La relation entre l’Algérie et la France s’installe dans une zone de silence. Alors que Paris multiplie les gestes symboliques pour rouvrir le dialogue – participation de son ambassadeur rappelé à Paris à la cérémonie d’hommage aux victimes du 17 octobre 1961, déclaration du nouveau ministre de l’Intérieur sur la nécessité de rétablir les canaux de communication – Alger reste muette.
Ce refus de réagir n’est pas un accident diplomatique, il marque l’entrée dans une nouvelle ère où le pouvoir algérien s’affiche souverain et indifférent, et où la France découvre qu’elle n’a plus prise sur le récit.
Le régime algérien a construit une part essentielle de sa légitimité sur un discours de dignité nationale et de rupture symbolique avec l’ancienne puissance coloniale. Face à une opinion publique méfiante à l’égard de la France, la promesse d’une « relation d’égal à égal » répond à une exigence identitaire, celle d’effacer les hiérarchies héritées du passé et de donner à l’État la stature d’une puissance respectée.
Cette revendication, répétée depuis plusieurs années, relève plus du registre performatif que stratégique. La souveraineté proclamée n’a pas produit de politique étrangère cohérente mais elle a surtout servi de langage intérieur et de preuve de fermeté pour un pouvoir en quête de légitimité.
Sous ce vernis, la dépendance demeure puisque l’économie reste tournée vers l’Europe, les flux migratoires et financiers passent par la France, et l’essentiel des leviers technologiques, bancaires et culturels demeure occidental. Le décalage entre le discours et la réalité enferme Alger dans une posture où la souveraineté se mesure au ton, et non à la capacité d’action.
De son côté, la France peine à redéfinir une politique algérienne qui ne soit pas une politique du souvenir. Paris continue d’évoquer la « réconciliation », les « mémoires croisées » ou la « jeunesse des deux rives », mais ces formules appartiennent à une grammaire épuisée. Elles supposent une centralité française que plus personne, à Alger, ne reconnaît. L’arrogance n’est plus institutionnelle, mais culturelle, ancrée dans la conviction que la France garde un rôle particulier à jouer dans l’avenir de l’Algérie.
Une France prisonnière de son propre héritage
Le monde, pourtant, a changé. Les partenaires asiatiques, russes, turcs ou du Golfe n’ont ni mémoire à panser ni culpabilité à gérer. Ils avancent là où la France s’excuse. Ils signent des contrats d’infrastructure, d’énergie, de défense, sans discours sur la colonisation ni exigence de valeurs universelles. Cette concurrence nouvelle relativise la France, la contraignant à parler plus bas, sans qu’elle sache encore comment.
En effet, les deux pays ne vivent plus dans la même temporalité politique. La France reste enfermée dans la logique du postcolonial, voulant solder le passé, humaniser la mémoire et « reconstruire la confiance ». L’Algérie, elle, veut s’en extraire, ne cherchant ni à pardonner ni à régler ses comptes ; elle veut tourner la page sans avoir à la signer.
Mais en tentant de se libérer du rapport historique, le pouvoir algérien reste prisonnier de son propre langage. Le rejet de l’influence française devient le substitut d’une vision internationale. L’Algérie ne pense pas encore la relation autrement. Elle la nie, la met à distance, mais n’en imagine pas les contours nouveaux. Cette dissonance transforme le dialogue en deux monologues parallèles où Paris parle à son histoire et Alger à son opinion.
Or, la rhétorique d’« égalité » masque en réalité deux impuissances. La France ne parvient pas à se départir de son réflexe de tutelle, persuadée qu’elle peut rééquilibrer la relation par des symboles. L’Algérie, elle, proclame l’indépendance pour compenser son incapacité à concevoir un cadre relationnel fondé sur autre chose que la rupture.
La revendication d’égalité a ainsi produit son propre piège, figeant la relation dans le refus, sans lui offrir de perspective politique. L’Algérie ne veut plus être traitée en élève, mais ne sait pas encore comment être partenaire. La France veut prouver qu’elle a changé, mais ne sait plus comment être utile sans paraître intrusive. Entre elles, il ne reste qu’un espace saturé de mémoire, de susceptibilité et de malentendus.
Un monde sans privilège français
Pendant que ce duel s’épuise, le monde avance. La Chine construit, la Turquie investit, la Russie soutient et le Qatar finance. Ces puissances ne voient plus l’Algérie à travers la lentille française. Elles y perçoivent une position géographique clé, une capacité énergétique stratégique et une stabilité politique relative dans un Maghreb traversé par les incertitudes.
Dans ce nouvel ordre multipolaire, l’Algérie découvre qu’elle peut choisir. Elle n’a plus besoin de la reconnaissance de Paris pour exister diplomatiquement, ni de ses capitaux pour financer ses projets. Autrement dit, la France reste un acteur de proximité, pas un centre d’influence.
L’un des aspects les plus frappants de cette recomposition est la manière dont l’Algérie apprend à se penser dans un monde où la France n’est plus un passage obligé. Ce basculement n’est pas seulement diplomatique, il est mental. La France cesse d’être la référence à partir de laquelle Alger définit son action. Le centre de gravité se déplace vers un univers multipolaire où les alliances sont fluides, transactionnelles et dépourvues de charge émotionnelle.
Sur le plan énergétique, la guerre en Ukraine a accéléré ce mouvement. Redevenue un fournisseur stratégique pour l’Europe, l’Algérie a retrouvé une capacité d’arbitrage qu’elle n’avait plus depuis longtemps. Rome, Madrid et Berlin rivalisent désormais d’empressement pour sécuriser leur accès au gaz algérien et les multinationales américaines démarchent son immense potentiel de schiste, tandis que la France, trop longtemps focalisée sur le dossier mémoriel, a perdu du terrain. Le gaz devient un instrument d’autonomie, un levier de diplomatie silencieuse qu’Alger manie non par anti-franquisme de posture, mais par calcul de puissance.
Dans le champ sécuritaire, l’Algérie avance à pas comptés, mais sûrs. Le retrait français du Mali et l’effondrement de la présence occidentale au Sahel ont ouvert un vide que le pouvoir algérien observe avec prudence. Sans s’y substituer, Alger cherche à se repositionner en puissance de stabilisation, forte de son expérience militaire et de son ancrage régional. La diplomatie algérienne, longtemps confinée à la défense de la souveraineté nationale, assumait déja un rôle de médiation – au Niger, au Mali, parfois en Libye – sans se lier aux coalitions occidentales. Et la nouvelle donne nourrit en elle l’ambition d’exister non plus en contrepoint de la France, mais par soi-même.
Ce repositionnement s’accompagne d’une diversification des partenariats. La Chine s’est imposé comme le premier constructeur d’infrastrcutures dans le pays, la Turquie devient un acteur industriel majeur et la Russie consolide sa position de fournisseur d’armement et d’appui diplomatique. Même les monarchies du Golfe, comme le Qatar, longtemps regardées avec méfiance, s’incrustent comme bailleurs de projets économique. Chacun apporte une forme de reconnaissance internationale dont Alger tire profit sans attache durable. Dans cette logique, la France perd l’exclusivité, mais aussi la charge symbolique, devenant un partenaire parmi d’autres, ni honni, ni central.
Le décrochage
Cette évolution ne se traduit pas encore par une stratégie cohérente. L’Algérie n’a pas véritablement formulé de doctrine de puissance régionale. Son appareil diplomatique reste lent, son économie peu diversifiée, et son système politique encore verrouillé. Mais la matrice du rapport à la France, elle, s’est fissurée. L’État algérien, longtemps façonné par le besoin de se défendre contre l’emprise française, agit désormais dans un espace plus large, celui des interdépendances multiples. Le rapport de forces n’est plus bilatéral mais contextuel, mouvant et inscrit dans la compétition mondiale.
Pour la France, ce nouvel équilibre est déstabilisant. Habituée à concevoir sa relation avec Alger comme un tête-à-tête privilégié, elle découvre qu’elle n’a plus de monopole – ni politique, ni culturel, ni économique. Le « privilège français », hérité de l’histoire, s’est dissous dans la réalité multipolaire. Il ne reste qu’une proximité géographique et humaine, considérable mais sans traduction stratégique. La Méditerranée n’est plus un axe, mais une frontière entre un pays tourné vers le Sud global et un autre rivé à ses débats identitaires.
En résumé, le silence d’Alger face aux ouvertures françaises ne relève plus du simple calcul tactique mais manifeste un décrochage réel, politique et mental. La France, affaiblie et nostalgique de sa centralité, ne parle plus qu’à elle-même. L’Algérie, forte de ses ressources et de ses nouveaux partenaires, agit en puissance régionale autonome, même si elle peine encore à transformer cette autonomie en stratégie cohérente.
Le pouvoir algérien n’a pas encore conçu le cadre d’une relation nouvelle, débarrassée de l’affect postcolonial et du réflexe populiste. Mais il a franchi un seuil psychologique, celui de l’indépendance symbolique. L’histoire ne structure plus la diplomatie. Et si la France continue de regarder l’Algérie à travers la mémoire, l’Algérie, elle, la regarde désormais de haut – consciente, enfin, de son propre poids.