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Encercler, neutraliser, immobiliser : la culture politique de la Kharb’ga

À l’image de la Kharb'ga – jeu villageois où l’on gagne en encerclant l’adversaire plutôt qu’en le vainquant – la vie politique algérienne repose sur l’immobilisation et le soupçon. La récente déclaration de Tebboune, rejetant sur le directeur de la télévision la responsabilité de sa fermeture aux acteurs politiques, illustre cette mécanique de déresponsabilisation.


Dans les villages d’Algérie, il y avait un jeu qui réunissait les anciens à l’ombre des figuiers et sur les places de terre battue : la Kharb’ga. Quarante-neuf cases, des petites pierres qu’on appelle « chiens », et une règle simple : encercler peu à peu l’adversaire jusqu’à l’empêcher de bouger. On ne gagne pas en écrasant, mais en asphyxiant, en réduisant l’autre à l’immobilité. Un art de la patience et de la suspicion, où chaque mouvement est calculé pour couper les marges de manœuvre du rival.

Ce jeu, presque disparu aujourd’hui, a laissé une empreinte profonde dans l’imaginaire paysan algérien. Et c’est là tout le paradoxe : disparu places publiques, la Kharb’ga survit… dans la politique nationale. Le régime, bâti sur la paysannerie et les réflexes de survie collective, continue de gouverner comme on joue à ce jeu villageois : encercler, neutraliser, immobiliser.

La dernière déclaration du président Tebboune en est une parfaite illustration. Interrogé sur la fermeture de la télévision publique aux acteurs politiques, il a répondu, droit dans les yeux : « Seul le directeur de la télévision décide. » Une pirouette qui relève de l’art consommé de la Kharb’ga. Car chacun sait que ce directeur ne décide de rien : il est nommé par le pouvoir, tenu à la ligne, et son autonomie est inexistante. Mais le président a trouvé là un pion commode à sacrifier, un « chien » derrière lequel se cacher pour éviter la contradiction. Au lieu d’assumer la fermeture, on fait mine de se retirer du jeu, laissant croire que la décision relève d’un simple gestionnaire.

Ce déplacement de responsabilité n’est pas anodin : il incarne une culture politique où l’on évite toujours l’affrontement direct. Comme à la Kharb’ga, le pouvoir préfère contourner, immobiliser, réduire l’espace de l’autre, plutôt que d’assumer la confrontation. Le résultat est un immobilisme chronique, une scène politique où rien ne bouge, sinon à la marge, et où tout acteur indépendant est vite soupçonné d’appartenir à un clan. Car dans ce jeu de chiens, l’imagination est absente : celui qui agit en dehors des cercles établis est forcément perçu comme l’agent d’un camp caché. L’idée qu’un acteur puisse être libre, non aligné, est étrangère à des joueurs formés à suspecter plutôt qu’à innover.

L’histoire algérienne illustre cette mécanique. Durant la guerre de libération, le FLN a gagné par encerclement, par usure, transformant le terrain en piège. Après l’indépendance, les clans au pouvoir ont perpétué cette logique : placer des pions dans l’armée, l’administration, les entreprises publiques, et immobiliser l’adversaire en l’encerclant. Dans les années 1990, face à la poussée du FIS, l’État a appliqué la même stratégie : annuler, neutraliser, réduire l’espace politique plutôt que d’affronter par le débat. La guerre civile fut une Kharb’ga sanglante, où chacun cherchait à asphyxier l’autre.

Aujourd’hui encore, la scène politique obéit à cette règle non écrite. Les partis sont tolérés comme des pions figés sur le plateau, privés de mouvement réel. L’opposition autorisée n’est qu’une poignée de « chiens » placés pour donner l’illusion d’une partie ouverte. Le pouvoir conserve l’essentiel du terrain, se protégeant par l’immobilisation et le soupçon permanent. Même les initiatives citoyennes ou les acteurs indépendants finissent encerclés par la suspicion : s’il agit, c’est qu’il appartient forcément à un clan, car l’idée d’une autonomie politique est inconcevable pour ceux qui tiennent les rênes.

C’est ainsi que l’on fabrique un immobilisme structurel : tout bouge en surface, rien ne change en profondeur. Le président promet l’ouverture du débat politique à la télévision publique, mais ajoute dans la même phrase la clause qui neutralise l’annonce. Le directeur décidera ? Non : le pouvoir décide, et il a déjà encerclé toutes les cases. Le citoyen, spectateur lassé, comprend vite qu’il ne s’agit pas d’un débat, mais d’une partie truquée où l’issue est écrite d’avance.

La Kharb’ga, disparue des villages, continue d’inspirer la politique algérienne : immobiliser l’autre, survivre avec quelques pions, refuser le risque et le changement. Le jeu se répète, interminable, au détriment d’un pays condamné à regarder ses dirigeants jouer à se neutraliser les uns les autres, plutôt qu’à inventer un avenir.