Dans un système où le fonctionnement institutionnel est intégralement administré, l’issue des consultations décisives ne présente aucune incertitude. De ce fait, les citoyens sollicités pour le vote finissent par constater que leurs bulletins sont sans effet sur le cours des choses et se détournent progressivement du vote. Cette réaction de défiance prend alors la forme d’une arme politique : sentant que le pouvoir cultive le besoin de la légitimé électorale sans en respecter l’effet démocratique, les électeurs contrariés s’emploient à le priver de leurs voix.
A la veille des échéances électorales, tout est fait pour les attirer jusqu’à l’urne. Mais une fois l’acte de vote accompli, leurs choix sont rectifiés dans le sens du score autoritairement préétabli. Cet effort de campagne vise à rapprocher le niveau de participation effective de celui qui sera proclamé à la clôture de l’opération.
En complément, le déficit, prévisible, est artificiellement compensé par le truchement de toutes sortes de mécanismes : bourrage d’urnes par-ci, votes de substitution par-là, trituration des procès-verbaux par là-bas … Entre l’acte électoral et le résultat consolidé de la consultation, le processus s’affranchit des règles de transparence requises en la matière.
Dans son organisation comme dans son résultat, l’élection du 7 septembre n’a pas dérogé à la coutume. Mais en s’embrouillant spectaculairement dans son exercice de trituration statistique du vote, l’ANIE a laissé éclater au grand jour le décalage entre le déroulement social de l’opération et son maquillage arithmétique.
La Cour Constitutionnelle qui, de tradition, ne fait qu’apporter des rectifications à la marge au résultat consigné par l’administration et validé par l’instance de supervision et examiner les recours des candidats, a dû assumer des « corrections » qui racontent une autre élection que celle décrite par les chiffres de l’ANIE (un nombre de suffrages exprimés qui double, des scores de candidats qui triplent …). Celle-ci s’en trouve de fait démise de sa fonction.
La question de fond n’est cependant pas dans le fait que l’œuvre de trituration électorale ait échappé à ses opérateurs et qu’il ait fallu la reprendre en laboratoire ; elle est dans le fondement politique de cette perte de contrôle de la situation.
Comme en février 2019, ni le pouvoir, ni son administration, ni ses organes de prédiction, ni les « acteurs » politiques, ni les « observateurs », ni les citoyens, y compris ceux qui l’appelaient de leurs vœux, n’ont vu venir ce fort mouvement d’abstention. Toute la journée, on pouvait observer, dans les centres urbains notamment, l’affluence homéopathique vers les bureaux de vote.
L’invention de «la moyenne de participation par wilaya », subterfuge déjà testé par le passé et censé modérer le niveau d’abstention des wilayas urbaines et populeuses par une meilleure participation des wilayas rurales et sahariennes sous-peuplées, devait aider à obtenir un taux global relativement dilaté. Même si la formule statistique n’a aucun sens socio-politique, elle est supposée faire illusion.
Mais même avec cela, ce 7 septembre à 17 heures, la participation (26, 46%) était inférieure à ce qu’elle fut en 2019 à la même heure (33, 06%). L’abstention individuelle « spontanée » a été plus effective que le boycott promu dans la continuité du hirak, il y a cinq ans ! Pourtant les élections de 2019 s’étaient tenues dans des constances de mobilisation portée par le vent révolutionnaire du hirak qui soufflait encore ouvertement.
En 2024, l’esprit du hirak est présumé éteint depuis longtemps. Parce que son idéal de changement s’est concrétisé, pour ceux qui veulent s’accommoder du discours officiel ou parce que l’intensité de la répression a réussi à l’étouffer, pour ceux qui s’en désolent. Or, l’évolution de la participation au cours de la journée du 7 septembre ne traduit pas cet état de normalisation.
Saisissante réalité : personne n’a envisagé l’éventualité d’un tel niveau d’abstention, ni dans le pouvoir, ni dans ses dépendances, ni dans la société. C’est pour cette raison que la supervision politique de l’élection n’a pas opéré. Sachant que, du fait du bâillonnement de toute expression indépendante, nul n’a eu le loisir de promouvoir l’abstention, la participation populaire ne pouvait souffrir aucun vent contraire.
D’un autre côté, rassuré sur le vote de la Kabylie, que l’activisme des militants locaux, emprisonnés ou en liberté précaire, ne pouvaient plus entraver et qu’une candidature du FFS devait booster, le pouvoir pouvait regarder ailleurs. En fait, il n’a fait que cela : réjoui des petits succès populaires organisés durant la campagne électorale, il regardait ailleurs. Sans contradicteur, les autorités naviguaient sans autre repère que sa propre certitude.
De son côté, le citoyen qui n’a pas voté ne s’est pas inscrit dans un mouvement d’abstention concerté comme en février 2019. Ce jour-là fut le résultat d’une convergence d’attitudes citoyennes résultant de l’expérience commune ; ce 7 septembre, ce même état d’esprit, traqué, enfoui mais toujours massivement partagé, s’est encore manifesté.
En l’absence de démocratie et de transparence institutionnelle, l’enseignement politique d’une consultation ne vient pas de son résultat technique mais de la manière dont s’obtient ce résultat.