À lire la dernière tribune de Saïd Sadi, publiée sur sa page Facebook, on croirait que la vertu civique et la raison politique ont trouvé refuge sur les hauteurs du Djurdjura. Dans « Kabylie : le sursaut ou le naufrage », l’ancien président du RCD oppose l’image d’une Kabylie morale à celle d’une Algérie déliquescente.
Dès l’ouverture du texte, il affirme s’être porté témoin « en faveur de Yassine Aissiouane… car j’estime que cette délinquance politique figure, aujourd’hui, parmi les menaces les plus immédiates qui hypothèquent l’avenir de la Kabylie ». La Kabylie apparaît ici comme une entité menacée mais investie d’une supériorité morale à préserver — ce que confirme plus loin la référence au « capital majeur qui a permis à la Kabylie de traverser les adversités les plus nocives ».
Cette posture, séduisante pour certains esprits régionalistes, repose cependant sur une lecture étroite de l’histoire nationale. La Kabylie n’est pas un sanctuaire moral isolé ; elle fait partie intégrante du corps algérien, riche de son passé et solidaire des autres régions. L’éthique républicaine, le civisme et la laïcité dont se réclame Saïd Sadi ne sont pas nés dans les montagnes, mais ont émergé dans les cités – à Constantine, la rebelle, où est née la génération de Novembre 1954 (17 des 22 initiateurs de la Révolution y sont nés ou y ont étudié), à Annaba, Alger, Oran ou Mostaganem – ces lieux où se sont formés les instituteurs, syndicalistes et juristes qui ont porté l’émancipation nationale.
Sadi érige la Kabylie en espace de conscience et de lucidité morale. Il salue ainsi les citoyens « qui s’insurgent contre l’ignominie et l’aventurisme d’une “secte toxique” […], non parce qu’ils ont été ciblés mais parce que leur conscience a réanimé en eux la seule richesse dont a pu se prévaloir la Kabylie : le débat libre et argumenté. » Ce passage traduit une vision d’une Kabylie éclairée et vertueuse, dépositaire d’un esprit de raison que le reste du pays aurait perdu.
Attribuer pourtant à la Kabylie le monopole de la rationalité et de la tolérance revient à minimiser la contribution des autres régions. Ceux dont Sadi célèbre la conscience civique ont souvent forgé leur engagement dans les grandes villes ou la diaspora, et non dans des villages idéalisés. En transformant ces parcours individuels en symbole collectif, il essentialise une expérience politique et confond les trajectoires personnelles de quelques-uns avec la vocation morale d’un territoire entier.
Une rhétorique de la pureté et du salut
Sous un vernis moral, Saïd Sadi construit un récit de purification intérieure. Il affirme que « le vrai courage, ce n’est pas de faire face à l’adversaire extérieur… Le vrai courage, c’est d’identifier et de neutraliser les scories endogènes qui mitent nos ressources morales propres. » Par cette déclaration, il érige la Kabylie en entité à purifier, détentrice d’une morale originelle qu’il s’agirait de restaurer face à la décadence ambiante. En prétendant sauver la Kabylie de ses propres démons, il la sépare en réalité du reste du pays, lui attribuant une mission rédemptrice qui tend vers l’idée d’une exception kabyle.
La conclusion du texte le confirme lorsqu’il écrit que « pour la Kabylie, le choix est aujourd’hui binaire : ce sera le sursaut ou le naufrage ». En opposant ainsi le salut moral à l’effondrement collectif, il transforme la région en scène d’une rédemption politique et morale, détachée du destin commun de la nation.
Certes, la Kabylie a offert au pays ses poètes, ses martyrs et ses intellectuels. Mais la République algérienne se construit sur un socle bien plus vaste, celui d’une communauté nationale multiple et solidaire. Le civisme, la laïcité et la modernité sont des conquêtes collectives, qui doivent être forgées dans la diversité des villes et des régions, et non des vertus confinées à un territoire unique.
Ainsi, la vertu que Saïd Sadi attribue exclusivement à la Kabylie doit être replacée dans une perspective nationale. Les blessures kabyles ne trouveront de guérison que dans une Algérie démocratique, plurielle, respectueuse de toutes ses composantes. C’est dans cette Algérie-là, et non dans une morale régionale, que la Kabylie retrouvera sa véritable grandeur. L’Algérie ne se construira pas sur une morale régionale, mais sur une éthique partagée, née de la pluralité et de la richesse de son histoire commune.