Chargement ...

Un éditeur en Palestine, entretien avec Gilles Kraemer

Tout est clair. Pourtant, peu de politiques veulent voir. Le soutien inconditionnel à une quelconque entreprise coloniale ne peut que mener au pire et les Jours tranquilles en Palestine nous l’enseigne clairement : nulle paix ne serait envisageable sans l’égalité totale et inconditionnelle des droits entre les personnes qui vivent en Palestine-Israël.


S’habituer au colonialisme ou parler de la Palestine, vraiment, mais comment ? Voici une drôle de question dans un climat délétère où même de sérieux historiens et universitaires se mettent à parler, à propos d’une situation coloniale séculaire, comme les « experts » (en rien du tout !) et tautologues des médias mainstream (BFMTV, CNews et autres poisons pour l’esprit).

Écrites entre les années 2004 et 2015, la republication en un seul volume des chroniques de Gilles Kraemer, Karim Lebhour et Mohammed Kacimi, Jours tranquilles en Palestine (Riveneuve, 2024), apporte un souffle nouveau pour la paix dans un temps de guerre de destruction totale où le « combat pour la civilisation » se prêche par des tapis de bombes, des milliers d’obus lancés intentionnellement sur des civils (déclarés « coupables » du simple fait de demeurer sur leur terre) affamés et sans défense aucune.

Au lendemain du 7 octobre 2023, les réflexes coloniaux rappelant les politiques liberticides du temps des colonies, de la « guerre d’Algérie » surtout, ont refait surface, avec rage : toute contextualisation historique et tentative de comprendre les origines et motivations de la violence des colonisés seraient une « ambiguïté », voire « complicité avec les crimes du terrorisme islamiste ». Mais, et fort heureusement pour ceux qui continuent de s’accrocher vigoureusement à la notion de vérité, des esprits libres émergent dans les pires moments de désespoir pour rappeler les faits, rien que les faits. Ce réel amer que d’aucuns aimeraient occulter, effacer.

  • Faris Lounis : Jours tranquilles en Palestine, réédite en un seul volume des chroniques écrites au fil des deux dernières décennies par Karim Lebhour, Mohamed Kacimi et vous-même. Comment faites-vous résonner aujourd’hui le titre de votre collection, alors qu’une guerre de destruction s’est ouverte en Palestine ?

Gilles Kraemer : C’est de la provocation, clairement. En vérité, cette collection, « Jours tranquilles », raconte des jours « pas tranquilles du tout ». Des jours de crise, les drames qui se multiplient de par le monde : à Damas comme à Kaboul et dans nombre de villes, de pays ensanglantés, en révolution.

L’objectif de la collection est de dire, sous un jour humain, la vie des êtres au milieu de ces crises. Et la provocation passe par le fait de donner à voir, à rebours des caricatures essentialisantes et déshumanisantes des médias mainstream, des scènes de la vie quotidienne, faire entendre la voix des êtres fragilisés qui s’accrochent à la vie. C’est du moins ce que j’ai fait dans mes chroniques de Ramallah.

Me situant à mi-chemin entre la littérature et le journalisme, j’ai rapporté la vie ordinaire palestinienne (les mariages, les jours de marché, les activités culturelles et sportives, etc.) avec ma subjectivité propre, mais en totale fidélité aux faits.

Quelques mois avant le 7 octobre, un éditeur égyptien m’a dit : « Est-ce que la traduction de tes chroniques de Ramallah en arabe aurait un sens ? ». Je les ai relues et j’ai dit :  « oui ». Pourquoi ? Premièrement parce qu’elles démontrent que malgré tout, la vie est possible. Et aussi parce qu’elles témoignent que dans ce que j’ai vu en Palestine, entre 2004 et 2007, toute la catastrophe actuelle était déjà en germe. La situation était intenable. D’ailleurs, elle l’a toujours été. Aujourd’hui, j’ignore même comment la qualifier…

Je pense sincèrement qu’il faut intervenir pour imposer la paix. Sinon, on court vers un suicide assuré, celui des Israéliens comme des Palestiniens. C’est affligeant de voir tout ce qu’on a fait avec les réseaux des Centres culturels français (Gaza, Ramallah, Naplouse, Jérusalem, etc.) partir dans la fumée des obus américains à Gaza, lancés aveuglément sur les civils Palestiniens par l’armée israélienne.

  • Lues aujourd’hui, vos chroniques de Ramallah nous paraissent décrire, déjà en 2004, la colonisation inhumaine sous laquelle vivent les Palestiniens depuis plus d’un demi-siècle. Comment donc des notations quotidiennes peuvent-elles ainsi mieux faire comprendre cette situation coloniale que bien des analyses géopolitiques se voulant savantes ?

Le format de ces chroniques, rédigées dans un style qui emprunte tant au journalisme qu’à la littérature, fidèles autant que possible aux faits, se terminant généralement par un petit décalage ou un trait d’humour, a l’avantage de dépasser la logique macabre des chiffres et de la statistique froide, la déshumanisation horriblement cynique des Palestiniens.

Je persiste à penser que pour trouver une solution en Palestine, il est urgent de réhabiliter l’humain, l’empathie, se mettre à la place d’un peuple à qui on refuse l’autodétermination. Un nouvel humanisme reste à construire et cela relève de la responsabilité de tous. Les pays occidentaux doivent décider d’une solution puisqu’ils ont créé le problème. Les États-Unis et l’Europe ont l’obligation morale d’arrêter de financer et d’armer la machine de guerre israélienne. Sans des pressions politiques et économiques sur Israël, rien ne sera concédé aux Palestiniens.

  • Concises, mais extrêmement dense, les chroniques de Karim Lebhour, dépeignent pour leur part le blocus implacable imposé à Gaza par la colonisation israélienne, les restrictions alimentaires, les humiliations quotidiennes au niveau du poste-frontière d’Eretz et de Rafah, mais aussi les assassinats et les bombardements sauvages, la folle intensification de la répression… N’est-ce pas cette offensive coloniale déjà ancienne, bien plutôt que le rapport au Coran ou à la tradition islamique, qui a donné son vrai substrat à la résistance du peuple palestinien ?

Lorsqu’on se trouve en Palestine, cette Terre triplement sainte, il y a forcément une question religieuse, et donc celle de ses instrumentalisations, de l’aveuglement des ethno-nationalismes irréductibles, de l’exacerbation des intégrismes.

Par ailleurs, il n’y a pas que des Palestiniens musulmans qui résistent ; l’histoire de la résistance des Palestiniens chrétiens est tout aussi importante. Mais, le véritable cœur du conflit, c’est la colonisation, la non résolution de l’injustice faite aux Palestiniens depuis la Nakba (l’expulsion massive de plus de 750 000 Palestiniens de leurs terres) : la dépossession, le droit au retour, la réparation des torts et souffrances infligés à l’ensemble à un peuple dont on a longtemps dit qu’il « n’existe pas », etc.

Tant que ces problèmes ne sont pas réglés, tout sera bloqué. Comment serait-il possible d’exiger la raison, la mesure et la modération des Palestiniens, alors qu’un colonialisme messianique, systématiquement soutenus par l’armée et l’État israélien, ne cesse d’avaler les terres de la Cisjordanie depuis 1967 ? Comment peut-on parler de paix tout en finançant et armant le massacre de masse toujours en cours à Gaza ?

En 2005, une partie significative des Palestiniens a voté Hamas contre la corruption du Fatah. Mais au lieu de respecter leur choix, Israël, les États Unis et l’Europe (même Chirac n’a pas pu s’y opposer) ont décidé de punir ceux qui auraient « mal voté ». Bien que les élections étaient libres, le Hamas, et avec lui les Palestiniens, a été immédiatement sanctionné. Alors que les ministères et les administrations étaient fonctionnelles, il a fallu créer de nouveaux organismes pour transférer l’argent des donateurs internationaux (largement européens) aux fonctionnaires. On a créé des para-ministères pour punir les Palestiniens de leurs prétendus mauvais choix électoraux. C’était une absurdité innommable.

J’ai quitté mon poste à Ramallah avec le sentiment que les pays occidentaux ne font pas ce qu’il faut. Laissent le chaos colonial prospérer. Après, on s’étonne du déchaînement de la violence des colonisés…

  • Les chroniques de Mohamed Kacimi témoignent d’une une vie théâtrale et artistique en Palestine d’une extrême richesse. Quelle place occupent, selon vous, le théâtre, mais aussi le cinéma ou la littérature, dans le long cheminement des Palestiniens vers leur Libération nationale ?

La poésie et le théâtre occupent une place très importante en Palestine. Je pense à la figure de Mahmoud Darwich et ses récitals aux milliers de spectateurs comme à d’autres figures littéraires et artistiques. D’ailleurs, c’est très facile d’organiser des soirées poétiques là-bas, chose qui demeure inimaginable en France. Les compagnies théâtrales sont prospères et les clowns fascinent, occupent une place primordiale dans l’imaginaire des enfants palestiniens. Les festivals de cinéma et de danse se multiplient, la dabké notamment, avec des réappropriations dans le domaine de l’art contemporain. Quand j’étais en poste à Ramallah, j’ai écrit un jour, dans l’un des éditoriaux d’un journal trilingue (arabe, français, allemand) que j’ai créé, que lorsqu’un peuple a tout perdu, seule reste la culture. Les Palestiniens ont compris cette leçon depuis longtemps.

  • Pour finir, pouvez-vous nous dire, comme directeur des éditions Riveneuve, quel rôle vous assignez au livre dans le combat international pour la paix et la libération des peuples ?

En dépit de la méfiance, voire du rejet, que suscite la lecture chez de larges couches sociales de par le monde (et même en France !), je persiste à croire que le livre est un formidable outil pour conserver la culture, la mémoire d’un temps, et faire de la transmission. En tant qu’éditeur, j’ai eu l’occasion de voir cette méfiance et ce rejet à maintes occasions. J’ai pu même la mesurer quand, par exemple, j’ai publié le musicien Kaddour Hadadi (HK) : lors de différents festivals où j’ai tenu un stand de livres, le public manifestait un modeste intérêt pour ses écrits.

D’une manière générale, je dirais qu’un éditeur indépendant comme moi, un marginal du livre en quelque sorte, doit croire que, par-delà la vente de pots de yaourts à laquelle se livrent les grandes machines éditoriales, le plaisir du livre consiste à ouvrir les horizons de la pensée et de l’écriture, prendre des risques et publier des créateurs qui continuent de nous fasciner et de nous éclairer sur l’état actuel et l’avenir du monde par des textes novateurs, dérangeants, pétillants et, surtout, inattendus.


* Gilles Kraemer, Karim Lebhour, Mohamed Kacimi (préface de Dominique Vidal), Jours tranquilles en Palestine, Paris, Riveneuve, 2024, 456 pages., 19,50 euros