le relever. Et en Martinique, “rester debout” est fondamental », dit-elle. De l’homme brisé, donc, on fait un homme debout. Pour Fatma Oussedik, ceci est très important car lié au concept d’aliénation, repris à travers la critique de l’anatomie – critique du regard colonial sur l’humain comme objet – pour interroger l’aliénation, depuis la condition du colonisé.

« Cette réinvention, dit-elle, touche aussi le domaine de la culture, à laquelle on peut rattacher notamment la pensée de Gramsci : la culture devient un lieu qui nourrit la pensée et éclaire le rôle qu’elle joue dans la formation des rapports sociaux. J’ai pu l’observer moi-même à travers mon rôle de témoin après l’indépendance. En allant à l’hôpital psychiatrique de Joinville, il y avait encore Abderrahmane Aziz. C’est précisément le musicien sur lequel Fanon s’est appuyé pour intégrer la culture du colonisé dans sa thérapie », précise-t-elle.

Formé en France puis engagé dans la guerre de libération nationale, Fanon refuse le fatalisme psychiatrique de son époque. Pour lui, il s’agit d’abord et avant tout de réparer un être meurtri par un système de domination. Fanon arrive d’abord en France, se confronte au racisme et commence à repenser la question du droit. Il rencontre aussi les Algériens et, alors, il est confronté plus largement à la condition du colonisé.

Il interroge la condition de négritude : la peau ne définit pas l’homme. Ce qui le définit, c’est la position que lui impose le regard du colon : c’est le colon qui fait le colonisé. « Ce qui opère un renversement. Un renversement sur le plan de la pensée mais aussi une révolution sur le plan de la pratique. Au lieu d’être pris dans le regard du colon, il part du désir (désir de liberté, désir de savoir, désir d’exister). Cela replace les choses et la vision du monde : la chosification coloniale nie ce désir », explique Bulbina.

Mehdi Lallaoui, réalisateur et écrivain, confie que lorsqu’il avait 20 ans, il était choqué de savoir que Fanon puisse soigner les mercenaires. « Mais le fait est que Fanon travaille pour réparer l’humain, colonisé ou colonisateur, le torturé et le tortionnaire », admet-il aujourd’hui.

Réparer l’humain

Il retrace alors la rencontre fondatrice entre Fanon et Francesc Tosquelles, psychiatre républicain espagnol passé par l’exil et les camps. « En 1951, Fanon présente une thèse, qui a été refusée. Puis il rencontre Francesc Tosquelles, républicain espagnol exilé ayant traversé la guerre. Interné en 1939 avec cinq cent mille réfugiés espagnols, Tosquelles devient psychiatre à Saint-Alban. Il travaille sur la psychothérapie pour soigner les combattants républicains. Et, il forme même des prostituées, considérant qu’elles connaissent mieux que quiconque les hommes ». Il poursuit : « Saint-Alban est l’un des rares établissements où l’on ne se contente pas d’enfermer les “fous” : on libère, on fait sortir les patients, on les met au travail, on les rend à la vie. Il y a eu quarante-cinq mille morts, pendant la Deuxième Guerre mondiale, dans les hôpitaux psychiatriques, mais pas là, parce qu’on a choisi l’ouverture plutôt que la réclusion ».

Fanon s’inscrit dans cette lignée : reconstruire les référents sociaux et culturels, réparer l’humain, relever les corps, penser par l’expérience vécue. Tosquelles et Fanon ont fondé leur travail sur une idée simple : pour reconstruire un individu, il faut lui rendre des repères- culturels, sociaux, symboliques. Comment recréer des référents pour réaccorder ceux qui ont été brisés, c’est précisément ce qu’ils ont cherché à faire. « Leur rencontre, dit Lallaoui, ouvre un dialogue nourri par une correspondance importante, où l’on voit se rapprocher deux pensées décidées à réorienter la psychiatrie : remettre l’humain au centre, avant la gestion, avant le dispositif administratif ».

Cette approche de Fanon, explique Seloua Luste Boulbina, est fondée sur la « déchroniatrie » ( Ndlr: Saloua Boulbina rectifie ce qu’elle qualifie d’un « beau lapsus » de notre part : il s’agit de la « déconniatrie » : L’individu ne se rappelle de rien. On l’autorise à déconner).

« On enlève ce qui enferme, on ouvre. La psychiatrie n’est plus l’hôpital clos : c’est l’institution qui s’ouvre, qui se transforme, qui fait sortir. C’est pourquoi son œuvre se propage mondialement. Si Fanon avait parlé uniquement pour les Algériens ou les descendants d’esclaves, elle n’aurait pas pu s’exporter, elle serait restée cantonnée. Mais sa pensée touche à l’humain en général, et c’est pour cela qu’elle voyage, notamment vers l’Est, qu’on regarde trop peu », explique-t-elle.

Une reconnaissance tardive

Il faut dire que la figure de Frantz Fanon a traversé le demi-siècle, mais que sa reconnaissance a été tardive, notamment en France. Seloua Luste Boulbina analyse ce fait en ces mots : « La postérité de Fanon est profonde et expansive. Sauf que cette reconnaissance est venue très tardivement. En France, longtemps, Fanon est resté marginal. Il a été laissé de côté précisément parce qu’il s’est intéressé aux Algériens. Fanon a eu une très faible postérité en France. Bourdieu, qui était en Algérie, le considérait comme un “gauchiste”. Les “Damnés de la terre”, ça n’intéressait pas les Français ».

Aussi, la postérité de Fanon s’est-elle construite au loin, sur d’autres terres, dans d’autres luttes. On retrouve la trace de Fanon en Nouvelle-Calédonie. Là, dans les années 1960, les Kanaks comptent à peine quelques bacheliers. Une élite minuscule a pu étudier en France et découvrir ainsi Fanon.

« La Nouvelle-Calédonie, c’est un cas particulier dans le paysage colonial français : une colonie britannique francisée, qui dénonce la brutalité et l’inhumanité des Britanniques tout en les reproduisant. Nidoïsh Naisseline, fils d’un chef national kanak, issu d’une lignée loyale, arrive en France. Et là, il découvre Fanon. Et Fanon lui parle. « Peau noire, masques blancs » devient son livre de chevet. Pourquoi celui-là plutôt que « Les Damnés de la Terre » ? Parce que la racialisation des Kanaks est une racialisation particulièrement abominable. Si elle est abominable pour tous les peuples noirs, pour les Kanaks elle se joue surtout sur le corps : la peau comme marque de sous-humanité », explique Seloua Luste Boulbina.

Là, elle ouvre une parenthèse pour mieux expliquer le système de racialisation du système colonial : « pour les Algériens, c’est autre chose : la racialisation est passée par la psychiatrisation. L’Algérien apparaît, dans le savoir colonial, comme congénitalement violent. Et ça se poursuit encore aujourd’hui. Dans le monde européen, la structure reprend l’antisémitisme : le Juif associé à l’argent, l’Arabe et le Musulman associés à la violence. C’est un résidu structurel de la racialisation coloniale. Les Kanaks étaient en dessous du Français, mais encore en dessous de l’Algérien : le degré zéro de l’humanité. Et dans les années 1980, on défendait encore l’existence de races. Les débats actuels sont encore traversés par ces frontières raciales ». C’est pour ça que Fanon a parlé à certains Kanaks. Il leur disait comment l’oppression se bâtit.

Fanon au Japon

À l’autre bout du monde, le Japon devient un autre foyer de réception. Et là, deux voies se distinguent. Seloua Luste Boulbina décortique : « Il y a deux voies d’entrée là-bas. Par le haut : les universitaires, notamment francophones, les sartriens. La préface de Sartre aux Damnés est traduite en japonais avant le livre, lue d’abord en français par les intellectuels japonais francophiles et francophones. Et puis l’autre voie, plus intéressante à mon avis, par le bas, via la diplomatie algérienne avant l’indépendance. En Algérie comme en France, on se focalise sur la guerre. Et on oublie souvent que la victoire algérienne est aussi stratégique, diplomatique, politique. L’Algérie a isolé la France sur la scène internationale, l’a désignée comme État voyou, qui a été lâché par les Américains. Ce travail ne visait pas seulement les États-Unis ou le bloc soviétique : il visait aussi le Japon. Il y a eu des interventions algériennes dans les conférences étudiantes de gauche, des prises de parole dans les mouvements anti-nucléaire. Des figures comme Abderrahmane Kiouane et Abdelmalek Benhabyles ont porté la voix algérienne au Japon, ce qui a fait circuler Fanon et la lutte anticoloniale ».

Elle évoque aussi le nom de Michihiko Suzuki, l’un des premiers à avoir introduit Fanon au Japon. « Il était venu en France en 1954 où il a rencontré des Tunisiens, puis des Algériens. Il devient en quelque sorte un porteur de valises. Et, il sera même convoqué par la DST. De retour au Japon, il devient naturellement traducteur et interprète. Il lit alors « L’An V de la Révolution Algérienne », que lui prête Benhabyles, et se convertit au Fanonisme. Sa compréhension de la condition coréenne au Japon et du racisme qui la vise joue un rôle central. En 1968, il défend un Coréen ayant pris des Japonais en otage pour dénoncer le racisme anticoréen. Cet événement provoque une secousse majeure dans la gauche japonaise », explique-t-elle.

Et d’ajouter : « À partir de là se développe une théorie selon laquelle le Japon est à la Corée ce que la France est à l’Algérie. La population coréenne a subi les sévices du Japon en Corée. Les Coréens du Japon sont traités comme les Algériens de France, sachant qu’ils sont dépourvus de nationalité japonaise, y sont traités comme des étrangers permanents ».

« Qu’avons-nous fait de ceux qui ont combattu pour nous ? »

Aussi, Fanon a-t-il été celui qui a déplacé le centre de gravité algérien vers l’Afrique, qui a ouvert des routes politiques, humaines, imaginaires. Avec M’hamed Yazid, Chanderli et d’autres, Fanon a inscrit dans l’ADN diplomatique de l’Algérie indépendante une vectorisation Sud-Sud, jamais tout à fait effacée.

C’est cette dimension-là que rappelle la sociologue Fatma Oussedik. Pour elle, parler de Fanon, c’est retrouver l’enfance, Tunis, un appartement, un homme souriant. « Je le revois, souriant. Lui qu’on disait qu’il ne souriait pas souvent », décrit-elle.

Elle pose la question : « Qu’avons-nous fait de Fanon ? ». Pour illustrer son propos, elle cite le projet de la route Transsaharienne, non encore abouti. « J’ai souvent réfléchi à cette route : désenclaver, relier les peuples, permettre une économie circulante », dit-elle. « Aujourd’hui encore, l’idée persiste, même si les infrastructures ferroviaires nord-sud avancent lentement », explique-t-elle en substance. « Au-delà des contrats — au sens économique — demeure une question : celle des dettes impayées, dit-elle. Je citerai ici l’épouse de Redha Malek, militante. Peu avant sa mort, elle me saisit le bras et me dit : qu’avons-nous fait ? Qu’avons-nous fait de ceux qui ont combattu avec nous ? Ils ont tant donné, tant souffert. Cette dette reste en suspens ».

Dans les premières années de l’indépendance, l’Algérie se sait redevable du vote des pays africains qui ont soutenu sa cause dans les instances internationales. Cette fraternité demeure, mais de façon diffuse.

Et Fatma Oussedik de reprendre cette déclaration – ô combien terrible – d’un commissaire de police, citée dans un article sur l’arrestation des migrants en Algérie. Il dit, à propos d’une femme enceinte : « Heureusement, nous n’avons pas le droit du sol ».

« Et ça, dit Fatma Oussedik, c’est le mot du colon. C’est le mot du colon repris par le colonisé à partir d’un rapport que Fanon avait tenté de déconstruire et que nous pensions avoir déconstruit. Je reste donc avec cette interrogation, et cette incapacité à répondre pleinement à nos questions ».

Fatma Oussedik raconte aussi Josie Fanon, qui lui a parlé de sa rencontre avec Frantz, de ses études de lettres, de son travail à l’université, de ses écrits dans les pages internationales d’El Moudjahid puis Révolution Africaine. « Elle voulait poursuivre le combat, témoigner de cet universel renouvelé dont on parle si peu. C’était une femme chaleureuse », dit Oussedik. Et de chanter, devant une assistance émue, la « chanson de Josie » :

Plus jamais de chambre pour nous,
Ni de baisers à perdre haleine.
Et plus jamais de rendez-vous.
Ni de saison, d’une heure à peine,
Où reposer à tes genoux.
Pourquoi le temps des souvenirs
Doit-il me causer tant de peine.