À la suite de la récente résolution américaine sur le Sahara occidental, le roi Mohammed VI a adressé, depuis Rabat, un message d’« ouverture » à son homologue algérien Abdelmadjid Tebboune. Un geste auquel les Algériens, peuple comme gouvernement, sont désormais habitués — une mise en scène diplomatique de plus ou plutôt un rituel d’apparence dans un Maghreb où le symbole précède souvent l’acte. C’est que derrière cette main tendue se rejoue une vieille pièce, celle des façades, des reflets et des promesses suspendues.
Ce théâtre diplomatique n’est que le prolongement d’un art plus ancien, celui de se montrer pour plaire. Le Maroc ne se réserve plus, il se livre — au premier signe d’approbation, au premier regard venu. Ce n’est plus la retenue qui guide sa diplomatie, mais la quête du reflet. Cette esthétique de la séduction et du prestige trouve pourtant son origine dans les fastes mêmes de Fès.
Chaque vendredi, les « riyam » sortent de la médina, parées d’or et de soie. Dans sa qasida Youm el Djemaa kharjou riyam, le poète du Souss, cheikh Mubarak as-Soussi, les regarde passer — émerveillé, blessé, lucide. C’est un cortège de beauté et d’abandon, un monde qui se découvre tout entier pour être admiré, sans jamais comprendre que le regard qu’il cherche le dépossède.
Plus d’un siècle plus tard, le Maroc rejoue cette scène à l’échelle géopolitique. Le royaume s’avance sur la scène internationale comme les « riyam » du vendredi, sublime, séduisant, photographié sous tous les angles. Mais derrière les étoffes et les slogans, le pays reste ce qu’il fut sous Lyautey, à savoir une vitrine, pas un atelier.
Le royaume du reflet
Le Maroc est sans doute le seul État à avoir fait de la communication un modèle de gouvernement. De la COP22 à Marrakech à Casablanca Finance City, du TGV à la diplomatie religieuse ou à la Coupe du monde 2030, tout procède d’un art consommé de la présentation. Lyautey aurait sans doute applaudi, lui qui rêvait d’un protectorat d’une modernité décorative propre à rassurer Paris. Le royaume d’aujourd’hui poursuit le projet sans le dire, si bien que le progrès y devient spectacle, la réforme discours et la stabilité argument de vente.
Ce n’est donc pas un État moderne mais un régime de représentation. Ses infrastructures étincellent, ses indicateurs brillent, tandis que son économie réelle demeure sous-traitante, dépendante, maintenue sous perfusion d’investissements étrangers. Le Maroc s’est fait marque, se proclamant « hub africain », « porte de l’Europe » ou encore « modèle arabe », une réussite d’image — et c’est bien là tout le paradoxe. Une logique d’apparence qui, à force de briller, finit par masquer le réel.
Depuis le protectorat, le royaume vit sous le regard du Nord. La France l’a inventé comme vitrine de sa « mission civilisatrice », l’Europe le consomme comme modèle d’islam modéré, et Washington le brandit comme allié stable au milieu du tumulte. Cette reconnaissance, flatteuse, a toutefois un prix, celui d’un rôle de vassal fonctionnel. Elle atteint son paroxysme lorsqu’en échange d’une bénédiction sur le Sahara occidental, Rabat normalise avec Tel-Aviv — non par conviction, mais par peur. Peur de l’isolement, peur surtout de l’Algérie — qui ne lui veut pourtant aucun mal, sinon celui de lui rappeler sa véritable mesure.
Le résultat en est un Maghreb figé, où Rabat regarde vers le Nord, Alger vers le Sud et Tunis vers le ciel. L’Union du Maghreb Arabe n’est plus qu’un logo poussiéreux. Pendant que le royaume se rêve en start-up diplomatique, l’intégration régionale s’évapore dans le désert.
La fidélité du principe
Cette impasse, pourtant, n’est pas nouvelle. Elle s’inscrit dans une continuité historique que l’Algérie a toujours su rappeler, de l’émir Abdelkader à la République moderne. Il suffit de se souvenir de cet épisode, au début du premier mandat d’Abdelaziz Bouteflika, lorsque le défunt président répondit sèchement aux appels du Maroc réclamant la réouverture des frontières. Ce refus, resté célèbre, n’était pas une simple pique diplomatique mais un acte de souveraineté économique et symbolique, face à ce qu’il appelait la « diplomatie des apparats », celle des sourires officiels et des promesses creuses.
Avec l’ironie qui le caractérisait, Bouteflika dénonça alors « un Maghreb qu’on ne se rappelle que lorsqu’on a des problèmes », insistant sur la nécessité de « calculer les choses au millime près ». Il railla l’idée d’une ouverture commerciale qui ne servirait qu’à inonder l’Algérie de « قش بختة وفناجل مريم », ces « bibelots de pacotille et verroteries sans valeur », symboles d’une dépendance maquillée en fraternité. En rompant ainsi avec la logique de façade héritée des vieilles cours de Fès, où la diplomatie s’ornait d’apparences plus qu’elle ne servait l’équité, il traçait une ligne de continuité entre la dignité de l’émir Abdelkader et la souveraineté moderne de l’État algérien.
Ce rappel, souvent effacé des mémoires, met en lumière le fossé entre deux visions du Maghreb, l’une fidèle à l’autonomie et à la rigueur du principe, l’autre séduite par le miroir du prestige et les reflets du paraître.
L’Occident, lui, y trouve son compte, heureux d’y voir un interlocuteur docile qui parle sa langue et porte son costume. Comme les « riyam » du poème, le Maroc brille par procuration. Sa beauté existe parce qu’on la regarde. Ce n’est pas un centre productif, mais un scénique où les usines étrangères produisent et les diplomates communiquent. L’économie se transforme en décor de relations publiques où les profits montent vers le Nord et la reconnaissance redescend vers Rabat.
Le théâtre du vide
L’ironie, c’est que cette stratégie fonctionne. Les chancelleries occidentales raffolent du modèle marocain. Dans un monde arabe secoué, le royaume apparaît comme un miracle, avec sa monarchie stable, son islam apaisé et sa jeunesse connectée. Mais cette modernité demeure sous-traitée, et la souveraineté sous garantie.
Derrière le glamour des sommets se cache un pays fragile, miné par le chômage massif, la pauvreté rurale et la dépendance alimentaire. Une vitrine dont la lumière vient de l’extérieur — et dont les reflets aveuglent plus qu’ils n’éclairent. En confondant la loyauté envers ses pairs avec la docilité envers ses tuteurs, le Maroc s’est condamné à exister dans le regard d’autrui. L’Algérie, elle, observe, silencieuse. Non pas hostile, mais lasse, lasse de voir son voisin préférer les parures à la parole, et la servilité à la souveraineté.
Cette posture d’exemplarité a un effet collatéral, celui d’empêcher toute construction maghrébine. Comment bâtir une union quand l’un se rêve élève modèle et les autres voisins suspects ? L’Algérie, malgré son inertie politique, reste une puissance énergétique réelle ; la Tunisie, même vacillante, conserve un tissu social et industriel tangible. Le Maroc, lui, excelle dans le virtuel, exportant des images plutôt que des idées.
La conséquence en est paradoxale, car plus le Maroc séduit l’Occident, plus il s’éloigne de l’Afrique du Nord. Le royaume revendique un « leadership africain » tout en signant des accords de normalisation qui l’enferment dans une logique atlantique. C’est une diplomatie de substitution, où l’absence de région conduit à se choisir un tuteur.
Le poète du Souss, lui, aurait ri. Il savait que la beauté trop sûre d’elle finit par tourner au ridicule. Ses « riyam » du vendredi dansent sous les regards, mais leur grâce devient mécanique ; elles oublient pourquoi elles sortent. Le Maroc, pareil, s’est habitué à plaire. Sa diplomatie s’apparente désormais à une campagne publicitaire continue, à la fois sobre, efficace et creuse. Les communiqués tiennent lieu de stratégie, tandis que les photos se substituent aux alliances.
La prière du poète
Et pourtant, tout le monde joue le jeu. L’Europe applaudit la stabilité du royaume comme on félicite un décor bien tenu, les investisseurs vantent son « climat d’affaires » et les think tanks célèbrent sa « modération ». Chacun sait qu’il s’agit d’un théâtre, mais nul ne veut quitter la salle. Le spectacle est confortable.
Le Maghreb, lui, reste à écrire. Tant que le Maroc confondra prestige et reconnaissance, il restera prisonnier de ses miroirs. En tournant le dos à ses frères, il a trahi non pas une alliance, mais une promesse — celle d’un Maghreb des peuples, libre, solidaire, fraternel. C’est là sans doute la véritable tragédie, non que le royaume soit haï, mais qu’il ait cessé d’être espéré.
La qasida s’achève sur une prière, lorsque le poète quitte la fête pour chercher la vérité. Peut-être le royaume devra-t-il, un jour, suivre le même chemin, tourner le dos à la vitrine, sortir du miroir et retrouver la substance derrière le prestige. Cesser d’être la plus belle des « riyam » du vendredi pour devenir un acteur parmi d’autres, ni vitrine ni vassal, simplement présent au monde réel.
Car la modernité n’est pas une parure. Et l’histoire, comme le poète du Souss, finit toujours par préférer la sincérité à la mise en scène, celle qui demeure quand les lumières s’éteignent.