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Guerre en Ukraine, conflit Est-Ouest et démocratie au Sud

Quel impact le conflit ukrainien a-t-il sur les pays du Sud ? Quel impact sur sa double problématique du développement et de la démocratie ? Et si cela représentait une opportunité pour la résurgence autoritariste des pays du un tiers-monde ? Analyse.


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Le 24 février, un an après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’Assemblée Générale des Nations Unies a adopté, à une majorité écrasante (141 pour et 7 contre sur 193), une résolution exigeant « le retrait immédiat » des troupes russes.

Ce texte isole un peu plus la Russie, les pays qui la soutiennent, finalement  et ceux qui trouvent quelque intérêt à la ménager n’ayant pu aller plus loin que l’abstention (32). Ils n’osent ni tourner le dos à un partenaire important, ni assumer la position de valider une invasion. N’ayant pas de caractère contraignant, la portée de la résolution se limite à son aspect indicatif.

Au demeurant, l’organisation internationale ne se fait pas d’illusion sur l’autorité de ses directives, y compris lorsqu’elles émanent du Conseil de Sécurité. C’est pratiquement à sa naissance qu’elle sacrifie sa fonction d’arbitrage et de justice internationale sur l’autel de la défense d’un Etat juif par l’occupation et le peuplement d’un territoire dont on a expulsé les habitants de l’époque et sur l’autel de l’expansion par colonisation des terres résiduelles du peuple palestinien et même. en se satisfaisant, sur plus d’un demi-siècle de résolutions de forme.  Plus tard, peu de régimes font cas de sa décision, convaincus qu’ils sont que le système international est régi par la force.

Etrangement, le Conseil de Sécurité a fini par valider plus de guerres que de paix en servant de couverture à des interventions d’alliances d’Etats justiciers coalisés. Dans cette configuration, la puissance militaire, au lieu d’être un instrument du droit, instrumentalise elle-même le droit dans des entreprises interventionnistes qu’elle a initiées. De ce fait, et voyant qu’il n’y a de vrai que le rapport de forces sur le terrain, peu de régimes, même les plus isolés, comme ceux des Talibans ou de Kim Il Sung, font cas de ses tartarines résolutions. 

C’est donc sur le terrain que la confrontation de forces et d’intérêts contradictoires mis en jeu par cette guerre d’Ukraine va  produire ses effets sur les équilibres géopolitiques et économiques du monde. Comme c’est une guerre à la frontière des deux blocs, ou de leurs survivances, il ira sûrement au bout de son œuvre.

Mais quel impact ce conflit a-t-il sur les pays du Sud ou, si voulez, sur le tiers-monde, traditionnelle variable d’ajustement de l’équation bipolaire ? Quel impact sur sa double problématique du développement et de la démocratie, deux quêtes qui ont successivement, puis concomitamment, éprouvé cette partie de l’humanité ?

Mal partis dès leur libération des administrations d’occupation, les peuples du tiers-monde ont presque tous été gérés par les dirigeants nationaux indéfiniment légitimés par leur engagement anticolonial. Ceux-ci les ont généralement traités comme autant d’entités désincarnées où il n’y a nulle place pour l’être individuel, citoyen. Cette situation a presque partout, rapidement où à terme, induit une revendication démocratique sourde ou manifeste, sporadique ou prolongée.

Les cinquante nuances des non-alignés

Mais, par nature, les régimes concernés ont invariablement ignoré ce désir d’émancipation citoyenne. Gardiens du système politique qui organise et valide leurs règnes, ils s’en prennent à tout ce qui vient perturber leur ordre dynastique basé sur la filiation doctrinale.   Au plan interne, ils manient le dosage entre manipulation et répression, au gré des circonstances locales et environnementales ;  au plan externe,  ils se préservent des jugements s’abritant derrière un principe de souveraineté qui, tout en faisant une brillante carrière grâce aux dictatures, leur permet de sévir à huis clos.

Le non-alignement, dont la spontanéité de l’intention originelle, ne fait aucun doute, a ensuite servi de syndicat à ces pouvoirs autoritaires  devenus pointilleux sur leur droit à l’intimité de leur despotisme domestique.

Parti d’une initiative de concertation entre quelques gouvernements d’Asie réunis autour de l’Inde indépendante (fin des années 40),  le projet s’étendit ensuite à des Etas africains (Egypte et Ethiopie, 1949), avant d’évoluer en Afro-asiatisme (Bandoeng, 1955). La quête d’une voie solidaire pour s’émanciper de l’influence politique et de la dépendance économique  qui les lient encore aux grandes puissances fit naître l’idée de non-alignement en cet ensemble de pays nouvellement libérés. En 1961, à Belgrade, le mouvement des pays non-alignés proclame son existence formelle et adopte comme principe d’action son indépendance vis-à-vis des deux blocs (américano-européen et soviétique) qui, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, se disputent la domination du monde.

Au tournant des années 60,  le processus de décolonisation s’est accéléré, grossissant rapidement les rangs du mouvement qui a fini par atteindre les cent-vingt membres dans les années 1980. Le crédit du mouvement, qui repose sur la légitimité d’une telle aspiration, est conforté par l’autorité politico-morale de ses promoteurs historiques (Nehru, Sukarno, Tito, Abdel Nasser, Nkrumah…). Même si dans la pratique, et à l’épreuve des réalités, il n’a pas jamais affiché l’homogénéité doctrinale qu’on pouvait lui prêter. Bien que ce fût la volonté d’Etats nouvellement indépendants de préserver leur souveraineté vis-à-vis des deux blocs qui fut à l’origine de leur ralliement progressif au non-alignement, ils se présentaient en ordre plutôt dispersé dans leur pratique internationale.

Avec le temps, se sont progressivement révélés les « cinquante nuances » d’un non-alignement individuellement fluctuant et collectivement contrasté. Le premier obstacle à leur appareillement réside dans la diversité de leurs systèmes politiques : des démocraties libérales, presque accomplies, comme en Inde, côtoient un nombre dominant d’autoritarismes parfois des plus absolus ; la seconde difficulté vient de ce que certains pays membres soient restés politiquement ou économiquement liés de près à leurs anciennes puissances occupantes; le troisième handicap découle du fait que de nombreux pays du tiers-monde ont adopté les principes « l’économie planifiée » et du « centralisme démocratique », adoptant, par ce choix, le point de vue soviétique et se créant une filiation idéologique avec le camp communiste.

Chacun des pays « non-alignés » a ainsi évolué dans le paysage tout en couleurs de la vie politique internationale, oscillant d’un  camp à l’autre ou cheminant plus près de l’un que de l’autre, au gré des évènements du monde, des aléas politiques et économiques, des changements de régimes et des rapprochements tactiques ou idéologiques de circonstances. Le non-alignement, conçu comme neutralité active au service du développement autonome des pays d’un tiers-monde solidaire, n’a finalement pas constitué le rempart espéré contre les convoitises concurrentes des deux systèmes dominants. En réalité, et jusqu’à ce que le « rideau de fer » fut démantelé, les pays dominés ont régulièrement fait preuve de plus d’implication que de distance au cours des péripéties qui ont marqué l’histoire de la confrontation est-ouest.

Pour cette raison, il ne faudrait peut-être pas confondre le non-alignement, comme posture diplomatique effective ou comme simple élément de discours, avec le statut de neutralité, généralement adopté pour convenance nationale. Le non-alignement est une option doctrinale collective et concertée, de portée stratégique, soutenant une finalité de développement autonome, même si ses Etats adeptes s’y sont rarement conformés . La neutralité est une position nationale incompatible avec la notion d’alliance et de multilatéralité, adoptée pour son confort politique ou pour son utilité diplomatique et qui dispense l’Etat neutre de prendre parti dans les crises et confrontations internationales. Du fait de cette différence de logique, les deux situations ne peuvent pas se confondre et ou découler l’une de l’autre.

La chute du Mur (de Berlin) en 1989 devait signifier la victoire, qu’une certaine pensée déclarait définitive, de la démocratie libérale sur le centralisme dirigiste. On y décelait, avec Fukuyama, l’avènement de  « la fin de l’Histoire » et de l’uniformité systémique. L’extinction de l’ordre bipolaire devait alors induire l’obsolescence du non-alignement. Dans un monde devenu unipolaire, multipolaire ou « apolaire », le mouvement, ayant perdu son objet, devait s’éteindre. Ou au moins changer de nature.

Cependant il n’en a rien été. Il survécut avec les limites évoquées plus haut. Comme il a plus d’un réseau mouvant où se tissent les solidarités conjoncturelles et s’organise la mutualisation occasionnelle des actions de tout ou une partie de ses membres, le mouvement ne s’est pas astreint à un cadre de fonctionnement contraignant. Qu’importe  si les conditions, autour, ont changé : chaque Etat « non-aligné » peut continuer à se mouvoir, individuellement ou en alliances passagères, en s’adaptant aux  conditions internationales versatiles.

Les non-alignés face au libéralisme triomphant

La fin du Mur a fait évoluer le monde, toutes catégories économiques et systémiques confondues. A l’Ouest, ou au Nord, selon le sens de la ligne de partage considérée, le libéralisme, ivre de triomphalisme, s’est mis à jubiler jusqu’au délire. A droite de sa droite, enfle une doctrine nationale-libérale consacrée par ses certitudes, « entérinées » par la faillite du modèle centralisateur, quant à  son efficacité économique, sa vertu libertaire et son effet sur le sentiment de bien-être individuel.

Il ne reste maintenant qu’à propager le modèle aux sociétés qui le méritent et à le protéger contre les dangers externes charriés par le flux migratoire et le flux de marchandises sorties des usines à main-d’œuvre sous-payée. Tout sera bon pour l’instaurer (manipulation populiste, communication complotiste, théories suprématiste…) et le perpétuer (disqualification de la pratique démocratique, injection des recettes sectaires dans la vie publique, recours à la terreur et à la violence…). Jaloux de son accomplissement civilisationnel, ce modèle de « démocratie » développe une psychose de la persécution et veut mettre sa société « libre et prospère »  sous cloche et sous régence. La démocratie en mode secte ! Cette vision trouve argument dans la perméabilité du modèle démocratique « classique » confronté aux phénomènes, amalgamés, de migration et  d’agression islamiste, deux des multiples manifestations de l’échec politique, économique et culturel de la plus large partie du tiers-monde.

Le développement y a été durablement contrarié par l’archaïsme politique et l’aveuglement répressif des régimes postcoloniaux et, aussi, par la nature de leurs rapports néocoloniaux. Sur ce plan, le non-alignement, en fonctionnant comme un mécanisme de solidarité de régimes plutôt que comme un instrument d’aide à un épanouissement collectif des sociétés concernées, ne leur aura été d’aucun secours. Pour les dirigeants du Sud, la problématique politique s’est toujours résumée à la question de la perpétuation des systèmes de pouvoir autoritaristes généralement adoptés dès leurs indépendances.

L’invention de la « dictature électorale »

L’effondrement du bloc soviétique provoqué la consécration subséquente du modèle démocratique. A l’est, dans les pays anciennement communistes d’Europe, et pour des raisons qu’il faudra peut-être chercher dans leur Histoire, le choix allait de soi. Au Sud, l’évènement est venu valider les luttes démocratiques chroniques qui s’y développaient depuis les indépendances. Ainsi, quelques expériences de pluralité politique à certains régimes qui, jusque-là sévissaient dans des systèmes de dynasties doctrinales. Pour ne pas continuer à assumer le centralisme autoritaire régnant comme l’ont fait la Chine, la Corée, Cuba, quelques républiques arabes à parti unique et les monarchies du Moyen-Orient, la plupart des pouvoirs du  Sud a inventé la dictature électorale. Ils espèrent ainsi, par ce simple fait de prestidigitation, pouvoir revendiquer leurs places dans la communauté des Etats démocratiques. Pour ne pas avoir à assumer le rejet du principe de volonté populaire, cette catégorie de dictatures a adapté le fonctionnement démocratique à la volonté autoritaire.  La Russie et la Turquie actuelles en constituent les modèles. Leur « avance » en la matière fonde en partie leur leadership.

Par le passé, les deux blocs se mesuraient sur les thèmes de la pertinence démocratique et de l’efficacité socioéconomique de leurs systèmes respectifs. Avec l’impasse politique qu’elle a vécue et le recul économique qu’elle subit, ne restait à la Russie que l’atout de puissance militaire et énergétique à faire valoir.

Au moment où, à son corps défendant, elle se délestait de son empire, quelques pays en développement étaient entrés dans un cycle de rapide croissance, accédant au statut d’économies émergentes. C’est au début des années 2000 que l’anagramme BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine, auxquels s’ajoutera plus tard l’Afrique du Sud pour former le BRICS) a été inventé par un économiste de la Banque Goldman Sachs pour désigner ce groupe de «puissances émergentes ».

A la fin de cette décennie-là, les Etats en question ont formalisé leur communauté de condition en instituant le BRIC, puis BRICS, comme cadre de concertation et de coopération avec la perspective de le faire évoluer de la fonction de club économique à celle d’association géopolitique. Une projection difficile à mettre en œuvre au vu de l’hétérogénéité des systèmes politiques et des rivalités qui les caractérisent. Il en est ainsi, par exemple, de la relation entre la Chine qui se conçoit comme le nouveau concurrent de la superpuissance américaine et la Russie de Poutine en quête de reconstitution impériale.

Que dire, en effet, de la différence de nature entre Etats chinois et indien ou russe et brésilien ? En un mot, le BRICS est loin de constituer une assise homogène pour la formation d’un bloc qui ferait pièce à l’alliance atlantique. D’autant plus qu’avec l’émergence de l’enjeu indopacifique, de nouveaux acteurs stratégiques, comme l’Australie, la Nouvelle Zélande, le Japon, l’Indonésie et même la Corée du Nord, entrent en scène.

Pour l’heure, la puissance résiduelle de la Russie réside dans ses capacités militaires, ses ressources énergétiques, le poids de sa proximité idéologique et de sa coopération avec  la Chine et son potentiel d’influence sur nombre de régimes du tiers-monde. De leur côté, et pour des raisons de politique, ces autocraties du Sud ont besoin de noyer leurs échecs nationaux dans une cause géopolitique ; elles ont aussi besoin de montrer qu’elles disposent du parapluie qui pourrait les éloigner de la pression occidentale sur le thème  des Droits de l’Homme.

L’existence de ce camp de rechange et l’effet émoussant de la pénurie énergétique ont joué comme des armes de dissuasion contre l’Occident à l’occasion porté sur la promotion extraterritoriale des libertés. Sans compter que le traumatisme de l’expérience du « trumpisme » lui a ôté la qualité de gardien des libertés. En un mot, à l’Ouest on commence à se sentir plus heureux depuis qu’on a renoncé à se faire l’apôtre de la démocratie universelle.

En assumant une agression contre un pays voisin, accompagnée d’un étouffement brutal de son opinion intérieure, et en reconnaissant sa disposition interventionniste et aventureuse, allant jusqu’à avouer la paternité des milices Wagner, Poutine se montre sous son vrai visage d’autocrate belliqueux et despotique décomplexé. Sa rigueur répressive à l’intérieur apparaît alors comme le pendant logique de sa politique agressive à l’extérieur. Ce faisant, il décomplexe ses partenaires sous influence, c’est-à-dire ses alliés du Sud, dans leurs caractères autoritaires et dans leurs pratiques répressives.

Une guerre de systèmes au cœur de l’Europe

On s’offusque souvent de ce que l’Occident n’ait pas l’habitude de se scandaliser des souffrances des peuples éprouvés par les guerres d’intervention, d’agression et d’occupation de ces dernières décennies, au Moyen-Orient en particulier, comme il le fait, depuis un an, pour celles endurées par le peuple Ukrainien. Oui, il en est ainsi, en effet, parce que c’est la première guerre de systèmes qui se déroule dans « l’espace vital » de l’un d’eux. La confrontation n’a pas lieu au Viet Nam, en Afghanistan ou au Moyen-Orient ; elle se déroule en Europe, aux portes de l’espace OTAN, contre un adversaire qui se donne le choix des armes et des méthodes, dont les moins conventionnelles.

D’un côté, l’Occident, qui voit son confort économique menacé par les limites du  son mode de développement, son modèle démocratique malmené de l’intérieur et sa sécurité menacée de l’extérieur, n’a plus le loisir de se préoccuper de l’état des libertés humaines ailleurs. De l’autre, les dictatures même les plus timorées retrouvent leur communauté naturelle, celles des puissances centralisatrices, se sentent leur pousser des ailes  devant cette résurrection soviétique triomphante.

La guerre d’Ukraine constitue une opportunité pour la résurgence autoritariste dans un tiers-monde, pour la circonstance, libéré de « ingérences » occidentales et encouragés par un camp antidémocratique régénéré.