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Pour une souveraineté informationnelle algérienne : réguler sans museler

Face à l’emprise des géants du web, l’Algérie a raison de vouloir affirmer sa souveraineté numérique. Mais cette ambition ne peut se construire que sur la transparence, la liberté et la confiance, non sur la peur et la centralisation.


Le monde de l’information a changé de mains sans que nous en prenions pleinement la mesure. L’espace public algérien, naguère structuré par la presse, la radio et la télévision, est désormais façonné par des algorithmes étrangers. Chaque jour, ce sont Google, Facebook, Instagram, TikTok et d’autres géants de la Silicon Valley qui décident de ce que voient, lisent et partagent des millions d’Algériens. Pendant ce temps, nos médias nationaux — déjà fragilisés par la crise économique, la censure administrative et la fuite des talents — se battent pour exister dans un environnement où la valeur de l’information leur échappe.

Le Canada, l’Australie, et plus récemment la France, ont compris que le déséquilibre entre les plateformes et les médias nationaux n’était pas seulement économique mais aussi politique. C’est une question de souveraineté. Quand les recettes publicitaires, la hiérarchie des sujets et l’accès à l’audience dépendent d’entreprises étrangères, c’est la capacité même d’un pays à maîtriser son récit collectif qui s’amenuise. L’Algérie, qui revendique à juste titre sa souveraineté politique et alimentaire, ne peut plus ignorer la nécessité d’une souveraineté informationnelle.

Il est donc légitime que le Parlement algérien réfléchisse à une loi sur la régulation des plateformes numériques. Mais les quelques bribes révélées par la presse la semaine dernière suscitent une inquiétude profonde. Le texte en préparation viserait à placer les grandes plateformes — Facebook, TikTok, YouTube, Instagram — sous la tutelle d’une « Autorité nationale » rattachée à l’exécutif, dotée du pouvoir d’exiger la suppression de tout contenu jugé « contraire à la loi ou aux valeurs morales ». Sous couvert de souveraineté, on voit poindre la tentation du contrôle. Le risque est que, loin d’établir un rapport équilibré entre les plateformes et l’État, cette loi n’instaure au contraire une surveillance généralisée de la parole publique, muselant un espace numérique déjà fragile.

Réguler pour protéger, pas pour contrôler

L’intention peut être légitime, mais la méthode doit être démocratique. C’est pourquoi il est urgent de tracer une distinction nette entre régulation et contrôle. Vouloir réguler, c’est protéger l’intérêt national et l’équité économique ; vouloir contrôler, c’est restreindre la liberté au nom d’une morale toujours changeante. L’Algérie doit choisir la première voie, celle d’une loi fondée sur la transparence, la souveraineté et la justice, pas sur la peur ou la méfiance.

Une législation équilibrée reconnaîtrait que les contenus journalistiques produits en Algérie ont une valeur — économique, culturelle, démocratique — et que cette valeur doit être partagée équitablement. Si des millions d’utilisateurs consultent chaque jour des informations sur nos réalités à travers les plateformes, ces dernières doivent contribuer, financièrement et symboliquement, à la pérennité du journalisme national. C’est une question d’équité et de respect pour le travail de ceux qui informent le public.

Mais une telle réforme n’aura de sens que si elle s’accompagne d’une refondation de l’intérieur. L’État ne peut exiger des plateformes internationales ce qu’il refuse encore trop souvent à ses propres journalistes à savoir la liberté, la transparence et la responsabilité. La régulation du numérique doit aller de pair avec la refondation du champ médiatique national — indépendance des rédactions, protection des sources, accès équitable à la publicité publique et valorisation de la pluralité linguistique et régionale. Sans ce socle, toute “loi sur les nouvelles en ligne” risquerait de se transformer en instrument de contrôle plutôt qu’en levier d’émancipation.

L’indépendance numérique, nouveau défi national

Certes, l’Algérie n’a pas le poids économique du Canada ni la puissance de négociation d’un bloc européen. Mais elle a quelque chose de plus rare, une jeunesse connectée, critique, avide d’information fiable et d’espaces de débat. C’est à cette génération qu’il faut offrir un cadre médiatique digne de son intelligence. Une loi algérienne sur la souveraineté informationnelle pourrait devenir un acte fondateur, celui d’un pays qui assume sa place dans le monde numérique sans se soumettre à ses diktats.

La bataille de l’information ne se joue plus dans les rédactions, mais dans les architectures invisibles du web. Si nous ne fixons pas nos propres règles, d’autres le feront à notre place — et pas forcément dans notre intérêt. L’Algérie a su défendre son indépendance politique au XXe siècle ; il lui appartient aujourd’hui de défendre son indépendance numérique.

Car un pays qui ne protège pas ses voix finit toujours par parler avec les mots des autres.