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La mise en scène du développement


L’Algérie aime les projets qui impressionnent. Des mines géantes, des complexes industriels intégrés, des chiffres à plusieurs zéros et des annonces calibrées pour signifier le retour de l’État stratège. Phosphate, fer, lait : trois filières, trois récits, un même fil conducteur. À travers eux se dessine moins une stratégie industrielle achevée qu’un moment de vérité pour un modèle économique longtemps fondé sur la rente et désormais sommé de se réinventer.

Sur le papier, l’ambition est cohérente. Le pays dispose de ressources abondantes, d’un marché intérieur conséquent et d’un appareil étatique désireux de reprendre la main sur le développement. Il ne manque ni les discours volontaristes ni les inaugurations solennelles — parfois prononcées avec ce ton présidentiel devenu familier, où l’avenir industriel semble toujours à portée de décret. Le problème n’est donc pas l’ambition, mais la mécanique qui la sous-tend.

Dans les trois cas emblématiques – phosphate, fer de Gara Djebilet, projet laitier de Baladna – le schéma est remarquablement similaire. Un projet est annoncé à grand renfort de chiffres, souvent exprimés en milliards de dollars. Il est présenté comme structurant, stratégique, quasi civilisationnel. Puis, à mesure que l’on gratte la surface, le récit se dédouble. D’un côté, une ambition industrielle réelle, de l’autre, une architecture financière plus fragile, plus fragmentée, souvent dépendante de financements publics, de garanties implicites ou de partenaires étrangers aux horizons temporels différents.

Le projet phosphate illustre cette tension. Il coche toutes les cases de la rationalité économique, de l’intégration verticale à la montée en gamme, en passant par l’insertion dans les chaînes agroalimentaires mondiales. Mais sa multiplication sous forme de projets concurrents, portés par divers groupes chinois, révèle moins une stratégie unifiée qu’une phase d’exploration désordonnée. L’État y cherche son rôle, tantôt stratège, tantôt arbitre, parfois simple facilitateur. La question n’est pas de savoir si le phosphate algérien peut devenir un atout géoéconomique — il le peut — mais si l’appareil institutionnel est capable d’en faire autre chose qu’un gisement de promesses.

Cette hésitation transparaît jusque dans la mise en scène symbolique du projet : en mai 2024, un timbre consacré au gisement de Bled El Hadba en célébrait déjà le potentiel, détaillant réserves et caractéristiques techniques comme s’il s’agissait d’un acquis industriel. Plus qu’un simple objet philatélique, il illustre cette tendance à faire précéder la narration de l’exécution, et le symbole de la production.

Le cas de Gara Djebilet est encore plus révélateur. Rarement un projet minier aura été aussi chargé symboliquement. Le fer du Sud devient ici un récit national, celui d’un pays qui relie ses marges, maîtrise sa géographie et reprend possession de son destin industriel. Mais derrière la narration, les contraintes sont implacables. Le minerai est difficile à traiter, les infrastructures colossales, les coûts massifs. La rentabilité dépend d’une discipline industrielle et logistique que peu d’économies ont su maintenir sur plusieurs décennies. La Chine, partenaire central du projet, l’a bien compris et avance avec prudence, investissant dans le temps long tout en se protégeant par des montages techniques et contractuels solides. L’Algérie, elle, mise autant sur la symbolique que sur la productivité.

Le projet Baladna, enfin, agit comme un révélateur comptable. Derrière l’annonce d’un investissement étranger de plusieurs milliards de dollars se dessine une réalité différente, marquée par un capital social limité, un financement largement domestique et une forte dépendance au crédit local. Rien d’illégitime en soi, mais une dissonance flagrante entre le discours politique et la réalité financière. Ce décalage n’est pas anecdotique, il structure la perception du risque, la répartition des gains et, in fine, la soutenabilité du modèle.

Pris ensemble, ces projets dessinent moins une stratégie industrielle consolidée qu’une économie en quête de crédibilité. L’État veut démontrer qu’il peut produire, transformer, exporter. Mais il peine encore à établir les règles stables, la transparence financière et la discipline institutionnelle qui permettent à une industrie lourde de survivre au-delà des cycles politiques.

Le paradoxe algérien tient là. Les ressources sont réelles, les partenaires disponibles, les ambitions affichées. Ce qui reste incertain, c’est la capacité à substituer à la dramaturgie de l’annonce la discipline de l’exécution. Tant que cette mue ne sera pas accomplie, les grands projets continueront d’osciller entre promesse stratégique et mise en scène politique — avec, en arrière-plan, l’ombre bienveillante mais exigeante d’un État qui se rêve stratège, sans toujours accepter la rigueur que ce rôle impose.