Le 30 septembre 2021, jouant de la petite phrase, Emmanuel Macron excitait une crise diplomatique avec l’Algérie. Abusant de rhétorique, le président français questionnait l’existence de la nation algérienne, s’agaçant que les Algériens ne réclament justice qu’à la France et non aux Turcs figurés en autre colonisateur de l’Algérie. Cela le fascine, dit-il. Ici, le président Macron joue encore. Il convoque de multiples audiences – les petits-enfants de l’Algérie, le « système très dur » autrement dit le régime, les « Algériens [qui] y croient », et les futurs électeurs français de qui il espère une réélection.
Disons-le d’emblée, je suis de ces Algériens qui, avec sérieux et conviction, considèrent la France comme seule colonisatrice de notre pays. Aux lecteurs attendant en ces lignes une leçon d’histoire, je leur dois cet autre franc parler : je ne discuterai pas ici de la nation algérienne ni de notre passé ottoman. Aux différents médias m’invitant à le faire, j’ai refusé. Par principe encore. Et parce que je ne joue pas, moi. L’historien que je suis se refuse à faire œuvre de pédagogie car l’Algérien que je suis se refuse à cette impertinence française qui, sous l’effet de la sommation, nous piège dans la question identitaire du qui. Il faut en sortir et s’atteler au comment nous étions avant 1830. De cela, nous pourrions rediscuter, ailleurs et à un autre moment. Il demeure néanmoins aisé de transmettre au Président français une bibliographie mise à jour sur le sujet, si la connaissance historique lui importe plus que l’usage politique du passé. Parce qu’en la circonstance, Emmanuel Macron est au nombre de ces rentiers de la mémoire qu’il dénonce ailleurs. Sur l’idée que les Turcs seraient exonérés de la faute coloniale, il faudrait rappeler que les Algériens ne parlent pas d’une même voix à ce sujet. La grégarité des opinions n’a pas cours en Algérie si ce n’est dans l’esprit d’un président français fait historien d’un jour. Et, si cette opinion est majoritaire, ce que je ne saurai affirmer avec certitude, ce n’est pas parce que les Algériens y croient, et qu’un Emmanuel Macron le déplore, que cela est faux.
La colonisation française, un bonheur tragique ?
Il y a dans cet élément de langage présidentiel français l’implicite quelque peu paternaliste qui condamne les Algériens à n’être que les otages de mythes et jamais les porteurs d’une conscience historique raisonnée et critique. Il y a aussi, au-delà de l’insulte, une double faute morale et politique : ce n’est pas à un Président français, au chef de l’État de l’ancienne puissance coloniale de s’ériger ex cathedra en répartiteur du passé. D’une insolence rare, ces propos ne sont pas les premiers du genre. Rappelons-nous, lors de sa visite le 6 décembre 2017 à Alger, la réponse faite à un jeune Algérien enjoignant la France à « assumer son passé colonial » 1. Emmanuel Macron y déployait déjà son goût exagéré pour les fausses symétries entre les « gens qui ont vécus des histoires d’amours ici », ces Français « qui ont fait des belles choses » et ces autres-mêmes gens « qui ont fait des choses atroces ». A pousser l’allégorie à son terme, la France en Algérie ne serait alors qu’une d’histoire d’amour terrible, genre renouvelé de la tragédie romantique où quelques langoureux baisers échangés lors des jours tranquilles de la colonie équivalent les drames des premiers jours, de tous les jours. Car ce qui ne se dit pas franchement dans cette parole réitérée d’équivalence, c’est la recherche d’une disculpation. L’amour fou de quelques-uns ferait oublier ou pardonner, nous ne savons plus très bien, les crimes contre l’humanité reconnus la veille. Et, en comparant le Turc aux Français, c’est encore l’acquittement que vise Emmanuel Macron, sorte de relaxe sans justice. Il ose l’agacement péremptoire afin de disqualifier la prise de parole de cet autre jeune Algérien interpellant le chef de l’État français sur l’assassinat de son oncle par les forces de sa police, le 17 octobre 1961.
En articulant cette demande de reconnaissance à la reprise narrative d’un des poncifs les plus éculés par les nostalgiques de l’Algérie française – il n’y a pas de nation algérienne –, en jouant d’une fausse équivalence historique entre la colonisation française et l’Algérie ottomane, il escompte décharger l’État français de ses responsabilités. Car qu’est-ce dire qu’il n’y avait pas de nation algérienne si ce n’est atteindre à la dignité de justiciable des Algériens victimes des crimes contre l’humanité ? Car longtemps, il était admis que sans État-nation, pas de sujets de droit qui aient le droit d’avoir des droits ; c’est un peu jouer de l’anachronisme et nous replacer, comme en 1830, hors du droit des gens. Qu’est-ce dire que le Turc était aussi un colonisateur à qui l’Algérien devrait d’abord demander des comptes, respectant là un principe d’antécédence, avant de vouloir « embrouiller » la France avec son passé colonial ? C’est annuler ou diminuer une responsabilité française dans ce qui serait un précédent Turc. Si la France doit être mise au jugement de l’histoire, elle doit donc l’être dans ce qui serait cet autre précèdent colonial : le Turc à Alger. Tout le monde ayant été colonisateur, personne n’est réellement fautif, si ce n’est l’air du temps d’alors.
J’ai patiemment posé mon regard sur de nombreux mètres linéaires d’archives, j’ai beau chercher ce bonheur du tragique à la française, je ne l’ai pas trouvé. Alors certes, je n’ai pas connu la colonisation ; mais ce n’est pas « embrouiller » la France que de lui demander d’oser la justice. La seule audace, le véritable courage politique serait de risquer le juste plutôt que la petite phrase facile. La question aussi grave du mal politique, ce qu’a été la colonisation et ses guerres, appellent à moins de rhétorique et à plus de grandeur. Et ce n’est certainement pas le dispositif mémoriel, mis en place à la suite du rapport de Benjamin Stora, qui la réglera. Enfin, il faudrait au Président français arrêter ses adresses à la jeunesse algérienne comme si cette dernière ressortait encore de son imperium, l’autorisant à décider pour elle ce qui serait une mémoire juste, autrement dit ce qui devrait relever d’un devoir de mémoire et ce qui devrait succomber à une obligation à l’oubli. Pour sûr, pareille injonction faite un 6 décembre 2017, sous des manières triviales, empruntant au parler banlieusard ses maux – l’embrouille – ne supporterait, elle, aucun parallèle. Qu’un jeune d’une école française, fatigué de commémorer la figure du Poilu ou le tragique d’Oradour-sur-Glane, réclame une dispense au motif que lui il n’y était pas à Oradour-sur-Glane, pas certain qu’un Président français ne la lui accorde aussi promptement qu’il ne l’a fait pour un Algérien au sujet des crimes coloniaux. Et dans le contexte français actuel, il suffirait que cet élève porte le nom de Mohammed pour qu’il encourt l’accusation zélée de séparatisme. A chacun ses morts. Voici ce que semble dire Emmanuel Macron.
Nous aurions tant à redire sur ce dispositif mémoriel voulu par Emmanuel Macron. Mais, il importe surtout de questionner notre propre mal à l’histoire, si je peux dire. Cette controverse ottomane n’est pas nouvelle en Algérie. Elle fait débat parmi les historiens autant qu’elle anime les discussions moins savantes. Et c’est tant mieux. Il faudrait cependant garder à l’esprit cette toute puissance de l’impensé colonial qui, encore, façonne nos manières de poser le débat et d’interroger le passé.
Le Turc, en mal d’archives
La prise d’Alger (1830) peut être considérée comme une victoire française qui induit des effets de savoirs sur le passé qu’elle prétend abolir. Et je serai d’avis de croire que nous sommes, encore pour une large part, rattachés à un régime de connaissance qui tient pour beaucoup encore de l’a priori historique. Quel est-il cet a priori ? Il est cet ensemble discursif forgé dans le moment même de la conquête, et faisant l’objet de reprises narratives jusqu’à nos jours, alors que ce qui se dit sur le Turc est surtout échafaudé en mal d’archives. En somme, l’Algérie est le pays de tous les poncifs.
Un des lieux communs les plus récalcitrants au savoir est celui d’une prise de possession française qui, parce qu’elle aurait été trop facile, désignerait le Turc au mieux comme incapable au pire comme désintéressé à la défense de l’Algérie. Dans cet ordre d’idées reçues, l’intégration d’Alger à l’Empire ottoman, combinée à l’effet de distance par rapport à Istanbul, aurait produit une situation originale d’un État turc travaillant le territoire mais sans nœuds dans la société indigène. Trois siècles à blanc n’auraient travaillé qu’à la maturation d’une reddition turque, donnant au pays d’Alger ses frontières, sauf leur conscience. La rapidité d’un succès français en 1830, l’anarchie qui s’ensuivit, l’effondrement tout aussi brusque des pouvoirs ottomans, témoigneraient à charge contre ces trois siècles. Bref, Alger aurait été mûre pour une conquête. C’est un peu la thèse, fort discutable d’ailleurs, de la colonisabilité défendue par Malek Bennabi. C’est comme si une victoire française décidait après-coup de ce qu’aurait été la réalité historique ottomane. Il faut ici rappeler tout ce que cette thèse a de surfait. Le Turc, sous ces seules caractéristiques de prédateur, est aussi une fiction utile à la conquête française. En effet, cette dernière piège le Turc dans une « machination narrative », l’établissant dans une irréductibilité à l’indigène plus absolue qu’elle ne l’était en vrai. Il s’agissait, pour l’État-major français en campagne, de désolidariser le naturel de la guerre qu’il prétendait ne faire qu’au Turc. Ce but de guerre se nourrit et continue la thèse du régime prédateur. Thèse empruntant d’ailleurs à une philosophie hégélienne de l’histoire selon laquelle l’État réussit « quand l’intérêt privé et la fin de l’État trouvent l’un dans l’autre leur satisfaction et leur réalisation ». La vulnérabilité de l’État ottoman algérien s’expliquerait donc par le fait que, hormis l’impôt souvent réduit à de la seule rapine, la greffe ottomane aurait eu peu de prise sur une société taillable et corvéable à merci. Un débarquement français aurait ainsi réussi parce qu’aurait failli un État et son indigénisation, parce que les naturels du pays – tenus pour les dépositaires de la nation indigène par l’historiographie coloniale – ne se seraient pas intéressés à la défense de l’État, du Turc, contre l’envahisseur.
Si cet a priori historique s’entend le plus souvent de la bouche des nostalgériques, c’est qu’il forme une morale de perdant. Dire de l’Algérie qu’elle a toujours été une terre de conquête et de colonisation, c’est aussi une manière de distinguer un prétendu génie français de ses prédécesseurs – Rome exceptée. Il y aurait, disons, une contradiction des buts entre la France et le Turc en Algérie. En 1830, cette succession d’États – du Turc à la France – aurait réalisé le Progrès. Ce sont sans doute cela ces belles choses auxquelles, encore en 2017, Emmanuel Macron se réfère. Il s’inscrit ici dans l’héritage d’une pensée française qui comprend la perte de l’Algérie comme une blessure narcissique. Plutôt que de nier le fait colonial, il s’agit, tout l’inscrivant dans une chaîne de précédents, de défendre une exception française. La France serait alors une colonisation au bon sens du terme, c’est dire une colonisation excusée par sa morale et ses réussites là où la prédation blâmerait/ sermonnerait les Turcs. Les Français auraient fait société en Algérie – ils y ont aimé et l’ont aimé, rappelez-vous – là où les Turcs auraient échoué – ils ont fui et abandonné l’Algérie en 1830, nous dit-on.
Fixé en 1830, cet a priori historique est réactualisé en 1962 comme s’il pouvait apaiser les peines du pays perdu durement conquis en 1830. Grossir l’irréductibilité du Turc à l’indigène revient à souligner une double usurpation : en 1516, celle du Turc sur le naturel, puis en 1830, celle de l’Algérien sur la France. L’indépendance algérienne outrepasserait ainsi les possibilités du passé : elle serait un rapt de l’histoire car la nation et la nationalité algériennes ne trouveraient aucun prolégomènes à l’époque ottomane et à peine sous la colonisation française. Dès lors, il n’y aurait ni d’État algérien à restaurer ni de principe de nationalité à garantir. Le Turc forme aux nostalgériques une heuristique de réconfort, récusant en légitimité l’indépendance d’un pays qui n’existerait que du fait colonial. 1962 serait un n’importe quoi.
Lorsque Emmanuel Macron redit qu’il n’y avait pas de nation algérienne avant l’arrivée des Français, qu’il le veuille ou non, il se réinscrit dans cette double usurpation car c’est signifier tout ce que l’Algérie devrait à la France, jusque son nom et sa nation même. Sa petite phrase ne passe pas parce qu’elle est lourde d’un révisionnisme historique inacceptable. Tout ne serait donc que rapine et prédation sous les Turcs. Trois siècles donc d’une répétition générale, à guichets fermés, de 1830. Cela donne à lire la conquête française comme un tragique minimaliste, une guerre profitable à l’indigène car faite au Turc. C’est la thèse de l’État turc contre la société indigène qui fait écho aux propos de Macron sur le président algérien Abdelmadjid Tebboune prisonnier d’un système dur. Cette mise en écho remarque une même ignorance à l’endroit du phénomène étatique en Algérie. En 1830 déjà, jouait cette restriction de l’État à la seule « caste » des janissaires. C’est une définition discutable en ce qu’elle ne tient pas compte des participations indigènes qui, en investissant l’appareil, en modifie la nature au-delà d’une simple version martiale – le dey et ses janissaires.
De même, pareille proposition historiographique modifie la nature événementielle de 1516 en laissant entendre que la souveraineté ottomane en Algérie procéderait également par voie de conquête. Cette analogie voulue exacte dans le fait colonial, mais, inverse dans son principe d’autorité pose problème en ce qu’elle repose moins sur une accumulation critique de matériaux pour l’histoire que sur une sédimentation de la pensée coloniale. Ici notre responsabilité d’historien est entière. Il nous faut retourner à ce passé ottoman avant que ses siècles n’aient été installés dans leur vérité par la raison conquérante française. Et cela se soutient moins de petites phrases, que l’on sait pareillement manier côté algérien, que d’une politique de la recherche et d’édition qui soutiennent en Algérie les travaux engagés par les collègues sur ces questions. Parce qu’ils existent !
Notre histoire ottomane, un problème de décolonisation
Nostalgériques français et nationalistes algériens partagent sur le passé ottoman un régime d’historicité voisin plus qu’antagoniste. En 2004, feu Abdelaziz Bouteflika en préfaçant Le Miroir de Hamdan Khodja2, dit de la conquête française qu’elle aurait pu avoir un « effet positif » si celle-ci, s’étant contentée de chasser le Turc, aurait permis une résurrection nationale. Bref, si les Français avaient tenu parole. La capitulation de Husayn Dey est ainsi comprise comme la promesse avortée d’une nation algérienne. Cette nation empêchée s’expliquerait par le fait qu’elle ait été portée par le kūlughlī, fils métis du Turc et de l’indigène, figure un peu trop cosmopolite aussi au goût de feu Bouteflika – membre de l’oligarchie turque qui a voyagé en Europe et qui parle le français et l’anglais. A contrario, si l’indépendance algérienne a réussi en 1954-1962, c’est parce qu’elle aurait été supportée par des figures algériennes plus authentiques. 1962, c’est à la fois une libération de la domination française, et dans un même mouvement, la revanche du naturel sur le Turc.
Il perce, dans ce récit, une dialectique martiale de l’histoire : la guerre seule, celle de 1830 comme celle de 1954, révélerait au pays ses véritables enfants. C’est la vieille rengaine de la guerre qui fait les nations en débusquant ses champions et ses renégats. La retraite de Husayn Dey, le 5 juillet 1830, aurait ainsi fait émerger sur l’avant-scène historique ces figures brouillées, invisibilisées, par la présence turque en Algérie. Le nom que suggère pareille lecture régressive de l’histoire est l’émir ‘Abd al-Qâdir, figure tutélaire que se dispute la classe politique algérienne, peu importe que cette filiation élective s’exécute dans un emprunt à l’imagerie coloniale du personnage. Et empruntant à Jacques Rancière, je dirai de ‘Abd al-Qâdir qu’il est ce nom « plus têtu que les faits »3. Au passage, exit la figure de Ahmed Bey.
En définitif, autant pour l’Algérie indépendante que pour l’Algérie française, le Turc embarrasse. Il pose aux deux États une difficulté généalogique que ces derniers tentent d’éluder dans un règlement de la question de la naturalité des personnes. Au même titre que le réinvestissement du passé ottoman venant surcompenser la perte de l’Algérie française, cette entreprise nationaliste de l’histoire indique une difficulté à établir l’État dans une généalogie ottomane qui ne soit pas adultérine. C’est ainsi que Husayn Dey passe pour une parenté honteuse. Notre histoire ottomane demeure donc un problème de décolonisation. Il ne manque à celle-ci ni un supplément de parole fière et de verbe haut ni une lancinante nostalgie, mais une écriture historienne sûre de son labeur. En attendant, nous voici en Algérie coincés entre héroïsation de la course et ressentiment envers le Turc dont on répète à tue-tête qu’il aurait trop facilement quitté le pays en 1830, un sauve-qui-peut qu’on ne lui pardonne pas.