Comment le cinéma algérien raconte-t-il « la décennie noire », et comment ces œuvres de fiction sont-elles perçues ici, en Algérie, et ailleurs dans le monde ? On pourrait, comme s’apprête à le faire le journaliste arabophone Fayçal Chibani, consacrer tout un ouvrage à recenser et analyser les films qui traitent de cette période de feu et de sang et de ses conséquences.
En la matière, il y a de quoi faire : des films de dénonciation (Rachida de Yamina Bachir-Chouikh, en 2002) aux films contre l’oubli, autrement dit en riposte à la politique dite de « concorde civile » et à son injonction de ne plus faire référence aux années de terrorisme (Le Repenti de Merzak Allouache, en 2013, et Abou Leila d’Amin Sidi-Boumédiène, en 2019), la liste est déjà bien fournie, et le champ des possibles ne cesse de s’élargir, jusqu’à accueillir dernièrement, sur ce sujet délicat, des films de genre.
Dans Les Tempêtes, premier long-métrage de l’artiste contemporaine franco-algérienne Dania Reymond, projeté aux dernières Rencontres cinématographiques de Bejaïa, les disparus et les victimes de la décennie noire reviennent auprès de leurs proches, créant panique et confusion.
Comment vivre avec nos morts et nos remords ? Comment faire le deuil de cette décennie qui a touché un grand nombre de familles algériennes ? Si le film pose des questions pertinentes, il peine à trouver le moyen de les transformer en matière scénaristique dans le cadre du film fantastique qu’il s’est fixé. Les Tempêtes souffre par ailleurs des conditions de sa production. À défaut d’avoir les moyens et les autorisations de le tourner en Algérie, la réalisatrice est allée au Maroc avec un budget du CNC français — et, par conséquent, avec la contrainte de faire parler ses personnages en français à plus de 51 % des dialogues.

Cela donne des scènes parfois involontairement comiques, ce qui accentue la gêne, comme par exemple ces moments où des paysans supposément algériens dialoguent en français avec l’accent marocain. Certes,l’Algérie n’est jamais citée, l’action se passe quelque part en « maghrébie ». Certes, un film peut s’affranchir des règles de vraisemblance, a fortiori quand il veut emprunter les codes du fantastique. Dans l’absolu, on peut tout imaginer, y compris reprendre le classique thème des revenants pour revenir sur cette période traumatisante, mais à condition que la magie de l’illusion opère, c’est la définition même du cinéma. Or, c’est ce qui manque cruellement aux Tempêtes de Dania Reymond. Mise en scène bancale, effets spéciaux sans effet, faiblesse du scénario et manque d’inspiration manifeste des comédiens (Khaled Benaissa, Camélia Jordana, Mehdi Ramdani, Slimane Benouari), qu’on a connus plus performants dans d’autres films.
Les codes du film d’horreur pour nous replonger dans l’enfer de la décennie noire
Dernier venu, Roqia de Yanis Koussim (son premier long métrage visible après Alger by night, qui n’est jamais sorti), ambitionne, lui, d’emprunter les codes du film d’horreur pour nous replonger dans l’enfer de la décennie noire. Ça s’ouvre par un hadith du prophète qui alerte sur « le Sheitane qui peut passer d’un corps à l’autre, comme le sang coule dans nos veines », et ça démarre fort avec une terrifiante scène de massacre, à la manière des images des tueries en masse des GIA, filmées par leurs soins dans le cadre de leur macabre communication.
Dans le noir de la nuit, quelques filets de lumière poisseuse éclairent par flashs le massacre. Filmée caméra et torches à l’épaule, cette scène gore inaugurale est un shocker-paralyseur d’une redoutable efficacité. C’est l’avant-générique de Roqia et, hélas, son seul moment de cinéma. Ensuite, dès que ça commence, ça s’enraye, ça s’enlise, ça ennuie.

Il faut avoir le courage de revoir le film pour comprendre qui est qui dans cette histoire qui se déroule dans deux époques distinctes (début des années 90, et de nos jours). Et il ne faut pas être très regardant sur les incohérences du scénario ni trop râler sur la piètre prestation des comédiens (Ali Namous, Mustapha Djadjam, Hana Mansour, Adelkrim Derradji, Akram Djeghim, Lydia Hanni, Adila Bendimerad) ; d’ailleurs, dans ce genre de productions, ça n’a pas trop d’importance. Ce qui compte dans un film d’horreur, c’est de faire frissonner le spectateur, et hélas, Roqia n’y parvient pas.
À la place, la sidération prend le dessus, car le film renseigne plus sur l’opportunisme de son auteur et sur le cynisme de notre époque. On peut, pour étayer notre propos, spoiler un peu Roqia, pas d’importance non plus : Il y a donc un imam devenu raqi pour sauver les âmes possédées par le démon, mais qui est lui-même possédé, et pas seulement par Alzheimer, et il y a un tueur en chef qui a perdu sa mémoire lors d’un accident de voiture. Et le Sheitan qui passe de l’un à l’autre, « comme le sang coule dans les veines ».
L’Exorciste au pays des « ghadiboun ala allah »
L’Exorciste au pays des « ghadiboun ala allah » ? Une fois de plus, pourquoi pas, ce qui pose problème, ce n’est pas tant l’entreprise laborieuse qui consiste à tenter de faire rentrer au forceps les exactions des tueurs intégristes dans les cases du genre, mais la prétention du film à faire dans le réflexif.
Le film suggère lourdement que le Sheitan qui est la cause des tueries de la décennie noire n’est pas né chez nous (nous, on est des gentils musulmans innocents), et que ça n’a rien à voir avec l’Islam (le vrai, le nôtre, qui est peace and love). Non, le mauvais démon qui est la cause de nos malheurs vient forcément d’ailleurs, ramené par quelques jeunes égarés qui, à défaut d’un visa pour l’Australie, sont allés faire un djihad-tour en Afghanistan.
Et pourquoi on ne l’aurait pas chopé, ce virus, en allant faire le hadj en Arabie wahabite, ou lors d’un des pique-niques entre frères dans les jolies campagnes de Tchétchénie, ou pendant un stage de yoga à Berrouaghia ? La note d’intention du film avait tout pour plaire et rassurer au niveau local et régional. Et de fait, Roqia a tout obtenu : financements algériens (CADC et Ministère de la Culture), financements saoudiens (très gros chèque du Red Sea Fund), financements qataris (Doha Film Institute), financements français (Cinéma du Monde, Instituts français), fonds « Afac » et autres.
Programmé à peu près dans toutes les salles disponibles en Algérie à partir du 22 décembre, le film peut par ailleurs attirer du monde localement tout en poursuivant paisiblement sa grande tournée des festivals du monde. Pourquoi ça va marcher ? Parce que c’est un film roublard au diable. Parce que c’est un film opportuniste et cynique comme son époque. Parce que c’est un bon petit film d’horreur qui inscrit sans prétention l’Algérie (et sa décennie noire) sur la carte du cinéma d’horreur.
Avant de barrer les mentions inutiles, il est vivement conseillé de voir le film de Yanis Koussim. Quitte à ne pas adhérer à son propos et à être déçu par sa forme, comme ce fut le cas dans les festivals de Venise (Mostra) et de Jeddah (Red Sea), où le film fut sélectionné sans être primé, tout à l’inverse du Festival d’Alger, qui lui a décerné le Grand Prix.
Le seul intérêt que présentent les films de Yanis Koussim et de Dania Reymond est peut-être de relancer le débat ouvert par le roman Houris de Kamel Daoud (Goncourt 2024). Au nom de la sacro-sainte liberté totale des écrivains, artistes et cinéastes, peut-on s’affranchir des règles élémentaires de déontologie et
de respect pour les victimes de la décennie noire ? Poser la question, c’est remettre en cause notre soumission aux lois du marché et aux storytellings sans nuances imposés par les puissants. À nos risques et périls.