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L’université algérienne : matrice oubliée des fractures politiques (1979–1988)

Au cœur des années 1980, l’université algérienne fut bien plus qu’un lieu de savoir : un véritable champ de bataille politique. Entre comités autonomes, mobilisations étudiantes et montée de l’islamisme, elle révéla les fractures qui allaient façonner la crise d’Octobre 1988 et la décennie noire à venir.


La revue NAQD, d’étude et de critique sociale basée en Algérie, a récemment publié un hors-série consacré aux archives des mobilisations universitaires pendant les événements d’octobre 1988 en Algérie. On y trouve les bulletins de liaison diffusés à l’époque par les forces démocratiques de la communauté universitaire, afin d’informer les étudiants, les enseignants et plus largement les citoyens sur les actions menées pour concrétiser le projet démocratique.

Ces documents précieux rappellent un fait trop souvent négligé : l’université fut l’un des creusets centraux de la conflictualité politique algérienne, bien avant la décennie noire. Contrairement à ce que laisse croire la mémoire d’octobre 1988, cette dynamique ne débute pas avec les émeutes. Dès les premières années de la décennie 1980, alors que l’Algérie est verrouillée par le régime du parti unique, les campus deviennent un espace d’expérimentation politique où s’affrontent étudiants progressistes, militants islamistes émergents et appareils de contrôle du régime.

Comprendre les années 1980, c’est comprendre comment l’université algérienne est passée d’un lieu d’expérimentation démocratique – sous un régime de parti unique – à un espace neutralisé, voire marginalisé, dans l’Algérie d’aujourd’hui. Retour sur une décennie charnière, matrice des fractures politiques qui marqueront les décennies suivantes.

Des comités autonomes contre le parti : l’émergence d’une autonomie étudiante

Depuis l’indépendance, les étudiants sont au cœur des préoccupations du régime algérien, soucieux de forger des « hommes nouveaux ». Exaltés par l’orientation tiers-mondiste et socialiste, ils deviennent les relais de l’action politique du régime. Après le coup d’État du 19 juin 1965 qui provoque la colère des étudiants, Boumédiène engage une campagne de séduction pour regagner la jeunesse en la mobilisant autour de grands projets comme la nationalisation des hydrocarbures et la révolution agraire à travers les comités de volontariat. Ces projets sont particulièrement soutenus par l’aile gauche du FLN et par les militants du Parti de l’avant garde socialiste (PAGS). L’Union nationale de la jeunesse algérienne (UNJA), qui absorbe les étudiants après la dissolution de l’UNEA en 1971, devient le fief des militants du PAGS.

Mais à la mort de Boumédiène, le pouvoir opère une reprise en main : au congrès de l’UNJA de 1979, Mohamed Salah Yahiaoui, coordinateur du FLN, rappelle que « le FLN est le seul cadre où doit s’exercer l’action militante de tous ceux qui sont sincères à l’égard de la révolution ». L’article 120 des statuts du FLN subordonne l’accès aux responsabilités à l’adhésion préalable au FLN : le PAGS est neutralisé.

Avec l’arrêt porté à la révolution agraire, les cadres de mobilisation se vident de toute substance. L’UNJA, perçue comme un instrument de contrôle, devient un carcan dont les étudiants cherchent à s’affranchir. C’est chose faite avec la création, le 19 novembre 1979, du premier comité autonome à l’institut des sciences économiques d’Alger. Les étudiants désertent l’UNJA qui ne rassemble plus que 10 % des effectifs en 1987. En juillet 1987, Abdelhak Brerhi, ministre de l’Enseignement supérieur, alerte le président sur le discrédit total de l’UNJA et propose de rétablir l’UNEA. Il est alors puni de son audace et démis de ses fonctions. Cette éviction révèle la rigidité d’un pouvoir incapable d’accepter l’autonomie des forces sociales qu’il prétend encadrer. Il faut attendre les émeutes d’octobre 1988 et la réforme du système pour que l’UNEA soit recréée en 1990.

1980 : le Printemps berbère fait basculer les campus

Le printemps berbère de 1980 fait entrer les campus dans une nouvelle phase de mobilisation. Les revendications linguistiques et culturelles s’articulent à un combat plus large pour les libertés démocratiques. Après une première marche organisée le 26 mars par les étudiants des instituts de Boumerdès, un appel à la marche pour la journée 7 avril à Alger est diffusé par un tract qui encourage « celles et ceux qui aspirent à une Algérie démocratique où la liberté d’expression se substituerait aux règles de la censure » à participer à cet évènement. La scène universitaire devient alors un espace de pluralisation des luttes, où la diversité des causes s’agrège autour d’un même refus du système autoritaire. Selon Arezki Aït Larbi, militant du Front des forces socialistes (FFS), chaque groupe « est assuré d’avoir son carré, avec ses banderoles et ses mots d’ordre » à la seule condition « d’inscrire les revendications dans la lutte commune pour les libertés démocratiques, dans une opposition frontale au régime ».

La marche du 7 avril est violemment réprimée et se solde par de nombreuses arrestations.La réponse du pouvoir galvanise les étudiants militants qui se mettent en grève et organisent la riposte. À partir du 24 avril, alors que les affrontements baissent en intensité, la chasse aux militants commence — vingt-quatre personnes, les plus actives du mouvement, sont arrêtées. Le 19 mai, à l’occasion de la journée de l’étudiant, la faculté d’Alger entre en grève pour la libération des détenus.

Malgré la libération des détenus le 25 juin 1980, la rentrée de septembre se déroule dans le même climat révolutionnaire. Les comités autonomes tentent de maintenir leurs activités, participant ainsi à la vie démocratique sur les campus. Les thématiques militantes se diversifient : diversité linguistique, droits des femmes, revendications sociales ou soutien aux travailleurs des œuvres universitaires. Le 7 avril 1981, une liste de revendications communes aux différents collectifs est déposée au rectorat : droit d’affichage, de réunion et de tirage.

Quand le pouvoir laisse faire : l’islamisme prend le campus

Le 19 mai 1981, la faculté centrale d’Alger est en ébullition à l’occasion de la journée de l’étudiant. Diverses tendances participent aux festivités. Alors que le collectif culturel présente une pièce de théâtre jouée par la troupe de tendance marxiste-léniniste « Debza », une bagarre éclate à la fin de la représentation avec des étudiants baâthistes. La police, présente sur les lieux, n’intervient pas. La confrontation fait plusieurs blessés et se solde par l’arrestation de nombreux étudiants du mouvement culturel. Dans les jours qui suivent, la répression s’étend à d’autres campus et cible surtout les militants de gauche, accusés d’atteinte à la sûreté de l’État et d’association de malfaiteurs.

Cette politique répressive fragilise les progressistes et ouvre un boulevard aux mouvances islamistes qui investissent les cités universitaires. Au sein de la cité universitaire de Ben Aknoun, le comité de cité tombe sous leur contrôle. Le 2 novembre 1982, les étudiants de gauche se réunissent pour annoncer l’organisation d’une assemblée générale visant à relancer le processus électoral pour reconquérir le comité de la cité. Alors que Kamel Amzal et Ihsane El Kadi transportent l’affiche annonçant cette assemblée, ils sont attaqués par un groupe d’islamistes. Kamel Amzal est tué et quinze autres étudiants sont blessés dans l’attaque. Cet assassinat constitue un point culminant de la violence entre les islamistes et les militants de gauche dans les universités. Selon Ihsane El Kadi, « le régime avait laissé les islamistes nettoyer les espaces occupés par les démocrates et les progressistes. Il laissait faire».

Ce constat est corroboré par Abdelhak Brerhi, qui rappelle que le pouvoir, craignant davantage les forces progressistes que l’islamisme, tolérait et encourageait discrètement la montée de ce dernier. « À l’époque, le pouvoir craignait plus les forces de progrès que l’islamisme rampant, encouragé en partie, par un clan en son sein qui […] accepta toutes sortes de concessions. En effet, usant de la politique de la carotte et du bâton, le pouvoir ne mesura pas le danger potentiel islamiste, déjà en gestation. »

L’université : une mémoire à reconstruire

Revenir sur les années 1980, c’est comprendre que l’université algérienne n’a pas simplement été témoin des bouleversements à venir : elle a été le laboratoire, puis la première victime. Ce sont sur les campus que se sont jouées les premières lignes de fracture d’un système politique en crise. L’université devient, dans cette décennie, un véritable théâtre d’affrontements où se concentrent les tensions entre projet étatique, aspirations démocratiques et offensives islamistes.

La démocratisation post-1988 permet aux militants de gauche réprimés de se structurer en partis d’opposition, à l’image de Saïd Sadi, fondateur du Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD) en 1989. Parallèlement la tolérance — voire la complaisance — du régime envers les mouvements islamistes leur permet de devenir la principale force politique du pays, arrivant en tête aux élections législatives de 1991 face à un FLN délégitimé avec 23 % des voix.

Réactiver cette mémoire est une condition pour analyser les racines profondes de la décennie noire. Les années 1980 ne forment pas un simple prélude : elles constituent la matrice des divisions, des alliances paradoxales et des stratégies répressives qui ont structuré les crises suivantes. L’histoire de la politisation de l’université algérienne permet d’éclairer la reproduction des crises politiques algériennes mais aussi de rouvrir la question de leurs possibles dépassements.