Si le fait semble aussi ancien qu’il est possible de remonter dans le temps, sa conscience, elle, affleure parfois, selon les circonstances de l’histoire chaotique qui se déploie, comme une eau souterraine, comme un vent âpre, comme la braise d’un volcan ; ce fait, c’est le lien essentiel qui unit le peuple algérien et le peuple palestinien ; un chanvre brûlant qui jamais ne se consume, la poésie infinie d’une langue, l’enchevêtrement charnel de mythologies, l’extrême rigueur d’un destin[1].
Sans jamais l’avoir piétinée, j’ai rêvé une nuit, il y a longtemps, de la terre de Palestine. J’ai rêvé de sa couleur, de la texture de ses pierres, de la soif calcaire qui s’emparait de mon regard. Jamais mon rêve ne fut serein. Il y avait, immobiles, silencieux, une gare déserte, des rails rouillés, des signes indéchiffrables. Il y avait un ciel blanc, des ombres humaines, une absence de destination. Mon cœur était inquiet, mais mon âme était tranquille, j’étais ici sur une terre sacrée après tout.
Cette sensation, inconsciente mais tellement réelle, d’être pris dans un espace dangereux mais tellement familier, ne vient pas d’un agencement fantaisiste du hasard. Ce hasard qui choisissait de me transporter une nuit d’Alger en Palestine ne pouvait en être un. Depuis l’enfance, ce nom de Palestine rôdait à la frontière de mon ignorance et de ma conscience naissante de poète porté à aimer l’univers entier, proche ou lointain, et plus particulièrement encore ce qui était à la fois proche et lointain, tels les déesses grecques ou les Indiens d’Amérique.
Depuis, cheminant dans l’initial sentier de la connaissance et de l’amour, je crois comprendre chaque jour un peu mieux le sens des choses et des mots, de ces choses et de ces mots qui déterminent nos vies et nos existences. Je comprends mieux la nécessité vitale de saisir le sens des choses et de les nommer de la façon la plus juste possible. Je comprends mieux l’effort à faire, le sacrifice à accepter, afin de se défaire de l’aliénation qui enserre les êtres en les privant de leur liberté de penser et d’agir, afin de sortir de l’opacité générale et de la confusion qui règne dans les esprits, afin d’accéder à une respiration possible dans le chaos des époques qui s’entrechoquent et se succèdent au prix de tant de souffrance et de malheurs.
Mais l’ironie de l’histoire, ou sa mystérieuse justice immanente, fait que les mots eux-mêmes finissent par mourir d’inanité lorsqu’ils heurtent en un point aveugle, insoupçonné, de leur insouciante croisière l’intense matériau de la vérité historique, lorsqu’ils ont fini d’enfumer la raison, lorsqu’ils s’érigent, une fois de trop, comme des armes empoisonnées de mensonge et de l’arrogance des puissants de l’heure. Ainsi, un jour de décembre 1848, l’Algérie a été solennellement baptisée «Trois départements français», comme, un autre jour de grande ivresse coloniale, en mai 1948, la Palestine s’est soudain transmutée en «Israël, Cisjordanie et Gaza».
Nous savons que, pour l’incessant malheur de l’humanité, l’histoire des peuples est façonnée par les coups de sabre des soldatesques crasseuses dans la chair des innocents, par les coups de ciseaux de bureaucrates, militaires ou diplomates, dans les cartes de la géographie élémentaire des victoires et des défaites, par les flammes avides des cheminées sénatoriales qui dévorent le parchemin des traités conclus à l’instant entre les faibles et les puissants.
Mais peut-être que nous savons moins, parce que la machine universelle de l’aliénation a fait son œuvre dans la conscience des multitudes, accablée par l’accumulation séculaire des fausses vérités et des mensonges repris à l’unisson par le chœur des générations successives des bourreaux et des victimes, les uns et les autres, autant aliénés qu’unis dans leur aliénation, peut-être savons-nous moins que les grands courants de la vie des peuples et des nations ne peuvent simplement pas demeurer perpétuellement dociles, soumis au diktat de la sémantique universelle de la domination et de la raison coloniale triomphante.
Ainsi, un jour de l’été 1962, après plus d’un siècle de luttes et de sacrifices, l’Algérie a retrouvé son nom. Sa longue résistance et son refus de la soumission, ancré dans le cœur des hommes, des femmes et des enfants de ce pays, lui ont permis de vaincre la fatalité, inscrite au fronton de marbre de la loi coloniale, d’un décret d’airain absurde, aussi puissant fut-il. De même qu’il est raisonnable de prévoir, dès aujourd’hui, qu’un jour prochain la Palestine, réunie avec les siens, le retrouvera comme une évidence, et reprendra son nom.
Il est troublant de constater que les dominants ont finalement recours aux mêmes mots, aux mêmes machinations conceptuelles, dans les mêmes circonstances, pour tenter de s’extirper de situations catastrophiques qu’ils ont eux-mêmes créées. Il en va ainsi de la «paix». Un mot tellement usé, tellement malmené, insulté et sali par les dominants qu’il en est devenu proprement insupportable. Les armées conquérantes ont pour seul objectif d’imposer la paix, n’est-ce pas. Les opérations sanglantes de l’armée française en Algérie, les campagnes de torture, l’incarcération par centaines de milliers des Algériens dans des camps de concentration, leur dépossession de leur terre et de leur identité, cette horreur se nommait en effet du joli nom de «pacification».
Lorsque De Gaulle, ayant fini par admettre l’inéluctable défaite de la France coloniale en Algérie, tenta une dernière pirouette pour sauver la face de ses généraux vaincus en prétendant sauver celle des combattants algériens qu’il estimait épuisés après des années d’une guerre terrible qui ne reculait devant aucun moyen de nature à martyriser et à désespérer tout un peuple, cela prit la forme de l’offre d’une «paix des braves», la « paix des braves » consistant en l’arrêt des combats contre des promesses qui n’engageaient que ceux qui seraient assez naïfs d’y croire.
Malheureusement pour les Palestiniens, «la paix des braves» concoctée par les Israéliens et les Américains dans le cadre du «processus d’Oslo» fut acceptée par la direction de l’OLP. Et cette illusion d’une paix prochaine n’a fait que désarmer les Palestiniens et enhardir les Israéliens dans leur entreprise systématique de colonisation de la Palestine. A défaut d’un État, on octroyait aux Palestiniens une «Autorité» sur, non pas un pays mais des «territoires». Contre la promesse d’une négociation sur les frontières, le statut de Jérusalem ou le retour des réfugiés, Israël obtenait le silence des pierres de l’Intifada et, de surcroit, la coopération de la police palestinienne pour assurer la paix aux frontières et la sécurité dans les territoires palestiniens, autrement dit la guerre policière contre la résistance, y compris dans ses velléités ou ses possibilités. En Algérie, l’armée coloniale disposait également de troupes de supplétifs, harkis, goumiers, mais ceux-ci, enrôlés dans les forces coloniales, combattaient ouvertement (même si parfois portant cagoule) leur peuple, sans prétendre incarner une quelconque «autonomie» ou faire partie d’une prétendue «autorité» nationale.
En désarmant, en subjuguant, en divisant les Palestiniens, le soi-disant «processus de paix» a parfaitement atteint ses objectifs. Les «territoires» ont été davantage morcelés et réduits, la colonisation de la Cisjordanie s’est démultipliée, un mur a été érigé du nord au sud de la Palestine, les maisons des Palestiniens ont été quotidiennement détruites, leurs vergers et leurs cultures ont été arrachés, Gaza a été transformé en un camp de concentration insalubre pour deux millions de Palestiniens réduits à l’humiliation, à la misère, au chômage, à la faim, privés d’eau et d’électricité, un «territoire» de l’enfer. Une douloureuse démonstration que «la paix», ici comme ailleurs dans le monde, n’est jamais rien d’autre que la cristallisation d’un rapport de force et, souvent, la traduction la plus méprisante et la plus grotesque des fantasmes du conquérant, du colon, de l’exploiteur, du détenteur du pouvoir d’imposer les lois les plus criminelles qui soient, les lois attentatoires aux valeurs humaines fondamentales, lois qui précisément piétinent ostensiblement le droit, sans même parler de la justice.
En ce mois de mai 2021, l’épisode le plus récent du combat national des Palestiniens pour leur liberté et leur dignité, nous enseigne, une fois de plus, que la douleur des peuples ne disparaît jamais et que leur conscience ne s’évapore pas non plus au soleil des années et des siècles. La conscience de soi, pour les peuples comme pour les individus, se transforme, se transfigure parfois, se nourrit des épreuves, de toutes les épreuves, se transmet dans l’espace et dans le temps, et permet dans certaines circonstances de surprendre et de défier les dominants, quels que soient leur ancrage ou leur puissance.
Ainsi la réaction des Palestiniens à la dernière provocation de l’État colonial israélien, l’agression des habitants palestiniens du quartier de Sheikh Jarrah par des colons protégés par les policiers et puis l’agression par les policiers eux-mêmes des Palestiniens en prière dans l’enceinte de la mosquée d’Al-Aqsa, a donné lieu à un événement historique que personne n’avait anticipé : une réaction, armée ou non, de l’ensemble du peuple palestinien, démontrant une unité nationale comme jamais auparavant entre tous les Palestiniens, qu’ils se trouvent à Gaza, en Cisjordanie, à Jérusalem, en Israël, dans les camps de réfugiés ou dans la Diaspora.
C’est là un événement historique de grande ampleur dont on peut prévoir qu’il aura un impact décisif sur la suite des évènements car, sans préjuger de ses effets à court ou à moyen-terme, il est raisonnable de penser qu’il marque une étape significative dans la formation du projet de la libération nationale du peuple palestinien, de tout le peuple palestinien, où qu’il se trouve aujourd’hui. En effet, alors que ni les dirigeants israéliens, ni le peuple palestinien ne croient ou ne veulent de «la solution des deux-États», l’idée d’une Palestine laïque et démocratique sur l’ensemble du territoire de la Palestine historique, trouve dans cet évènement un fondement nouveau.
Dans le monde d’aujourd’hui, il y a de moins en moins de tolérance pour un État d’apartheid, un État colonial, expansionniste et raciste. Le monde change et les configurations issues de la Deuxième guerre mondiale deviennent obsolètes à mesure que l’humanité est contrainte de faire face aux enjeux majeurs de la démographie et des mouvements de population, du tarissement des ressources naturelles, de l’eau en particulier, dans certaines régions du monde, de l’accroissement des inégalités entre les pays ainsi qu’en leur sein, des évolutions scientifiques et technologiques fulgurantes qui ont pour effet de relativiser distances, territoires, information, et de changer la nature même de la compétition et des conflits internationaux.
Bien entendu, ceci ne garantit en rien une évolution linéaire ou cohérente de l’histoire à venir. La complexité du monde s’accroît sans cesse, plus rapidement en tout cas que les moyens, intellectuels ou institutionnels, de l’appréhender. Et les hommes ont rarement démontré par le passé une propension ou même une capacité à éviter le pire, à échapper à la fascination du pouvoir, de l’argent, de la violence. Le système capitaliste dit «néolibéral» (alors qu’il est, dans toutes ses dimensions, antilibéral, autoritariste, violent et corrompu) qui règne aujourd’hui sur le monde n’a pas vocation à se suicider, en renonçant au culte du profit, en se défaisant par miracle de sa fascination de la conquête, de la domination, de son addiction au mépris et à la violence contre les peuples, y compris «les siens».
Ce système ne changera éventuellement que contraint et forcé par le tarissement des ressources indispensables à sa reproduction, une catastrophe planétaire, ou bien par l’émergence d’une nouvelle civilisation capable de faire le meilleur usage possible de la raison et de la volonté, une civilisation qui émergerait des entrailles de la civilisation actuelle, mais en contrepoint de ses traits les plus marquants, et les plus nocifs, une civilisation alternative capable de gérer la rareté par la solidarité, la production par la sobriété économique et la justice sociale, une civilisation de l’égalité réelle entre les êtres humains et de l’harmonie entre l’humanité et la nature.
Dans cette perspective, optimiste sans être naïve ou absurde, une Palestine laïque et démocratique, de même qu’une Algérie aujourd’hui engagée dans un processus révolutionnaire complexe où le peuple algérien, un demi-siècle après avoir conquis son indépendance nationale, se bat désormais d’une façon absolument pacifique, originale et créatrice, pour la conquête de sa souveraineté politique qui passe par la fin du régime autoritaire et rentier actuel et l’édification d’un État de droit, un État démocratique et social, apparaissent toutes deux comme des sources névralgiques, des points de repère lumineux d’une histoire future non seulement souhaitable, mais possible.
Amin Khan, le 28 mai 2021
[1] Lorsque Saint-Augustin interrogeait ses voisins de son Souk-Ahras (Thagast) natal sur leurs origines, ils lui répondaient : «Nous sommes des Cananéens».