- Vous avez démontrez que l’usage des armes chimiques pendant la Guerre de libération nationale était systématique et assumé par une chaîne de commandement militaire très claire. Il semble qu’il y ait eu peu de dissensions internes ou de débats au sein de l’armée française sur leur usage. Existe-t-il des archives ou des témoignages faisant état d’une contestation de cette pratique à l’époque?
Christophe Lafaye : Il y a effectivement une convergence de point de vue entre les hommes politiques de cette époque et le haut commandement militaire. A la demande de l’état-major de la 10e Région militaire (RM) et du général Henri Lorillot, l’état-major du commandement des armes spéciales (CAS) est invité à fournir une étude pour déterminer comment ces armes peuvent répondre à un certain nombre de problèmes tactiques rencontrés par l’armée française sur le terrain. La demande est transmise au général Charles Ailleret, chef du CAS, afin qu’il puisse fournir des solutions pour neutraliser, entre autres, les grottes et les caches souterraines utilisées par les indépendantistes algériens.
Une lettre, retrouvée à Vincennes, indique que le ministère des Armées a voulu encadrer l’usage de ces armes chimiques : « Sur les propositions du Commandement des Armes Spéciales faites pour répondre à des demandes du Général commandant la 10e région militaire [le général Henri Lorillot], […], certains procédés chimiques pourront être employés au cours des opérations en Algérie ».
Une arme chimique est une arme utilisant au moins un produit chimique toxique pour les êtres humains. Cette lettre autorise leur utilisation. « Ces procédés ne devront mettre en œuvre que des produits normalement utilisés dans les différents pays pour le maintien de l’ordre [souligné], c’est-à-dire limités à l’utilisation du bromacétate d’éthyle, de la chloracétophénone et de la diphénylaminochlorarsine (DM) ou de corps possédant des propriétés très voisines ». Le ministre conclut prudemment : « […] Ils ne devront être employés qu’à des concentrations telles qu’elles ne puissent entraîner aucune conséquence grave pour des individus soumis momentanément à leurs effets »[1].
Le général Lorillot accuse réception de cette lettre le 21 mai 1956 en reprenant mot pour mot le contenu de la décision ministérielle de Maurice Bourgès-Maunoury en y ajoutant cette précision : « Ces corps [chimiques] ne devraient être employés qu’à des doses qui ne soient pas susceptibles d’entraîner de conséquences physiologiques […], sauf si [les individus] s’obstinaient volontairement à y séjourner pendant de longs délais »[2].
Les essais en cours durant l’année 1956 ont sûrement dû déjà laisser transparaître la létalité des gaz. Il faut préciser que c’est une décision prise sous le gouvernement Guy Mollet, orienté à gauche sous la IVe République. Nous y trouvons des personnalités comme François Mitterrand au ministère de l’intérieur ou Max Lejeune comme secrétaire d’Etat aux forces armées chargé des affaires algériennes et adversaire farouche de l’indépendance de l’Algérie.
- Cette implication ne s’est donc pas arrêtée avec la IVe République. Peut-on dire que la Ve République a poursuivi, voire intensifié, cette guerre chimique ?
Comme nous le montrons dans le film, la Ve République poursuit et intensifie même la guerre chimique en Algérie. Le général de Gaulle lui-même ne peut l’ignorer. C’est son propre gendre le colonel Alain de Boissieu qui signe les ordres de développement des sections armes spéciales pour lui.
Dans les archives que j’ai pu consulter au Service historique de la défense (SHD), il n’y a pas vraiment de contestation apparente. L’emploi des armes spéciales était tenu secret, tout comme la nature des gaz utilisés, même si les unités françaises sur le terrain connaissaient leur existence. Les principales dissensions existent entre les unités qui demandent l’appui des sections armes spéciales et ces dernières, à propos de l’attribution du « bilan » des opérations.
En revanche, sitôt que l’on interroge les appelés du contingent contraints de participer à cette guerre chimique, les contestations apparaissent. Lorsque Georges Salin évoque ses mois de combat à la batterie armes spéciales (BAS) du 411e Régiment d’artillerie antiaérienne (411e RAA), il intitule son témoignage : « Les grottes, les gaz, le dégout… ». Un autre appelé, Narcisse, de la même unité, m’a envoyé la photo d’une opération dans le Constantinois que je vous livre comme témoignage.
Chose exceptionnelle, on voit à gauche dans les mains du soldat, une chandelle de 5 kg de gaz CN2D. Il raconte : « Après avoir délogé les rebelles de cette grotte, on a eu ordre de gazer celle-ci afin que ce refuge ne puisse plus être habité. Je suis sur cette photo, le petit soldat qui fait la gueule. Ce n’est pas la joie pour beaucoup d’entre nous ».

Les anciens combattants français des sections armes spéciales sont rentrés pour la plupart avec des séquelles physiques et psychologiques. Il faut bien avoir conscience que ces anciens combattants étaient des appelés et qu’ils ont découvert la guerre chimique en Algérie. Un des témoins du film nous a déclaré que lui et sa femme ont toujours refusé d’avoir un enfant par peur que la France l’envoie faire une sale guerre comme celle en Algérie. Certains anciens combattants se sont désistés au moment de témoigner, car il était trop douloureux de revivre ce passé. Jean Vidalenc raconte dans le film qu’il « ne s’est pas endormi une seule fois en soixante ans, sans penser à l’Algérie ».
Le traumatisme demeure profond.
- Vous évoquez des pratiques qui rappellent les enfumades du XIXe siècle. Peut-on voir dans cette guerre chimique une continuité d’une culture militaire coloniale profondément enracinée dans la violence génocidaire ? Peut-on parler d’un héritage spécifique à la guerre coloniale française, et si oui, comment a-t-il évolué ou été transmis ?
Peut-on faire une comparaison entre les enfumades de la conquête et l’usage des gaz par les sections armes spéciales ? Cette question mérite à elle seule un débat historique contradictoire.
Je pense que les deux pratiques se ressemblent mais qu’elles comportent des finalités différentes. Lors de la conquête de l’Algérie, les enfumades – comme celle du Dahra en juin 1845 où périt la tribu des Ouled Riah – répondait à une logique de conquête. Les colonnes infernales du général Bugeaud voulaient soumettre le pays par la terreur. Le crime de masse – environ 900 personnes, hommes, femmes, enfants à Ghar-el-Frechih – était considéré comme un moyen d’assujettir les populations par la terreur. Cette logique accompagnait celle de la terre brûlée.
Lors de la guerre d’indépendance, l’utilisation des sections armes spéciales répondait avant tout à un besoin tactique. Comment vaincre l’Armée de libération nationale (ALN), retranchée dans des refuges souterrains, sans trop de pertes ? Les armes chimiques devaient conférer un avantage à l’armée française.
Si les maquisards sortaient des grottes, ils pouvaient être interrogés par les officiers de renseignements. S’ils restaient dans les refuges souterrains, ils mourraient. Beaucoup de combattants préféraient se battre jusqu’à la mort, plutôt que de risquer la torture et l’exécution sommaire qui suivait souvent.

À partir de 1959, le commandement de la 10e région militaire en Algérie choisissait d’infecter systématiquement avec des gaz toxiques les grottes, galeries de mines etc., trop vastes pour être détruites.
L’emploi des armes chimiques devait priver l’ALN de zones refuges. Par contre, dans certaines régions, ces cavités souterraines servaient aussi d’abris pour les populations lors des opérations de l’armée française. C’est dans ce cadre-là que se sont produits des crimes de guerre, comme celui de Ghar Ouchettouh les 22 et 23 mars 1959, que l’on voit dans le film documentaire. Pour la survenue ou non de ces crimes, tout semble dépendre du commandement français sur le terrain et de la considération portée aux populations civiles.
L’acte d’enfumer un adversaire dans une grotte est aussi vieux que la guerre elle-même. En revanche, les enfumades menées en Algérie durant le XIXe siècle introduisent une dimension raciale au crime que l’on perçoit nettement dans les témoignages des soldats français de cette époque.
- Peut-on voir dans l’usage des armes chimiques durant la Guerre d’indépendance une continuité d’une pratique militaire coloniale déjà à l’œuvre depuis les années 1920, en dépit du Protocole de Genève de 1925 ?
L’utilisation des armes chimiques par la France durant la Guerre d’indépendance algérienne s’inscrit dans une poursuite de la guerre chimique de manière ininterrompue depuis 1919 par les armées coloniales, entre autres, malgré le protocole de Genève qui en bannit l’usage en 1925.
Nous trouvons des traces de cet usage dans la guerre du Rif au Maroc en 1925 avec l’emploi d’ypérite puis plus tard lors de la conquête de l’Ethiopie par l’Italie fasciste à partir de 1935. Cet emploi n’était d’ailleurs pas réservé qu’aux armées occidentales. La Japon a aussi utilisé les gaz de combat contre la Chine dès 1937. Finalement, au cœur de la décision de cet usage, nous pouvons encore trouver un sentiment de supériorité raciale et un recours à la technologie pour hâter la fin de la guerre.
De manière plus insidieuse, il se développe à la fin de la Première Guerre mondiale, un discours en Grande Bretagne et aux États-Unis pour légitimer de nouveau l’emploi des armes chimiques en situation de maintien de l’ordre, en mettant en avant le caractère non létal et donc plus humain de ces munitions en temps de guerre.
En fait, tous les experts diront que le caractère létal d’un gaz dépend de sa quantité utilisée, dans un volume donné et du temps d’exposition. Les États-Unis ne signent d’ailleurs pas le Protocole de Genève en 1925. C’est cette rhétorique qui est toujours présente en 1956 lorsque la France et son ministre de la Défense, Maurice Bourgès-Maunoury, décident de l’emploi des armes chimiques en Algérie.
A cette époque, l’état-major des armes spéciales du général Charles Ailleret entretient des relations avec le Chemical Corps de l’armée américaine. Lorsque que l’on voit ensuite l’usage massif du CN2D et d’autres gaz dont le CS au Vietnam, sans parler des défoliants et du napalm, un soupçon s’installe dans des transferts d’expériences entre l’Algérie et le Vietnam. L’armée américaine a bien été à l’école française de la contre-insurrection et de la lutte antisubversive auprès de Trinquier ou Aussaresse.
Toutefois, les archives du service historique de la défense qui documentent ce partenariat sont incommunicables sans aucun recours car elles risqueraient selon le ministère des Armées de permettre d’utiliser ou de concevoir des armes de destruction massive (article L 213-2,II du code du patrimoine de juillet 2008). Il y a effectivement, une forme de continuité dans l’usage des armes chimiques qui dépasse d’ailleurs la seule armée française, mais il faudra encore travailler pour étayer l’hypothèse de l’école française de la guerre chimique.
- Vous indiquez que certaines archives laissent apparaître la possible utilisation d’autres gaz toxiques. Lesquels ?
Je pense qu’il est de la responsabilité des historiens d’affirmer ce qu’ils peuvent prouver. C’est d’ailleurs le moteur de l’enquête historique que nous avons mené avec Claire Billet pour le film documentaire. L’administration de la preuve est au cœur de notre métier.
Les amnisties sont des verrous juridiques qui influent sur la manière dont se structurent les mémoires de cette guerre. A défaut d’avoir jugées pénalement les responsables des violences coloniales pour édifier les consciences, elles peinent encore à s’imposer au récit médiatique et politique sur la guerre d’Algérie.
Pour le moment, j’ai des indices sur l’emploi d’au-moins deux autres gaz dont un incapacitant et un gaz de combat, mais ils demandent à être étayés et définitivement prouvés. Pour cela, il faut terminer d’ouvrir les archives militaires en France, puis recouper les témoignages en Algérie et en France avec, pourquoi pas, des analyses des sols des grottes en Algérie. Les sites sont accessibles. Il faut juste la volonté et les moyens de le faire.
- Vous montrez que certaines pratiques de guerre, pourtant documentées, n’ont jamais été jugées et que les accords d’Évian ont entériné une forme d’impunité. Selon vous, cette amnistie relève-t-elle d’un blocage juridique ou d’un refus politique de regarder l’histoire en face ?
Comme historien, je pense que nous n’avons collectivement pas regardé en face ce qu’était réellement la Guerre d’indépendance algérienne dans toutes ses pratiques de violences et de cruauté.
Les amnisties sont des verrous juridiques qui influent sur la manière dont se structurent les mémoires de cette guerre. A défaut d’avoir jugées pénalement les responsables des violences coloniales pour édifier les consciences, elles peinent encore à s’imposer au récit médiatique et politique sur la guerre d’Algérie.
Nous laissons ainsi à l’extrême-droite politique – qui s’est remise en selle dans les années soixante-dix grâce au combat de l’Algérie-française après la période infâmante de la collaboration – dérouler des thèmes qui empoisonnent la vie politique en France (comme le Grand remplacement qui n’existe pas dans les faits). Ces thèses ont d’ailleurs de forts relais médiatiques qui en multiplient les échos, à l’heure où les réseaux sociaux appauvrissent les débats.
Malgré tout, depuis près de trente ans, des historien(ne)s ont montré beaucoup de facettes des violences coloniales en Algérie. La révélation de l’emploi des armes chimiques est un nouveau pas vers la mise en lumière de la nature réelle de cette guerre. Mais je suis aussi préoccupé, car le savoir produit par le monde universitaire n’imprime pas la sphère publique en France. Nous montrons que la Terre est ronde, mais dans les discours on a l’impression qu’elle est toujours plate…

- Dans le cadre d’une politique de réparation visant la reconnaissance de ces crimes, quels efforts les chercheurs, les sociétés civiles et les institutions algériennes devraient-ils engager ?
Entre universitaires algériens et français, nous échangeons sans cesse. Cette collaboration autour de notre film est exemplaire. Lorsque les deux sociétés civiles travaillent de concert des deux côtés de la Méditerranée, nous pouvons faire de grandes choses. Il faut pouvoir développer ces collaborations sans entraves. Je pense que les historiennes et historiens algériens surestiment parfois l’importance des archives publiques en France. Dans le cas des crimes de guerre, ce sont souvent des archives de la dissimulation.
Il est urgent de pouvoir lancer partout en Algérie des programmes de collecte de la mémoire locale de la guerre d’indépendance. Si les archives françaises dissimulent, les villages et les individus n’oublient pas. Ces corpus de témoignages et d’archives privées (photos etc.) doivent constituer des archives alternatives pour discuter les archives publiques françaises. Il y a là un chantier d’envergure à ouvrir. Sinon, l’histoire demeurera hémiplégique.
L’Algérie peut prendre une place centrale dans le champ de l’histoire orale au niveau international, en attendant l’ouverture de toutes ses archives de cette période. Sans les témoignages des survivants de Ghar Ouchetouh, il aurait été impossible de retracer la chronologie de ce crime de guerre.
J’espère pouvoir, dans les années à venir, contribuer dans la mesure de mes moyens et de mes connaissances au développement de ce champ disciplinaire aux côtés de mes collègues algériennes et algériens. C’est dans la recherche commune de la vérité historique que se trouve le plus sûr chemin vers la réconciliation.
Enfin, il faut ouvrir toutes les archives en France et en Algérie et permettre aux chercheurs et chercheuses de travailler. En France, nous ne disposons même pas d’une chaire universitaire sur le sujet. Les universités subissent de grandes restrictions budgétaires. L’enseignement et la recherche en histoire sont au plus mal et attaqués de toute part. Dans la mise à mal des institutions universitaires et des chercheurs critiques, accusés « d’islamo-gauchisme », réside sans doute une des raisons de notre incapacité collective à regarder en face notre histoire coloniale.

Sur le même sujet
[1]. Décision n°1152 DN/CAB/EMP du cabinet du ministre des Armées du 8 juin 1956, carton 15T582 du service historique de la défense (partiellement accessible suite à la décision de la commission d’accès aux documents administratifs (CADA) de décembre 2021).
[2]. Décision d’autorisation des armes chimiques en 10e région militaire du général Lorillot du 21 mai 1956, carton GGA 3R 347-348 des Archives nationale d’outre-mer (ANOM), consulté en juillet 2023.