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Industrie: un secteur public à bout de rente

Malgré des décennies de réformes proclamées, le secteur public industriel algérien demeure un bastion d’inefficacité et de clientélisme. Soutenu à bout de bras par la rente pétrolière, il perpétue une logique populiste où la politique prime sur l’économie. Dans cette analyse incisive, Samir Bellal démonte les illusions d’une réhabilitation sans réforme réelle et interroge l’avenir d’un modèle à bout de souffle.


Régulièrement, les déséquilibres financiers auxquels sont exposées certaines entreprises publiques industrielles les plus en vue (ENIEM, ENIE, SNVI, …) viennent relancer le débat, déjà ancien, sur l’opportunité de continuer à entretenir, à coups de subventions et d’autres opérations de restructuration, un secteur public industriel étendu. Confrontées à des difficultés financières chroniques, ces entreprises illustrent parfaitement le modèle de l’entreprise publique dont la survie dépend de l’intervention récurrente des pouvoirs publics. Rien n’indique que cette politique de soutien systématique — qu’elle passe par le Trésor ou par des injonctions faites aux banques publiques — cessera un jour.

Le caractère répétitif et systématique des mesures de soutien financier aux entreprises du secteur public industriel n’est pas sans nous interpeller. Il montre combien la rationalité économique peine encore, en Algérie, à s’émanciper d’une logique clientéliste qui continue de guider les actions économiques de l’État. Signe pourtant d’un échec qui perdure, ces mesures de sauvetage sont souvent présentées, non sans un certain culot, comme l’expression de la volonté politique de doter le pays d’une industrie performante.

Usant de formules en complet décalage avec les réalités économiques d’aujourd’hui, le discours économique officiel de l’État continue encore de véhiculer l’idée puérile selon laquelle il est possible de redresser durablement la situation des entreprises publiques, pour peu que l’État consente à mettre à leur disposition les ressources à même de combler leurs déficits.

Dans ce contexte où il est constamment question de sauvetage des entreprises publiques industrielles, il n’est pas inutile de revenir sur le statut véritable du secteur public industriel en Algérie.

L’entreprise publique, guichet de distribution de la rente

Vieux et récurrent, le débat économique sur l’opportunité de recourir à l’assainissement financier des entreprises publiques (puisque c’est essentiellement de cela qu’il s’agit) a aujourd’hui perdu de sa vigueur. Revenir à ce débat, c’est assurément verser dans l’économisme. Mais c’est aussi refuser de voir que, particulièrement dans le cas de l’Algérie, l’entreprise publique n’est pas un sujet économique.

En Algérie, l’entreprise publique s’apparente avant tout à un marché politique. Non seulement parce que ses gestionnaires sont souvent choisis sur des bases clientélistes, mais aussi parce que ses recrutements, son fonctionnement et ses activités obéissent moins aux impératifs de rentabilité qu’aux interférences et interventions du pouvoir politique.

Il est aujourd’hui unanimement admis (y compris dans le cercle des décideurs politiques) que l’entreprise publique n’est pas ce lieu où la rationalité économique fait loi. Le secteur public est resté ce lieu où la gestion du capital peine à s’émanciper de la logique clientéliste qui traverse l’ensemble des rouages de l’économie.

Ainsi, dans ce secteur, la situation n’a fondamentalement pas changé, comparée à celle qui prédominait dans les années 70 et 80. Les entreprises publiques sont restées majoritairement déstructurées et un grand nombre d’entre elles sont structurellement déficitaires. Si elles arrivent à se maintenir en activité et à financer leur cycle d’exploitation, c’est, comme par le passé, grâce au recours systématique au découvert bancaire. Le mode de gestion des entreprises publiques n’a pas évolué ; ces dernières continuent toujours d’exécuter les injonctions politico-administratives. Les entreprises publiques sont des entités davantage politiques qu’économiques.

Les mesures à caractère juridique prises à partir de 1988 en vue de leur procurer davantage d’autonomie en matière de gestion se sont avérées vaines et purement formelles puisque les fameux fonds de participation, transformés ultérieurement en holdings publics, puis en sociétés de gestion des participations de l’État (SGP) et autres structures, ne sont en réalité que de simples courroies de transmission des décisions prises par les autorités politiques en charge des secteurs d’activité concernés.

À titre d’exemple, le mode de désignation des responsables de l’ensemble des structures intervenant dans la gestion des portefeuilles publics (c’est-à-dire essentiellement la cooptation), et le caractère limité des prérogatives qui sont conférées à ces structures font que le secteur public est resté ce lieu où la gestion du capital s’apparente essentiellement à une gestion des carrières et de la distribution de prébendes au profit de la clientèle politique du régime.

La gestion des entreprises publiques n’a donc pas connu de changements notables par rapport à la situation qui prévalait dans le passé. Le statu quo et l’immobilisme qui y règnent font que la description qu’en fait Lahouari Addi dans L’impasse du populisme, bien qu’antérieure à la période dite des « réformes », demeure encore étonnamment valable de nos jours. Il va sans dire qu’une telle situation ne tient que parce que l’État dispose d’une manne financière (rente pétrolière) qui permet de combler les déficits chroniques d’exploitation, expression de l’inefficacité économique de ces entreprises.

Il y a cependant lieu de préciser que l’entreprise publique n’est pas, en tant qu’organisation, un agent rentier, à l’instar des autres acteurs de l’accumulation (capital privé national, capital étranger). En tant qu’entité économique (si tant est qu’on puisse la considérer comme telle), elle n’a pas pour mobile le captage de la rente. Ce dernier s’opère à l’intérieur de l’organisation et est essentiellement l’œuvre d’individus ou de groupes d’individus qui instrumentalisent l’environnement institutionnel qui commande le fonctionnement de l’entreprise publique pour opérer des ponctions sur les ressources de l’organisation. Le déficit structurel de l’entreprise publique apparaît, de ce point de vue, comme l’expression d’un transfert de ressources qui s’opère à l’échelle interne, c’est-à-dire à l’intérieur même de l’organisation.

L’immobilisme en guise de réforme

Le statut conféré au secteur public industriel est révélateur de l’immobilisme manifeste qui caractérise l’orientation économique et sociale du pays. C’est sur ce terrain particulièrement que le couple « populisme-clientélisme » semble faire le plus de résistance, empêchant continuellement le curseur du changement économique de s’y poser.

Après avoir été longuement acculé, par manque de ressources, à se délester de nombre d’entités économiques relevant de son patrimoine (années 90 et début des années 2000), l’État n’a pas tardé à reprendre son ancienne et traditionnelle feuille de route depuis que les moyens financiers se sont mis à se faire de plus en plus abondants.

La réhabilitation du secteur public industriel, comme principal outil de développement économique, est continuellement remise à l’ordre du jour. Outre son caractère anachronique, une telle option illustre la prééminence du populisme dans la conduite des affaires économiques du pays.

Lieu où pullulent les comportements de gaspillage, de gabegie et de corruption ; traversé profondément par la logique clientéliste ; faisant supporter à la collectivité nationale le coût de ses déficits, dont personne n’ose imaginer ou dire le montant véritable — qui connaît d’ailleurs le montant du découvert bancaire du secteur ? — le secteur public industriel est le lieu où l’immobilisme s’est fatalement érigé en règle de gestion.

De tous les secteurs d’activité économique, le secteur public industriel est probablement le seul, depuis le début des années 90, à avoir gardé pratiquement la même configuration de fonctionnement.

Dans ces conditions, sa réhabilitation continuelle n’aurait de signification que si on l’inscrit dans la logique populiste-clientéliste qui dicte l’action de l’État, logique selon laquelle l’entretien d’un secteur public ne se justifie que s’il constitue un instrument de distribution de prébendes à la clientèle politique, un lieu de négation du conflit capital-travail (d’où le refus obstiné d’admettre l’autonomie des organisations syndicales) et un lieu de distribution indirecte de la rente, sous forme de « salaires », « primes » et autres avantages.

Par ailleurs, la réhabilitation continuelle du secteur public, outre qu’elle indique l’incapacité du décideur politique à se départir de la conception populiste de l’économie, signifie le report sine die de la réhabilitation du travail comme institution centrale de toute dynamique projetée de croissance économique.

Dans le contexte mondial actuel, caractérisé par l’exacerbation de la concurrence — à travers notamment l’adaptation des législations économiques et sociales prévalant dans chaque pays — il est illusoire d’espérer un décollage économique durable en misant sur un secteur public dont le fonctionnement demeure fondé sur une logique clientéliste du rapport salarial.

La réhabilitation de l’activité industrielle, pour ne prendre que cet impératif du développement économique, ne paraît pas être de nos jours un objectif réalisable si l’on continue à en envisager l’accomplissement par le biais exclusif du secteur public. Traversé continuellement par la logique clientéliste, ce dernier est foncièrement inapte à construire des arrangements organisationnels internes à même de lui permettre de survivre dans un environnement institutionnel externe des plus hostiles.

Faute de subventions budgétaires, le secteur public n’est point viable, à fortiori dans un environnement où, du fait de l’exacerbation de la concurrence (relativement à la situation qui a prévalu dans les années 70 et 80, où les frontières économiques du pays étaient sous contrôle), toutes les organisations économiques sont amenées à fonctionner à la marge.

Certaines des mesures préconisées en matière de politique industrielle incitent à penser que le changement n’est encore pas à l’ordre du jour. Effacer les dettes des entreprises dont les déficits sont structurels, les maintenir artificiellement en vie, laisser filer leur découvert sans réagir, en sont quelques-unes des meilleures illustrations.

L’expérience de certains pays rentiers montre pourtant que, si l’État doit peser sur l’orientation du système productif, il n’est pas forcément nécessaire que cela passe par l’exercice d’un contrôle direct sur la production, comme cela a souvent été tenté par la mise en place et l’entretien, via la rente, d’un secteur public étendu.

L’industrialisation est un objectif que beaucoup de pays anciennement attardés ont réussi à atteindre (Corée du Sud, Inde, Chine, Brésil…). Leur expérience montre cependant qu’une politique industrielle volontariste est tout à fait compatible avec la mobilisation du secteur privé. Dans certains cas, c’est même l’alliance capital privé–État qui a constitué l’élément moteur du décollage économique.

Cependant, préconiser une telle alliance dans le contexte présent de l’Algérie, c’est manifestement sous-estimer le poids du conformisme idéologique dans le processus de prise de décision. Source de blocage du changement économique et social, le conformisme idéologique trouve son expression économique la plus éclatante dans l’entretien, à coups de milliards de dinars de subventions, d’un secteur public structurellement déficitaire.

Quid de l’avenir ?

Pour faire face au problème du chômage et relever le défi de la croissance économique, l’État algérien a, pour diverses raisons, constamment privilégié le recours aux méthodes les plus simplistes, les plus archaïques, les plus coûteuses et, économiquement, les moins efficaces. Vouloir réduire le chômage en injectant de l’argent public dans des projets d’investissements « productifs », dont l’opportunité est décidée par l’Administration et dont la concrétisation est confiée à des entités publiques « boiteuses », est une démarche constante dans la pratique économique de l’État.

Cette démarche trahit une conception « primitive » et « morphologique » de l’activité industrielle, conception qui se résume à l’idée selon laquelle il suffirait de réunir les éléments physiques constitutifs de la combinaison productive pour que cette dernière se mette à mouvoir dans le sens souhaité et produise le surplus escompté.

Bien que l’expérience ait montré le caractère puéril d’une telle conception, les décideurs politiques du pays s’obstinent à reconduire les pratiques qui en découlent. Reproduire de nos jours des pratiques qui avaient cours dans les années 1970 témoigne d’une incapacité à concevoir des solutions en rupture avec les méthodes archaïques du passé.

L’archaïsme réside, en l’occurrence, dans la croyance que l’entreprise publique peut encore constituer un outil de croissance, alors même que les promoteurs les plus zélés de l’étatisme admettent volontiers, aujourd’hui, que l’entreprise publique n’est utile que si elle sert à autre chose qu’à produire du profit.