Roches vitrifiées, pierres bleuies, barbelés contorsionnés et morceaux métalliques sous le sable. Les traces des essais nucléaires français menés au Sahara à partir des années 60 sont toujours perceptibles. Mais la radioactivité de la région ne l’est pas, mis à part les plaques « Danger ».
Les expérimentations nucléaires françaises en Algérie sont l’un des crimes les plus violents de la colonisation ; un crime commis contre les populations locales et un environnement saharien désormais irradié pendant des générations. Malgré les dires de l’époque, il y avait plus de 15 000 personnes qui habitaient dans la zone de diffusion des essais. Beaucoup d’entre eux sont morts sur le coup. Une bonne partie a subi des malformations, des maladies non identifiées et des cancers. Les terres des régions du Touat et du Tidikelt, autrefois très fertiles, ont été irradiées sous l’effet des bombes et des tests chimiques, ce qui a mené à la disparation d’une bonne partie de la faune et de la flore1.
Mais soixante ans après le premier essai nucléaire, la radioactivité du Sahara n’est pas une affaire du passé. C’est un enjeu sanitaire existentiel pour les populations des zones irradiées, comme le beau village de Mertoutek dans le massif du Hoggar où la radioactivité est une menace permanente.
Face au déni de ce crime (post)-colonial, la France peine à assumer ses responsabilités. L’exigence de vérité et de justice revendiquée par les populations locales est bien plus forte que les demandes de compensations financières, maigres et souvent inaccessibles.
Néanmoins, si le discours de l’exigence de vérité et responsabilisation de l’ancienne puissance coloniale est indispensable, il doit aller de pair avec une critique objective de la gestion peu exemplaire des autorités algériennes. Au manque d’information, de sensibilisation et de protection des populations et de l’environnement touchés par la radioactivité, l’usage de camps contaminés — la base B2-Namous par exemple — comme lieu d’internement durant les années 90 demeure, à jamais, une tache noire dans l’histoire de l’Algérie indépendante.
Politique d’enfouissement de la radioactivité
Le 13 février 1960 à 07h04, la première des quatre bombes nucléaires françaises, « Gerboise bleue », tombe sur Reggane. Sa puissance était à peu près trois fois celle de Hiroshima. La France présente cette expérimentation comme étant « sans risque » pour les populations et le Sahara. Pourtant, le nuage radioactif se diffuse dans le ciel, contaminant des villages lointains.
Les « quatre Gerboises » devaient confirmer l’accession de la France au statut de puissance nucléaire et permettre à son armée d’expérimenter une simulation de guerre nucléaire, comme ce fût le cas lors de l’explosion de la « Gerboise verte », le 25 avril 1961. À l’époque, trois puissances mondiales — les États-Unis, l’URSS et la Grande-Bretagne — avaient déjà effectué des essais nucléaires dans leurs territoires coloniaux ou en périphérie.
Le cas algérien est néanmoins particulier. Les premières expérimentations nucléaires se déroulent dans un contexte politique intense : celui de la guerre de libération nationale et des négociations entre le FLN et la France. Et c’est précisément à ce moment que Paris négocie la poursuite de ses essais nucléaires en Algérie après l’indépendance.

En effet, dans la « Déclaration de principes relative aux questions militaires » (annexe) des accords d’Évian, signés entre Alger et Paris en mars 1962, l’article 4 stipule que « la France utilisera pour une durée de 5 ans (1967) les sites comprenant les installations d’In Ekker, Reggane et de l’ensemble de Colomb-Béchar-Hammaguir, dont le périmètre est délimité dans le plan annexé, ainsi que les stations techniques de localisation correspondantes. ».
Onze des 17 essais nucléaires officiels (4 bombes atmosphériques et 13 expérimentations souterraines) sont réalisés après l’indépendance sur les sites de Reggane et d’In Ekker. Ammar Mansouri, chercheur au Centre de recherche nucléaire d’Alger, conteste toutefois ces chiffres : « Contrairement à la thèse officielle française, il y a eu 57 explosions et non 17, car il y a eu quarante essais complémentaires, avec dispersion de plutonium sur les sites de Reggane et celui de In M’guel et plus au sud encore ».
Au-delà du nombre d’essais effectués, les accidents chimiques sont nombreux.2 Le 1er mai 1962, l’expérimentation souterraine du nom de « Béryl » diffuse un nuage de radioactivité intense dans la région Ekker, atteignant le village de Mertoutek (wilaya d’Adrar) situé à une centaine de kilomètres du site. Plusieurs personnes seraient décédées sur le coup et la population du village vit toujours sous un sol radioactif.
La France a pratiqué une politique d’enfouissement des déchets radioactifs qui consiste à dissimuler sous le sable (quelques centimètres) tous les matériaux irradiés, « laissant un véritable champ de contamination à ciel ouvert », selon le rapport « Sous le sable, la radioactivité », publié en 2020 et rédigé par Jean-Marie Collin d’ICAN France3 et Patrice Bouveret de l’Observatoire des Armements.
Ces déchets n’ont pas été oubliés, mais ont été laissés exprès au lieu d’être traités selon les normes de décontamination. « À ces matériaux contaminés, laissés volontairement sur place aux générations futures, s’ajoutent deux autres catégories : des déchets non radioactifs et des matières radioactives issues des explosions nucléaires. Cet ensemble de déchets se retrouve en très grande partie à l’air libre, sans aucune sécurité, et accessible par les populations créant une forte insécurité sanitaire et environnementale », indique le rapport.
Pire, la France n’a toujours pas remis aux autorités algériennes les cartes des déchets radioactifs enfouis dans le désert. Pourtant, les témoignages recueillis par des chercheurs et des journalistes indiquent que la France dispose des cartes des dépôts dans ses archives militaires.
Le sujet des essais nucléaires en Algérie est resté secret défense jusqu’au années 90. Et ce n’est qu’en 1997 que le Sénat français reconnaît dans un rapport qu’« après sept années d’expérience diverses [de 1960 et 1967], les deux sites de Reggane et d’In Eker ont été remis à l’Algérie sans qu’aucune modalité de contrôle et de suivi de la radioactivité n’ait été prévue ».
B2-Namous-In M’guel-Reggane : zones irradiées devenues «camps de la mort» durant les années 90
Le démantèlement des sites nucléaires en 1967 ne marque pas la fin des expérimentations françaises en Algérie. Dans le secret total, Paris négocie avec l’ancien président Houari Boumédiène le droit de maintenir ses « privilèges nucléaires » à la base B2-Namous afin de poursuivre ses tests chimiques et bactériologiques jusqu’en 1978.
Le polygone d’essai de la base B2-Namous à Béni Ounif (Wilaya de Béchar), proche de la frontière marocaine, couvre une superficie de 100×60 km, soit le second plus vaste centre d’expérimentation chimique au monde. L’existence de cette base « secret-défense » est dévoilée en 1997 à l’issue d’une investigation menée par le journaliste Vincent Jauvert.
Mais B2-Namous est une coupelle de secret d’État. Selon les révélations faites par le général à la retraire Rachid Benyelles dans son livre « Les arcanes du pouvoir», la présence française dans cette base est maintenue jusqu’à la moitié des années 80. « Très discrètes, les activités sur ce périmètre désertique cesseront en 1986, sous la présidence de Chadli Bendjedid », lit-on dans le chapitre In-Memoriam de l’ouvrage. L’armée française a donc gardé ses « privilèges », bien longtemps après le démantèlement officiel des sites nucléaires.
Une autre page sombre du site irradié de B2-Namous s’écrit durant les années 90. L’ancienne base française sert de « camps de sûreté » pour interner des milliers d’individus arrêtés par les forces de sécurité dans ses hangars.
Selon Nourredine Belmouhoub, porte-parole du Comité de défense des ex-internés des camps de sûreté (CDICS), « des citoyens algériens ont été arrêtés sans mandat et brutalement, pour être transférés de caserne en caserne, et finir par être séquestrés dans des camps implantés dans une zone ayant servie aux essais nucléaires, bactériologiques et chimiques, formant le triangle de la mort, située ente Reggane, Oued Namous et In M’guel » déclare-t-il dans un entretien avec le site AlgeriaWatch en 2001.
L’emprisonnement dans les camps du Sud implantés dans les zones irradiées a touché des milliers personnes entre 1991 et 1995. 4 Selon le CDICS, la capacité de ces camps à forte teneur radioactive variait entre 1 500 et 3 500 personnes qui vivaient dans des conditions inhumaines. « La majorité de ceux qui sont passés par ces “camps de la mort” a connu des traumatismes et des maladies chroniques, comme le diabète et l’hypertension, qui sont la conséquence directe de leur internement au sud du pays dans une zone connue pour avoir servi de plateforme aux essais nucléaires français de 1958 à 1967 », ajoute Nourredine Belmouhoub.
En 2001, Belmouhoub affirmait détenir 1300 dossiers d’ex-internés et avoir collecté des données sur les déportations de milliers de personnes vers des camps de la mort, des lieux où de graves violations graves de droits humains ont été commises. Beaucoup d’ex-internés sont morts suite à des pathologies induites dues aux irradiations.5
Faible engagement de l’État pour protéger les populations et l’environnement
En 2005, le rapport détaillé de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) recommandait aux autorités algériennes notamment de procéder à un assainissement des sites, d’élaborer une cartographie détaillée de la contamination en vue de mieux protéger les populations, et d’interdire l’accès aux zones des essais.
Si les autorités algériennes et les centres algériens qui travaillent sur le nucléaire ont amélioré leur compréhension et la formation de jeunes chercheurs, notamment en collaboration avec l’AIEA, au cours des 20 dernières années, peu de choses ont été faites pour protéger les populations et l’environnement de la radioactivité.
Dans la région d’In M’guel et des villages du Hoggar comme celui de Mertoutek, les populations sont livrées à leur sort. Des zones fortement contaminées sont minimalement « sécurisées » par un fil de barbelé mince ou des plaques indiquant « Danger ». « J’ai vu des jeunes de la région manipulaient les métaux contaminés pour en faire des bijoux et des ustensiles, ou bien pour construire une maison ou les revendre », nous dit Bruno Hadjih, photographe et réalisateur du documentaire « AT(H)OME », qui a sillonné la région pendant des années.
Les mesures prises par les autorités sont donc bien en deçà des préjudices humains et environnementaux causés. « Les autorités se rappellent de la radioactivité de la région que lors des anniversaires des essais nucléaires… il faut sortir de cette logique absurde, car la radioactivité n’attend pas. Elle cohabite avec la population et la nature avec les risques élevés que nous connaissons », nous dit un acteur de la société civile d’In M’guel sous couvert d’anonymat.
Non seulement l’État algérien ne sécurise pas bien les sites interdits et les lieux les plus contaminés, mais le soutien aux associations engagées dans cette cause est très faible. Les rares organisations qui se mobilisent, comme l’Association du 13 février 1960 à Reggane et l’Association des victimes de Taourirt à In Ekker, disposent de moyens très modestes, et n’arrivent pas à sensibiliser les populations de manière durable. Ces organisations sont elles-mêmes victimes de marginalisation par les élites politiques locales, souvent immobilisées dans des procédures bureaucratiques lourdes.
De plus, la rhétorique de l’accablement de la France mené par les autorités algériennes crée une forme de déresponsabilisation et d’attentisme pervers. Dans le dernier numéro Édito de la revue El Djeich, le général Bouzid Boufrioua, commandement des forces terrestres, rappelle que « plus de soixante ans sont passés après le premier essai nucléaire en Algérie. La France persiste dans son refus de livrer les cartes révélant la localisation de ses restes nucléaires… la remise des cartes est un droit que l’État algérien revendique fortement, sans oublier la question de l’indemnisation des victimes algériennes des essais ».
Pour Abderrahmane Lagsassi, président de l’Association du 13 février, les indemnisations proposées par la France dans le cadre de la Loi du 5 janvier 2010 relative à la « reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français », connue sous le nom de loi Morin de 2010, sont humiliantes. Le plus important serait la reconnaissance morale par la France de ce crime contre l’humanité et la nécessité d’agir autorités algériennes pour protéger les populations et le désert.
La question de la radioactivité du Sahara est timidement revenue dans l’actualité à cause du triste anniversaire des essais nucléaires et comme une question mémorielle à l’issue de la publication du rapport Stora, elle reste néanmoins un enjeu politique mal posé, souvent instrumentalisé, au grand dam des populations qui en souffrent et d’un écocide à ciel ouvert.
- 1 Même s’il est très difficile d’obtenir les chiffres exactes, l’Association algérienne des victimes des essais nucléaires (AAVEN) estime qu’il y avait au moins 15 000 personnes qui habitaient dans la région des essais.
- 2 Quatre essais souterrains sur 13 expérimentations souterraines réalisées ont été partiellement contenus. Il s’agit de « Améthyste, Béryl, Jade et Rubis ». Toute la région d’In M’guel est très contaminé.
- 3 International Campaign to Abolish Nuclear Weapons France (ICAN)
- 4 Pour mieux comprendre le sujet des « camps du Sud », vous pouvez consulter le dossier « Le drame des ex-internés des camps du Sud », préparé par Algeria-Watch, https://algeria-watch.org/?p=47583
- 5 Le 23 octobre 2001, Nourredine Belmouhoub, est enlevé à Alger en plein jour. Il est relâché à Alger le 26 octobre 2001. Belmouhoub a déclaré avoir été séquestré par la police politique.