En ce matin du 14 juin 2001, Alger n’était que bruits de bottes des CNS déterminés à affronter les manifestants affluant de Kabylie pour protester contre la répression de la révolte du « Printemps noir » qui avait fait des dizaines de morts. Ce n’était pas la première fois que des manifestants kabyles investissaient massivement la capitale. Ils l’avaient déjà fait à au moins deux occasions mémorables : le 25 janvier 1990 pour le rassemblement du Mouvement culturel berbère devant l’Assemblée, et le 2 janvier 1992, sous la bannière du Front des forces socialistes, pour rejeter la « dictature intégriste » et « l’Etat policier ».
Le spectre de la dictature intégriste s’était éloigné mais l’Etat policier était toujours là, dans toute sa sinistre splendeur. Il vivait son âge d’or avec Abdelaziz Bouteflika qui avait fait du ministère de l’Intérieur, confié à Noureddine Yazid Zerhouni, un centre de pouvoir redoutable. Mais c’était aussi l’âge d’or des contestations populaires après la chape de plomb des années 1990. Parties de Beni Douala, où un jeune homme du nom de Massinissa Guermah avait trouvé la mort dans une brigade de gendarmerie, elles embrasaient le pays entier, épousant dans chaque wilaya les contours de sa situation de hogra particulière.
Les Kabyles, en ce 14 juin 2001, manifestaient pour exiger que les gendarmes qui avaient fait couler le sang de 123 innocents soient châtiés, mais ils manifestaient aussi pour l’emploi et des allocations-chômage pour tous. C’était la première fois, depuis de longues années, qu’on arpentait les rues d’Alger pour le droit et la justice sociale. Et c’est sans doute pour cette raison que la police se sentait investie d’une mission divine, celle de « protéger la capitale » comme si elle était assiégée par la flotte de Charles Quint ou que le comte de Bourmont s’apprêtait à y débarquer ses armées.
Les policiers ne se contentèrent pas de réprimer les manifestants, les brutalisant et les couvrant d’injures xénophobes et parfois racistes. Un mauvais génie anonyme avait eu l’idée de mobiliser aux côtés des forces de l’ordre réglementaires, payées par le contribuable qu’elles ont pour mission de réduire au silence, quelques dizaines de jeunes Algérois qu’irritait ce déferlement de la montagne sur la ville, cet exode rural politique vers El Bahdja, « la plus belle des contrées ». Et nous assistâmes, ahuris, au spectacle de policiers en uniforme et de leurs auxiliaires « civils » poursuivant de leur hargne commune des manifestants, à l’origine pacifiques, dans les rues d’Alger, transformé en champ de bataille.
Sans doute, ces supplétifs inconscients croyaient-ils sincèrement protéger la civilisation algéroise contre la barbarie montagnarde. Sans doute étaient-ils réellement convaincus de ce qu’ils hurlaient à leurs « ennemis » fictifs, à savoir que les Kabyles devaient rester en Kabylie, les Constantinois à Constantine et les Tataouinis à Tataouine-Les-Bains. Ce n’en était que plus affligeant. Mais ce n’était point surprenant dans un pays, cloisonné, segmenté, où les années 1990 avaient réduit le brassage humain à des déplacements forcés de populations. Un « houmisme » de mauvais aloi tenait lieu d’identité citadine. Quand on croit qu’il faut défendre El Biar contre l’étranger venu du lointain Châteauneuf, le Champ-de-Manœuvres contre l’intrus venu du périphérique Ruisseau, comment s’étonner que les Kabyles de Kabylie soient perçus à Alger comme de parfaits envahisseurs ?
Pourtant, ces manifestants n’étaient là ni pour détruire la capitale ni pour admirer ses beautés craquelées. Ils étaient là parce que 123 jeunes existences avaient été fauchées par des rafales de mitraillettes sans que personne, pas même un apprenti-caporal, ne soit inquiété. Ils étaient là parce que même lycéens ou étudiants, leur avenir de chômeurs était déjà écrit dans les livres de la comptabilité nationale. Ils étaient sous le choc d’une répression si féroce que la commission d’enquête officielle dût constater, en juillet 2001, un nombre de blessés présentant une proportion de morts comparable « avec les pertes militaires lors des combats réputés les plus durs ». Ils avaient aussi peur de l’avenir et espéraient que la prospérité financière qui s’annonçait puisse bénéficier aux plus démunis.
Alger, où treize années plus tôt, en octobre 1988, des centaines d’innocents étaient tombés sous les balles, en avait tout oublié : elle avait vécu, dans l’intervalle, une dizaine d’années de terreurs et de contre-terreurs. On ne se souvenait plus de la fusillade de Bab el Oued ni de celle de Bach Djarah. Si on s’en était souvenu, au lieu de prêter main forte à la police, ces dizaines de nouveaux « territoriaux » fanatisés auraient peut-être marché aux côtés des manifestants. Si on s’en était souvenu, une mobilisation kabylo-algéroise, par delà les animosités ruralo-urbaines, aurait fait trembler les ordonnateurs de tant d’assassinats ciblés ou aveugles depuis 1962. Si on s’en était souvenu les « arouchs » seraient devenus « Mouvement citoyen » et, avec un puissant écho à Alger, les contestations de l’« Algérie profonde » n’en seraient pas restées à des jacqueries sans lendemain. Et alors nous n’aurions peut-être subi ni cette multitude de mandats boutéflikiens ni Ali Benflis et l’arrêté interdisant les manifestations à Alger, ni Ahmed Ouyahia nous menaçant entre deux sourires suffisants, ni Abdelaziz Belkhadem soufflant le chaud intégriste et le froid républicain, ni Abdelmalek Sellal se moquant des Chaouias au lieu de se moquer de Monsieur Abdelmalek Sellal.
Hélas, en lieu et place de ce scénario romantique, nous eûmes droit la réalité comme elle pouvait se manifester dans un pays qui, depuis des décennies, alignait les morts et les estropiés comme autant de tragiques trophées. Avec une insouciante inconscience, le régime rompit un lien national ténu mais qui avait survécu à la décennie rouge, aux GIA, à l’AIS, au GSPC et à plusieurs milliers de disparitions forcées. Comme en octobre 1988, lorsqu’ils avaient neutralisé la Kabylie pendant qu’Alger brûlait, ses pyromanes réussirent, en ce 14 juin 2001, à neutraliser Alger pendant que la Kabylie prenait feu de toutes parts. Et en malheureuse prime par comparaison avec l’automne 1988, des jeunes Kabyles avaient dû s’affronter à de jeunes Algérois et se sentaient trahis par ceux-là mêmes que tout destinait à marcher avec eux, dans la fraternité. La fracture fut phénoménale. La capitale, ville-symbole, les avait violemment rejetés : comment espérer des lendemains qui chantent pour l’unité nationale ?
Quelques jours plus tôt, le 5 juin 2001 un « Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie » était né. On n’y avait presque pas prêté attention. Nous savons aujourd’hui que son destin sécessionniste fut probablement scellé le jour de ce massacre intime, le 14 juin 2001.