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Du Nord-Constantinois à Ghaza : deux massacres, un génocide en filigrane

Si l’entreprise coloniale, à travers Sétif et Ghaza, s’efforce d’écraser toute volonté d’existence, elle se heurte pourtant à une force que nulle violence, aussi systématique soit-elle, n’ait jamais pu réduire : la persistance de la mémoire et l’obstination de la lutte des peuples colonisés.


À quatre-vingts ans d’intervalle, les massacres du Nord Constantinois (1945) et la tragédie actuelle à Ghaza révèlent, derrière les morts et les ruines, une continuité historique saisissante : celle d’une violence génocidaire qui, loin de se limiter à l’exercice brutal de toute domination coloniale, trouve dans l’anéantissement des peuples autochtones la finalité même de l’acte.

De l’Algérie coloniale à la Palestine occupée, une morphologie meurtrière se déploie, faisant de l’effacement politique, social, culturel et symbolique la grammaire de la domination. En ce jour d’anniversaire d’un massacre qualifié de “troubles algériens” à l’époque, et en plein milieu d’un génocide silencé, lier ces deux évènements en filigrane du continuum colonial n’est pas anondin. Car au-delà des dates et des lieux, ce sont des structures génocidaires qui tuent, encore et toujours.

La violence génocidaire de Sétif à Ghaza

Le 8 mai 1945 aurait dû célébrer la fin de la barbarie nazie. En Algérie, des milliers de personnes pacifiques sont sortis dans les rues du pays pour célébrer la capitulation de l’Allemagne avec notamment pour slogan: « À bas le nazisme, à bas le colonialisme ! »

Tout bascule lorsque Bouzid Saâl, jeune scout algérien de 26 ans, est abattu par un policier pour avoir brandi un drapeau algérien, interdit lors de ces manifestations. Ce meurtre déclencha une série d’émeutes dans plusieurs villes algériennes auxquels le pouvoir colonial français y répond avec une brutalité systématique à inscrire dans une longue histoire de violence génocidaire française.

Sous les ordres du général Duval, commandant de la division de Constantine en 1945, l’armée française mène une véritable campagne d’extermination. En sept semaines, du 8 mai au 26 juin 1945, des milliers d’Algériens furent massacrés dans une logique de punition collective, destinée à écraser toute velléité indépendantiste. Le rapport officiel du Général évoque 1 165 morts dont 102 européens, tandis que les estimations algériennes avancent entre 20 000 et 45 000 victimes algériennes. Le décalage entre les deux estimations est symptomatique du négationnisme colonial sachant qu’aujourd’hui les estimations les plus récentes donnent entre 10 000 et 30 000 Algériens massacrés.

Sur l’ensemble du Nord Constantinois, les autorités coloniales déclenchent une campagne de terreur d’État, combinant bombardements, exécutions sommaires, viols, destructions de villages entiers et usage de fours à chaux pour faire disparaître les corps, notamment à Héliopolis, près de Guelma.

À Ghaza, c’est le régime israélien s’inscrit dans une logique génocidaire de même nature, même si les modalités et les technologies d’exterminabilité ne sont pas les mêmes. Le pouvoir sioniste, incarné par le premier ministre Benyamin Netanyahou et l’ancien ministre de la Défense Yoav Gallant, reproduit à l’échelle industrielle cette même mécanique d’effacement. En déshumanisant les Palestiniens en les qualifiant de « bêtes humaines », en ordonnant un siège total et une offensive dévastatrice, Gallant incarne, à l’ère des technologies de pointe, la même volonté d’anéantissement politique et physique qu’autrefois le général Duval. Ainsi, de Sétif à Ghaza, la figure du commandant colonial n’a pas disparu : elle s’est perfectionnée, revendiquée au grand jour, sous les regards complices des puissances impériales contemporaines.

Mais les agents de l’État n’ont pas l’apanage de la violence génocidaire. Dans le Nord Constantinois, cette violence fut orchestrée avec la participation zélée de milices européennes qui surpassèrent, parfois, la sauvagerie des troupes françaises. Aujourd’hui, à Ghaza et en Cisjordanie, cette matrice se reproduit sous d’autres formes : tandis que l’armée israélienne bombarde et assiège, des milices de colons, telles que les « Hilltop Youth », sèment la terreur dans les campagnes palestiniennes, incendient des villages, lynchent des civils et participent, à visage découvert, au projet d’épuration ethnique.

Les images des villages du Nord Constantinois, rasés par l’artillerie coloniale, résonnent aujourd’hui avec celles des quartiers de Ghaza, réduits en poussière par des bombes aériennes. Les crémations de corps dans les fours à chaux de Guelma rappellent, dans leur visée d’effacement, les fosses communes découvertes sous les décombres de Ghaza. Les violences sexuelles systémiques, les détentions massives, l’isolement des zones ciblées; toute dans la matrice coloniale française semble avoir été transposée, affinée, technologisée dans la violence coloniale israélienne.

Sous le vernis d’une rhétorique sécuritaire, c’est la capacité même d’un peuple à exister qui est systématiquement visée: quartiers rasés, archives détruites, familles ensevelies sous le béton, universités bombardées. Toute colonisation de peuplement est intrinsèquement génocidaire disait Patrick Wolfe, spécialiste des colonies de peuplement et des génocides. La répression dans le Nord Constantinois et à Ghaza n’est ni improvisée ni accidentelle ; elle est un choix stratégique révélant le potentiel génocidaire de l’ordre colonial.

Punir les peuples, effacer les résistances

À Sétif, la violence de mai 1945 n’avait pas pour objectif de contenir une menace ; il s’agissait de détruire l’aspiration même à la souveraineté, d’anéantir la possibilité qu’un peuple colonisé puisse se penser libre. La punition collective visait moins la neutralisation d’une insurrection que l’écrasement d’une volonté politique naissante. Ainsi, la France ne cherchait pas seulement à administrer des corps dominés, elle visait à effacer des existences politiques, à inscrire la disparition de l’autochtone dans l’ordre du monde, comme une nécessité de la stabilité impériale. Poursuivie durant près de sept semaines, la terreur des massacres orchestrée, autant par les forces militaires que par les milices coloniales, voulait transformer l’Algérie en un espace purifié de ses prétentions nationales.

Ce qui est attaqué en Palestine, comme hier dans le Constantinois, c’est le lien social, la projection politique d’un avenir libre. Dans la bande de Ghaza, les villes entières, les écoles détruites, les hôpitaux ciblés, les exils forcés à répétition — dans ce qui fut déjà considéré comme la plus grande prison à ciel ouvert du monde — visent à dissoudre toute possibilité d’une union politique nationale palestinienne. Mais ce ne sont pas seulement les mains d’Israël qui frappent, c’est tout un ordre mondial qui châtie les Palestiniens : les États-Unis, l’Europe, les monarchies arabes, les puissances fascistes forment la chorale lugubre d’une violence rationalisée. Chaque bombe qui tombe sur Ghaza, comme chaque enfant arraché à la vie sous les décombres, porte la marque de cette alliance meurtrière où la colonialité se déchaîne sous des masques à peine dissimulés.

De la mémoire à la lutte : l’irréductibilité des peuples colonisés

Si l’entreprise coloniale à Sétif et Ghaza s’efforce d’écraser toute volonté d’existence, elle se heurte pourtant à une force que nulle violence, aussi systématique soit-elle, n’a jamais pu réduire totalement : l’obstination de la lutte et la persistance de la mémoire des peuples colonisés.

À Sétif, la répression pensait imposer un silence de mort. Pourtant, elle fut le terreau ensanglanté dont surgira l’insurrection de Novembre 1954. La révolution algérienne porta dans sa ténacité l’héritage des martyrs de 1945, faisant de leur sacrifice une dette sacrée à honorer.

À Ghaza et en Palestine, malgré la destruction méthodique, le nettoyage ethnique, le génocide par la faim, malgré le silence du monde, cette même obstination est là. Dans chaque ruine habitée, chaque école réoccupée, chaque fragment de vie arraché à la nuit génocidaire, le peuple palestinien affirme que l’existence est en soi un acte de résistance.

Il y a au cœur du projet colonial une erreur fondamentale : croire que la mort d’un corps éteint la mémoire et l’aspiration qu’il incarnait. Or, l’histoire de l’Algérie insurgée à la Palestine martyrisée nous enseigne que la perte nourrit la résolution, que le deuil enfante la résistance, même après 132 ans de brutalité. Penser ensemble le Nord Constantinois et Ghaza, c’est affirmer que dans les ruines où l’empire voit la fin des peuples insurgés renaît sans cesse la semence de la liberté.