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Algérie : la recomposition du religieux à l’épreuve des réseaux sociaux

Alors que les institutions religieuses traditionnelles peinent à reprendre le contrôle du discours, les réseaux sociaux continuent de jouer un rôle de caisse de résonance, voire de catalyseur des tensions dans la société.


En réponse à une question écrite du député du MSP, Ahmed Beldjilali, qui l’a interpellé sur les dispositions prises par le gouvernement pour lutter contre les offenses à la religion, le ministre de la Justice garde des Sceaux, Lotfi Boudjemaa, a rappelé que « ceux qui se rendraient coupables d’offense au Prophète de l’islam ou à ses Compagnons (Sahaba), ou portent atteinte à l’image de cette religion, sont passibles des dispositions fermes du Code pénal algérien ».

Cette réponse intervient alors que la polémique reste vive après la diffusion, très suivie en Algérie durant le mois de ramadan, sur la chaîne saoudienne MBC, de « Mouawiya », un feuilleton à la gloire d’un calife jugé controversé.

La réponse du ministre ,rapportée le 10 avril 2025 par le média conservateur Ech-Chorouk, brandissant la main lourde de la justice contre ce genre d’actes a ravivé les polémiques et fait sortir les extrémistes de tous bords qui ont vite enflammé les réseaux sociaux, désormais défouloir des frustrations générées par la société et nourries par des contraintes imposées aux libertés publiques et privées en Algérie. 

L’article 144-bis 2 du Code pénal punit sévèrement les auteurs d’offenses aux préceptes de l’Islam et les poursuites pénales sont engagées d’office par le ministère public .« Est puni d’un emprisonnement de trois (3) ans à cinq (5) ans et d’une amende de 50.000 DA à 100.000 DA, ou de l’une de ces deux peines seulement, quiconque offense le Prophète (paix et salut soient sur lui) et les envoyés de Dieu ou dénigre le dogme ou les préceptes de l’Islam, que ce soit par voie d’écrit, de dessin, de déclaration ou tout autre moyen », stipule l’article en question.

Or, la polarisation des antagonismes, phénomène encouragé par les algorithmes empêchant tout débat serein, accentue la sensibilité de la question religieuse qui connaît une nouvelle intensité questionnant les bases de cohabitation dans la société algérienne.

Le religieux à l’ère du numérique : de la chaire au live TikTok

En Algérie, comme dans nombre de sociétés contemporaines, le religieux connaît une nouvelle intensité. Ce renouveau s’exprime autant dans les espaces physiques – rues, universités, médias traditionnels – que dans les sphères virtuelles, notamment les réseaux sociaux. Ces dernières années ont vu l’émergence d’un discours religieux polymorphe, intensément débattu sur des plateformes telles que YouTube, Facebook, Clubhouse ou encore TikTok, désormais épicentre de véritables joutes théologiques et idéologiques.

Si la prédication n’a jamais totalement disparu du paysage algérien, elle s’est métamorphosée à mesure que les supports évoluaient. Déjà dans les années 2000, la multiplication des chaînes satellitaires religieuses marquait une première étape dans cette médiatisation de la foi. Qui ne se rappelle pas du lancement de la chaine Iqraa et de son prédicateur vedette l’égyptien Amr Khaled – il compte désormais 32 millions suiveurs sur Facebook dont des millions d’Algériens – qui prônait un Islam modéré ? Mais c’est véritablement avec l’émergence des réseaux sociaux et la crise du Covid-19 que le discours religieux a connu une amplification inédite.

Le confinement, en particulier, a joué un rôle catalyseur. La fermeture des mosquées et l’anxiété collective ont favorisé la diffusion massive de contenus à tonalité eschatologique. Dans ce contexte, les réseaux sociaux sont devenus des espaces de reconfiguration du religieux, où se mêlent récits spirituels, questionnements identitaires, et parfois, appels à la polémique.

YouTube qui a été un premier terrain d’expérimentation où s’affrontaient par vidéos interposées partisans et détracteurs de la religion, a permis à quelques figures de diverses nationalités de se faire connaître, mais n’a cependant pas vu émerger de polémistes algériens.

Facebook a lui aussi longtemps été un espace d’échanges et même une source de gain tant il a été investi par les Ruqats qui administrent, parfois à distance, la roqya aux malades et aux personnes atteintes de sihr. Mais c’est sur Clubhouse que les voix des influenceurs algériens commencent à monter, ces derniers ouvrent, dans des « rooms » privées le débat religieux, avant que TikTok, avec sa forte interactivité et son public jeune, ne s’empare du sujet et s’impose comme le principal canal de prédication et d’échanges.

Une agora virtuelle aux multiples voix

L’une des particularités du paysage religieux numérique algérien est sa diversité. Sunnites traditionnels, chiites, coranistes, athées revendiqués, agnostiques ou encore sceptiques éclairés : toutes les sensibilités y trouvent une tribune. Des figures comme Fakhrou, Mihoub, Benchikh ou encore Phantom animent régulièrement des lives rassemblant parfois plusieurs milliers de spectateurs. Parfois populistes voire à la limite du vulgaire, ces échanges peuvent aussi aborder des thèmes complexes – exégèse, hadiths, théologie rationnelle, logique – et donnent lieu à de véritables confrontations idéologiques en temps réel.

Pour certains, ces espaces incarnent une forme de libération de la parole, une opportunité d’interroger librement les fondements de leur foi ou de remettre en cause l’autorité religieuse. Pour d’autres, ces discussions représentent une atteinte aux valeurs fondamentales de la société algérienne. Des voix s’élèvent alors pour dénoncer une « décadence » spirituelle ou des tentatives de « déstabilisation » culturelle, appelant à une régulation plus stricte de ces contenus.

Entre liberté d’expression et contrôle juridique

Le débat ne se limite pas au champ religieux ; il s’inscrit aussi dans une dynamique politique et juridique. Comme précisé supra, le cadre légal algérien, en particulier l’article 144-bis 2 du Code pénal, prévoit jusqu’à cinq ans de prison pour toute personne reconnue coupable d’avoir offensé le Prophète ou dénigré les principes de l’Islam. Cet article ne peut que nous rappeler le procès Djabelkhir.

En effet, en avril 2021, le tribunal de Sidi M’Hamed, avait condamné l’islamologue Saïd Djabelkhir à trois ans de prison et ce pour « offense aux préceptes de l’islam », avant que l’universitaire ne soit relaxé en appel par la Cour d’Alger en février 2023. Et ce n’est pas un cas isolé.

Fin 2024, ce sont plusieurs personnalités activant sur la toile et abordant des sujets ayant trait à la religion qui ont été arrêtées et poursuivies. La récente réponse du ministre de la Justice, Lotfi Boudjemaa, au député du MSP, envoie donc un signal clair : les autorités entendent surveiller de près les discours en ligne, en particulier ceux émanant de courants considérés comme « déviants », qu’ils soient chiites, coranistes ou apostats. C’est dire que la législation place les « influenceurs » et autres figures visibles du web dans une zone de risque juridique permanent.

Une recomposition du religieux à surveiller de près

Ce que révèle ce phénomène, au-delà des polémiques, c’est une mutation sociétale plus large : la décentralisation de la parole religieuse, sa mise en débat public, et l’émergence d’une pluralité d’interprétations souvent irréconciliables. Le numérique, loin de lisser les différences, agit comme un miroir grossissant des fractures internes à la société.

Alors que les institutions religieuses traditionnelles peinent à reprendre le contrôle du discours, les réseaux sociaux continuent de jouer un rôle de caisse de résonance, voire de catalyseur des tensions.

L’Algérie, comme bien d’autres pays, est confrontée à un défi de taille : comment encadrer ces nouvelles expressions du religieux sans brider les libertés fondamentales ? Et surtout, comment répondre à une jeunesse qui interroge, remet en cause et revendique un droit au doute, dans un monde où les frontières entre sacré et profane sont de plus en plus floues ?