Dans un contexte algérien encore meurtri par l’épistémicide colonial, cette destruction systématique des savoirs et des archives autochtones, l’exigence de rigueur n’est pas une option. C’est donc sur ce terrain sensible qu’Ariella Aïsha Azoulay propose Mille et un bijoux.
Armée de son concept d’« histoire potentielle », l’universitaire entend « désapprendre l’impérialisme » par le cinéma.
Mais si la démarche séduit par sa forme, le résultat trahit sa promesse théorique : le dispositif filmique, sous couvert de réparation, finit par subvertir le discours anti-impérialiste, réécrivant ainsi une histoire de l’exclusivité technique qui relègue indéniablement le génie des “indigènes musulmans” dans l’ombre.
Reconnaissons d’emblée au film sa puissance formelle. Ariella Aïsha Azoulay sait filmer la matière. Son dispositif place le bijou « berbère » au centre d’une cosmogonie sensible où les chants en araméen et les mains caressant l’argent ciselé tissent une atmosphère envoûtante.
L’ambition affichée force le respect : il s’agit de « suspendre le verdict muséal » pour rouvrir les possibles écrasés par la violence impériale. Le film se veut une chambre d’écho pour une mémoire blessée, celle d’un monde commun fracturé.
Pourtant, c’est précisément là, dans cet écrin esthétique, que se loge l’aporie intellectuelle. La méthode de l’« histoire potentielle », censée libérer les imaginaires, semble ici se heurter au réel algérien. Au lieu de restaurer la complexité d’un tissu social déchiré, l’œuvre opère, par sa structure même, une sélection mémorielle qui s’apparente à une forme de vandalisme historique involontaire.
L’impensé de la diversité : la mécanique de l’exclusion
Le problème ne réside pas dans le fait de donner la parole aux descendants d’artisans juifs, dont l’apport à l’orfèvrerie nord-africaine est indéniable et documenté, mais dans le statut de vérité absolue que le film confère à cette mémoire parcellaire.
En s’appuyant exclusivement sur une oralité diasporique sacralisée, le montage laisse s’installer une vision monolithique : celle où la herfa (le métier) serait un attribut quasi-exclusif de la communauté juive, transmis verticalement à des populations musulmanes qui, sans cette médiation, en auraient été dépourvues. Ce récit écrase la réalité matérielle et historique de l’Algérie. Il passe sous silence l’existence foisonnante de foyers d’artisanat endogènes (Kabylie, Hoggar, Aurès) où le génie technique des orfèvres musulmans n’a jamais attendu d’intermédiaires pour exister et dialoguer avec ses voisins.
Le film réactive ainsi, par un biais méthodologique, un vieux trope colonial : celui de la hiérarchie des savoirs. L’autochtone amazigh musulman se retrouve dépossédé de sa capacité créatrice autonome, tandis que le monopole du raffinement technique est réattribué à une seule composante. L’« histoire potentielle » devient alors, paradoxalement, une machine à simplifier, là où elle devrait complexifier.
Une esthétique de la dépolitisation
Sur le plan politique, le film se heurte à un autre angle mort. En voulant tisser une « judéo-musulmanité » éthérée à travers l’objet-fétiche, Mille et un bijoux propose une lecture dépolitisée de la fracture coloniale.
Le grand absent du récit demeure le décret Crémieux de 1870. Cette rupture structurelle, qui a propulsé les indigènes juifs dans la citoyenneté française, modifiant radicalement leur statut social et juridique, tout en maintenant les musulmans dans la sujétion, est évacuée au profit d’une vision fataliste de la séparation administrative. Le film fait le choix de la mystique contre la politique. Il offre le spectacle d’une appartenance charnelle à l’Algérie via le talisman, sans interroger les privilèges acquis par l’histoire coloniale ni l’adhésion d’une majorité de la communauté au projet français.
Cette « algérianité de confort », purement culturelle, permet de contourner le réel rugueux des choix historiques. L’objet devient un refuge : il permet d’habiter l’Algérie poétiquement, sans avoir à l’habiter politiquement.
Le bijou comme masque : une lecture fanonienne
En ce centenaire de la naissance de Frantz Fanon, la résonance est cruelle. Là où l’auteur de Peau noire, masques blancs analysait les mécanismes de l’aliénation coloniale, le film semble en proposer une inversion esthétique.
En refusant d’affronter la politique de l’assimilation, Mille et un bijoux transforme l’artisanat en un masque identitaire. Cette quête éperdue de l’objet ne vient pas réparer l’histoire dans sa matérialité, elle vient combler un vide existentiel par une nostalgie qui anesthésie la pensée critique. Le film ne soigne pas la blessure coloniale, il la décore.
Les paradoxes de l’anti-impérialisme
Il y a quelque chose de profondément troublant à observer comment une théorie dédiée au « désapprentissage de l’impérialisme » accouche d’une œuvre qui satisfait si bien la demande du capitalisme culturel contemporain : une identité fluide, dépolitisée, où le bijou n’est plus un marqueur social territorialisé mais un fétiche flottant.
La réalisatrice pense combattre l’effacement, mais son dispositif en reproduit la mécanique par une violence douce. Au regard colonial qui affirmait : « Vous n’avez pas d’histoire, vous n’avez que des coutumes », le film semble répondre : « Vous n’avez pas besoin d’histoire rigoureuse, vous avez des mythes poétiques ».
C’est là ce qui pose problème dans Mille et un bijoux. En préférant la mythologie réparatrice à l’aridité des faits, l’œuvre manque son rendez-vous avec l’Algérie d’aujourd’hui. Elle fabrique un miroir complaisant pour un regard occidental qui aime ses orientaux poètes, artisans et réconciliés dans l’imaginaire, à défaut de l’être dans l’Histoire.