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Algérie-Mali : chronique d’une rupture annoncée

L’abattage d’un drone malien par l’armée algérienne en avril 2025 a cristallisé une crise diplomatique latente entre Alger et Bamako. Une rupture nourrie par des différends profonds sur la gestion du conflit au nord du Mali, l’abandon de l’Accord d’Alger, l’accroissement des activités de Wagner et les recompositions régionales impulsées par l’Alliance des États du Sahel (AES).


Le 1er avril 2025, l’armée algérienne annonce avoir abattu un drone militaire de fabrication turque ayant violé son espace aérien dans la région de Tinzaouatine, petit village frontalier, séparé par un oued asséché une bonne partie de l’année. Quelques jours plus tard, Bamako dément catégoriquement l’information, affirmant que l’engin opérait en territoire malien et qu’il s’est écrasé sur son sol à 9,5 kilomètres de la frontière avec l’Algérie. L’affaire a immédiatement déclenché une cascade de réactions diplomatiques : fermeture des espaces aériens, rappels des ambassadeurs, suspension des liaisons et des mécanismes de coopération.

Si l’incident semble isolé, il est en réalité le point culminant d’une longue érosion des relations entre les deux pays. Loin d’être une intervention militaire technique, cet événement traduit une dynamique d’escalade politico-sécuritaire et une perte de confiance accrue entre deux États, longtemps partenaires dans la gestion de l’instabilité au Nord du Mali. L’abatage survient aussi dans un climat de tensions régionales, marqué par le retrait progressif du Mali des cadres de coopération régionaux, la montée en puissance d’un souverainisme populiste et l’accroissement des activités du groupe paramilitaire Wagner (Africa Corps), parfois même à quelques kilomètres de l’Algérie.

La fin de l’Accord d’Alger : un tournant décisif

Pendant près d’une décennie (2015-2024), l’Algérie et le Mali ont coopéré pour la stabilisation du Nord Mali, théâtre récurrent de soulèvements, de conflits communautaires et d’expansion des groupes extrémistes violents. L’Accord de paix et de réconciliation issu du processus d’Alger, signé en 2015 entre le gouvernement malien et les groupes armés du nord, fut longtemps le pilier de cette coopération. Il reposait principalement sur trois engagements : une gouvernance décentralisée, le désarmement et la réintégration des groupes armés, et des mécanismes conjoints de sécurité. L’Algérie y tenait le rôle de chef de file de la médiation internationale. Même si ce cadre a échoué à rétablir la paix dans le Nord pour plusieurs raisons – notamment le manque de volonté politique des parties concernées -, il constituait néanmoins un cadre de travail reconnu, permettant aux acteurs de se retrouver et échanger. Ce cadre de dialogue n’existe plus aujourd’hui.

Toutefois, cette dynamique a commencé à se fragiliser dès le premier coup d’État militaire à Bamako, en août 2020. Après la prise de pouvoir par la junte, suivie d’un second putsch en mai 2021, les autorités de transition ont progressivement remis en cause l’Accord. Celui-ci était perçu comme un frein à leur capacité de reconquête territoriale dans le Nord: une contrainte imposée de l’extérieur. Les revendications autonomistes étaient désormais vues comme une menace directe à l’unité nationale, et les engagements de décentralisation politique comme inacceptable.

Entre 2022 et 2023, plusieurs signaux d’alerte s’étaient pourtant accumulés. L’exclusion de la Coordination du mouvement de l’Azawad (CMA), puis du Cadre stratégique permanent (CSP) – deux coalitions de mouvements politiques et militaires du Nord du Mali – d’un certain nombre d’activités, la fin de l’opération française Barkhane annoncée en novembre 2022, le rapprochement entre la junte et la Russie, notamment via la présence du groupe paramilitaire Wagner (devenu Africa Corps), avaient commencé à modifier les équilibres de sécurité dans le nord du pays. Dès 2023, des incidents proches de la frontière algérienne sont signalés, et plusieurs exactions attribuées à l’armée malienne et ses alliés ont suscité des inquiétudes à Alger.

L’Algérie, soucieuse de préserver la stabilité à ses frontières, avait pourtant continué à jouer son rôle d’intermédiaire, accueillant notamment des représentants du Cadre stratégique permanent pour la défense du peuple de l’Azawad (CSP-DPA). Alger considère qu’elle est légitime en tant que chef de la médiation internationale d’accueillir des rencontres qui permettent de rapprocher les parties.

En janvier 2024, Bamako a officiellement annoncé son retrait de l’Accord, accusant l’Algérie de partialité. À Alger, cette décision a été perçue comme une rupture brutale et un désaveu de son rôle historique de médiateur au Sahel. Elle a également alimenté un climat de méfiance sécuritaire, d’autant que l’Algérie avait temporairement ouvert des points d’entrée pour accueillir des réfugiés du nord de l’Azawad fuyant les combats.

Wagner, militarisation du Sahel et crispation frontalière

Le retrait progressif du Mali de ses partenaires traditionnels – CEDEAO, France et ONU – s’est doublé d’un rapprochement spectaculaire avec la Russie, et plus particulièrement avec le groupe paramilitaire Wagner. Officiellement sollicité pour appuyer la lutte contre le terrorisme et sécuriser le territoire, Wagner a déployé ses hommes sur plusieurs fronts, notamment au centre et au nord du pays. Mais ses méthodes souvent brutales, conjuguées à une opacité opérationnelle persistante, suscitent de vives inquiétudes chez les voisins du Mali.

Pour l’Algérie, la présence de Wagner dans les régions proches de sa frontière sud constitue une ligne rouge. L’État algérien défend une approche combinant lutte sécuritaire et réintégration politique. À l’inverse, la junte malienne a choisi une réponse strictement militaire, rompant avec les logiques de médiation. Cette rupture stratégique a été accompagnée d’un effacement progressif du CÉMOC – le Comité d’état-major opérationnel conjoint basé à Tamanrasset – qui représentait, malgré ses limites, un cadre de coordination sécuritaire régional intéressant entre le Mali, la Mauritanie, le Niger et l’Algérie. Sa disparition entérine la fin d’une architecture sahélienne fondée sur la coopération étatique directe.

Plus inquiétant encore, Wagner est accusé par plusieurs organisations internationales d’exactions graves. Selon un rapport de Human Rights Watch publié en mars 2024, des soldats maliens et des membres présumés de Wagner ont exécuté sommairement plusieurs centaines de civils dans le centre du Mali depuis fin 2023.

L’un des exemples les plus marquants est une frappe de drone menée en février 2024 lors d’un mariage, qui a tué au moins 14 civils dont 4 enfants. Ces événements, non documentés par des mécanismes internationaux depuis le retrait de la MINUSMA, alimentent un climat d’impunité. En effet, la fin précipitée de cette mission onusienne en décembre 2023 a privé la région d’un outil essentiel de vérification, de médiation et de documentation indépendante des violations de droits humains.

L’éloignement progressif du Mali de ses partenaires traditionnels s’est accompagné d’un rapprochement spectaculaire avec la Russie, en particulier avec le groupe paramilitaire Wagner. Officiellement sollicité pour lutter contre le terrorisme, Wagner a été déployé au centre et au nord du pays. Mais ses méthodes brutales et son opacité inquiètent les voisins du Mali. Fin juillet 2024, le CSP-DPA a revendiqué la mort de 84 mercenaires de Wagner et de 47 soldats maliens lors de violents combats à Tinzaouatine – la première défaite majeure du groupe en territoire malien.

Les bombardements menés près de Tin Zaouatine à l’été 2024 ont fait ressurgir les inquiétudes d’Alger : crainte de débordements, flux de populations déplacées, instrumentalisation du conflit. L’Algérie a temporairement ouvert des points d’entrée pour accueillir des réfugiés du nord de l’Azawad fuyant les combats entre groupes rebelles et l’armée malienne, ce qui a renforcé la perception par Bamako d’un parti pris algérien en faveur des mouvements autonomistes. En août 2024, lors d’une session du Conseil de sécurité de l’ONU, le représentant permanent de l’Algérie, Amar Bendjama, a exprimé des préoccupations concernant la présence de mercenaires étrangers au nord du Mali, appelant à « mettre un terme aux violations des armées privées utilisées par certains pays ».

L’abattage du drone en avril 2025 est ainsi interprété comme un acte de souveraineté et de dissuasion, dans une région où l’Algérie adopte une posture de vigilance renforcée, aussi bien vis-à-vis du Sahel que de ses autres frontières sensibles, notamment la Libye et le Maroc.

Le souverainisme de l’AES : entre posture politique et isolement croissant

La détérioration des relations algéro-maliennes s’inscrit dans un contexte régional marqué par la création de l’Alliance des États du Sahel (AES), une coalition composée du Mali, du Niger et du Burkina Faso, qui veut rompre avec les anciennes tutelles. Formée en septembre 2023, l’AES est apparue comme une réponse assumée aux pressions extérieures. Le souverainisme y est érigé en principe fondateur : rejet des interventions étrangères, rupture avec les anciens partenariats, valorisation d’un ordre sécuritaire nouveau.

Ce discours résonne fortement auprès des populations sahéliennes épuisées par une décennie d’interventionnisme inefficace. Porté par une aspiration légitime à la dignité et à l’autonomie, ce souverainisme est toutefois instrumentalisé par les juntes au pouvoir comme outil de légitimation politique. Le Mali, en tête de ce mouvement, joue un rôle moteur. Le colonel Assimi Goïta, chef de la junte, est l’artisan principal de l’AES qu’il continue de piloter, tant sur les plans sécuritaire que diplomatique.

La décision des trois pays de vouloir quitter la CEDEAO en janvier 2024 a marqué une rupture historique. Mais cette posture d’affirmation s’est rapidement traduite par un isolement régional accru. Les relations avec le Bénin se sont tendues autour des questions logistiques et énergétiques ; celles avec le Nigeria sont fragilisées par les préoccupations sécuritaires du géant ouest-africain. Le Sénégal, la Côte d’Ivoire ou encore le Ghana regardent avec suspicion la montée en puissance d’un bloc militaire et autoritaire à leurs frontières.

Même si l’Algérie a récemment accru ses échanges avec Niamey, notamment autour des enjeux énergétiques, elle reste en retrait vis-à-vis de l’ensemble de l’AES. Et malgré des tensions internes, le bloc cherche à préserver une cohésion politique et militaire, en s’affichant comme un contre-modèle aux organisations régionales traditionnelles.

Ce repli stratégique, compréhensible dans une logique d’émancipation, complique toutefois toute tentative de dialogue régional structuré. Il réduit l’espace de médiation, affaiblit les mécanismes de concertation et ferme la porte à des dynamiques de désescalade, en particulier avec des acteurs comme Alger.

Quand la diplomatie algérienne alimente malgré elle la défiance de Bamako

En décembre 2022, le président algérien Abdelmadjid Tebboune a critiqué le recours du Mali au groupe paramilitaire russe, estimant que les fonds alloués à cette collaboration seraient plus bénéfiques s’ils étaient investis dans le développement du Sahel.

Depuis, les tensions n’ont cessé de monter entre Alger et Bamako, alimentées par une série de gestes politiques perçus comme ambigus, voire contre-productifs. En décembre 2023, le président algérien Abdelmadjid Tebboune a reçu l’imam malien Mahmoud Dicko à Alger, figure religieuse influente mais aussi critique notoire des autorités de transition à Bamako.

Quelques mois plus tôt, en février 2023, il avait également accueilli une délégation de leaders touaregs signataires de l’Accord, dont Alghabass Ag Intallah et Bilal Ag Acherif, figures de la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), principal regroupement des mouvements rebelles à l’époque.

Si ces rencontres s’inscrivent dans la tradition diplomatique algérienne de dialogue avec toutes les parties maliennes, leur médiatisation – sans contrepartie visible de concertation avec le pouvoir central malien – a pu nourrir le sentiment d’un parti pris d’Alger en faveur de certains acteurs non étatiques.

Dans un moment de grande sensibilité géopolitique, et alors que la confiance entre les deux États s’effritait déjà, ces gestes ont constitué une erreur de communication diplomatique, interprétée à Bamako comme un désaveu supplémentaire de la souveraineté nationale.

Quels chemins de sortie ?

Mais la sortie de crise ne pourra s’envisager sans tenir compte de l’évolution rapide des dynamiques armées dans le nord du Mali.

Depuis la dissolution du Cadre stratégique permanent (CSP-PD), un nouveau groupe a vu le jour : le Front de libération de l’Azawad (FLA), formé par d’anciens responsables touaregs désengagés du processus d’Alger. Sa création marque une nouvelle étape dans la reprise des affrontements entre les FAMa, soutenues par Wagner, et les rebelles. Le FLA, qui affirme avoir repris plusieurs positions dans le nord, s’inscrit dans une logique de confrontation. Ignorer son rôle ou chercher à l’éradiquer sans alternative politique ne ferait qu’alimenter la spirale de la violence. L’intégrer dans une réflexion régionale élargie est une condition nécessaire à toute désescalade durable.

C’est dans ce contexte d’enlisement militaire et de fragmentation politique que la rupture entre Alger et Bamako semble presque consommée. Et pourtant, les deux pays ont tout à perdre d’un affrontement politique prolongé. L’Algérie, profondément attachée à la stabilité de son flanc sahélien, ne peut ignorer la dimension humaine, économique et politique de ses liens avec le Nord du Mali. De son côté, le Mali peine à stabiliser durablement son territoire sans alliés régionaux solides.

Des canaux de communication discrets pourraient être rouverts pour tenter d’enrayer la spirale de tensions. Un dialogue sur la sécurité aux frontières, une mise au clair du rôle joué par l’Algérie dans les précédentes négociations ainsi qu’un engagement du Mali à ne pas exporter le conflit vers ses voisins, figurent parmi les pistes envisageables. Encore faut-il, toutefois, que les deux autorités renoncent à la surenchère.

Car au-delà de l’incident du drone et des actions, cette crise met en lumière l’essoufflement de l’ordre régional hérité de l’après-2012 (Rebellion au Nord du Mali, suivi du coup d’État contre le président Amadou Toumani Touré). Elle souligne surtout l’urgence de repenser une architecture politico-sécuritaire plus inclusive, ancrée dans les réalités africaines et fondée sur des intérêts partagés.