Sous le titre « À la merci d’un papier », Amnesty International publie un rapport d’une rare sévérité sur la condition des travailleurs étrangers en France. Fruit de dix-huit mois d’enquête, le document affirme que l’État français n’est pas seulement défaillant face à la précarité des migrants, mais qu’il en est le principal producteur, à travers un système administratif qui lie droit au séjour et droit au travail, et entretient, par ce biais, une dépendance structurelle envers l’employeur.
L’organisation décrit un mécanisme circulaire de fragilisation. Pour renouveler leur titre de séjour, la plupart des travailleurs étrangers doivent justifier d’un emploi stable, tandis que la perte d’un contrat entraîne la perte du droit au séjour. À l’inverse, l’absence de papiers prive de tout accès à l’emploi légal. Ce « piège administratif », accentué par les retards préfectoraux et la dématérialisation des démarches, pousse des milliers de personnes vers le travail non déclaré, les abus salariaux et l’exploitation. Les témoignages recueillis – 27 travailleurs et travailleuses venus d’Afrique, d’Asie ou du Moyen-Orient – évoquent les heures impayées, les menaces de licenciement ou d’expulsion, les refus d’indemnisation et l’impossibilité de faire valoir leurs droits.
Loin de simples défaillances bureaucratiques, ces dérives traduisent une logique institutionnelle. Selon Amnesty, l’État français ajuste depuis des décennies le statut des migrants à ses besoins économiques tout en verrouillant l’accès à la régularisation. Le rapport souligne la continuité entre la politique actuelle et les pratiques issues de l’histoire coloniale, marquées par une gestion « utilitariste » de la main-d’œuvre étrangère, maintenue dans une subordination juridique. La précarité administrative devient ainsi le prolongement contemporain d’une hiérarchie raciale et sociale implicite.
Une alerte fondée mais sans contradiction institutionnelle
Au plan juridique, l’organisation s’appuie sur les conventions de l’Organisation internationale du travail et les pactes de l’ONU relatifs aux droits économiques et sociaux. Elle conclut que la France ne respecte ses obligations internationales en matière de non-discrimination et de droit à un travail décent. Amnesty appelle à une réforme profonde des titres de séjour, à une séparation entre droit au séjour et emploi, et à une reconnaissance du « racisme structurel » des politiques publiques.
La démonstration, solide dans son approche qualitative, s’appuie sur une trentaine d’entretiens et plusieurs études de cas détaillés. Mais l’enquête souffre d’un biais d’échantillonnage assumé. Faute de données statistiques exhaustives, les conclusions reposent principalement sur des récits individuels. Les préfectures et ministères concernés ayant refusé de répondre, la contradiction institutionnelle est absente. Le rapport s’expose ainsi au reproche d’un ton à charge, où la parole de l’administration est réduite au silence, et où la complexité du droit des étrangers – entre jurisprudence, politiques locales et contraintes européennes – n’est qu’esquissée.
Reste une alerte difficile à ignorer. Derrière les sigles et les formulaires, Amnesty décrit un monde du travail fragmenté par le statut migratoire, où la peur du renouvellement de titre devient un outil de contrôle social. Le rapport ne plaide pas seulement pour une réforme juridique, il interroge, plus largement, la capacité de la France à protéger ceux qu’elle emploie sans jamais vraiment les reconnaître.