Chargement ...

Criminaliser le colonialisme : pourquoi l’Algérie a choisi le droit pour affronter son passé

À la veille d’un vote décisif, l’Algérie s’apprête à adopter une loi qualifiant le colonialisme français de crime d’État. En mobilisant le droit pour encadrer la mémoire et la responsabilité historique, Alger redéfinit les termes du débat mémoriel et diplomatique.


APN. Photo DR.

Le 24 décembre prochain, l’Assemblée populaire nationale (APN) doit se prononcer sur un projet de loi d’une portée historique. Après consultation du texte qui sera soumis au vote, il apparaît clairement que cette initiative dépasse le registre mémoriel habituel. En qualifiant juridiquement le colonialisme français en Algérie comme un crime d’État, le législateur algérien cherche à inscrire dans le droit une réalité que l’histoire, la démographie et les archives ont constamment mise en évidence, à savoir que la colonisation ne constitua ni une entreprise civilisatrice ni un simple épisode révolu, mais bien un système organisé de domination, de violence et de dépossession.

Cette démarche s’inscrit dans un contexte international marqué par une relecture croissante des héritages coloniaux. Longtemps cantonnées au champ moral ou académique, ces questions entrent désormais dans l’arène juridique et diplomatique. L’Algérie fait ici un choix stratégique assumé en mobilisant le droit comme instrument de souveraineté historique.

Le cœur du projet de loi repose sur une affirmation centrale. Le colonialisme français, de 1830 à 1962, est juridiquement qualifié de crime d’État imprescriptible. Ce choix normatif ne relève pas d’un excès rhétorique. Il découle d’une lecture systémique du fait colonial, conçu comme un ensemble cohérent de politiques publiques, de pratiques militaires, de dispositifs juridiques et d’actions administratives ayant produit des destructions humaines, culturelles et environnementales massives.

Continuité historique et souveraineté

Le texte identifie une série de crimes qui, pris ensemble, caractérisent la nature du système colonial. Il s’agit notamment des massacres de civils, de la torture généralisée, des disparitions forcées, des déplacements de populations, des discriminations raciales institutionnalisées, des violences sexuelles, de la destruction du patrimoine culturel et religieux, ainsi que des essais nucléaires et chimiques dont les effets continuent d’affecter durablement les populations et les territoires. Cette énumération n’a pas pour objectif d’ouvrir des poursuites individuelles rétroactives. Elle vise à établir une vérité juridique globale, cohérente avec les principes contemporains du droit international humanitaire et des droits de l’homme.

Par cette qualification juridique, la loi rompt avec les tentatives de banalisation ou de relativisation encore présentes dans certains discours internationaux. Elle affirme que la violence coloniale ne fut pas accidentelle, mais constitutive du système lui-même.

Le projet de loi repose également sur une lecture affirmée de l’histoire algérienne. L’Algérie y est établie comme une entité politique souveraine avant 1830, dotée de structures étatiques, diplomatiques et juridiques. La conquête française est ainsi qualifiée d’agression internationale ayant interrompu illégalement cette souveraineté. Cette approche, longtemps marginalisée dans les récits dominants, est aujourd’hui étayée par de nombreux travaux historiques et juridiques.

En inscrivant cette continuité dans la loi, l’Algérie consolide le fondement juridique de sa revendication mémorielle. Il ne s’agit pas seulement de commémorer la guerre de libération, mais de replacer l’ensemble de la période coloniale dans une logique de responsabilité étatique.

Responsabilité française et réparations légitimes

Cette initiative s’inscrit également dans un contexte mémoriel marqué par des décisions prises de l’autre côté de la Méditerranée. L’adoption en France, au milieu des années 2000, d’un texte législatif évoquant le « rôle positif » de la présence coloniale a été ressentie en Algérie comme une provocation durable. Elle a renforcé le sentiment d’une asymétrie persistante dans la reconnaissance des violences coloniales et contribué à convaincre Alger de la nécessité de fixer, par le droit, sa propre lecture du passé.

Le texte consulté avant le vote du 24 décembre désigne explicitement la responsabilité de l’État français. Il appelle à une reconnaissance officielle, à des excuses formelles et à des réparations à la fois morales et matérielles. Ces réparations ne sont pas formulées de manière abstraite. Elles incluent des demandes précises, telles que la dépollution des sites d’essais nucléaires, la remise complète des archives coloniales, la restitution des biens spoliés et des restes humains, ainsi que l’indemnisation des victimes.

Il convient de souligner que la loi ne cherche pas à imposer un contentieux immédiat sur la scène internationale. Elle ne crée pas de mécanisme coercitif à l’encontre de la France. Son objectif est différent. Elle vise à établir un cadre juridique algérien solide, à partir duquel les revendications pourront être formulées de manière cohérente et constante dans le temps. Le droit devient ici un langage politique, destiné à structurer le dialogue mémoriel futur.

Une portée politique assumée

L’un des aspects les plus sensibles du projet concerne la pénalisation de l’apologie du colonialisme. La loi prévoit des sanctions contre les discours et productions écrites, visuelles ou audiovisuelles qui glorifient, justifient ou banalisent la colonisation française, ou qui nient la légitimité de la résistance nationale. Ces dispositions traduisent une volonté claire de protéger la mémoire collective contre toute tentative de réhabilitation d’un système reconnu comme criminel.

Du point de vue du législateur algérien, cette approche s’inscrit dans une logique de cohérence. De nombreux États criminalisent déjà la négation ou l’apologie de crimes historiques majeurs. En ce sens, la loi algérienne ne constitue pas une exception, mais une adaptation de ces principes à son propre passé colonial. Si l’objectif affiché est légitimement d’empêcher la diffusion de discours portant atteinte à la dignité des victimes et à la légitimité de la lutte de libération, cette disposition n’en soulève pas moins des craintes légitimes quant à ses effets potentiels sur le débat scientifique de bonne foi ainsi que sur les libertés académiques et d’expression.

Or, cette loi n’est pas dirigée contre le peuple français, comme le texte le précise explicitement. Elle s’adresse à l’histoire, aux institutions et aux responsabilités étatiques. Elle vise à clarifier les termes du débat mémoriel et à rééquilibrer une relation longtemps marquée par l’asymétrie narrative.

En ce sens, le projet soumis au vote le 24 décembre constitue un acte de souveraineté politique autant que juridique. Il marque la volonté de l’Algérie de ne plus laisser son histoire coloniale dans une zone grise, soumise aux fluctuations diplomatiques ou aux lectures concurrentes. Cette orientation reflète moins une volonté de confrontation qu’un effort de clarification durable des termes du dialogue mémoriel.

Gouverner le passé pour construire l’avenir

En choisissant de légiférer sur le colonialisme, l’Algérie fait un pari. Celui que la reconnaissance juridique du passé est une condition nécessaire à une relation apaisée et équilibrée avec ses partenaires, y compris la France. La loi ne clôt pas le débat historique. Elle en fixe le cadre. Elle affirme que certaines réalités ne sont plus négociables, car elles relèvent désormais du droit.

L’enjeu dépasse largement la mémoire nationale. Il concerne la manière dont les sociétés post-coloniales utilisent le droit pour reprendre la maîtrise de leur récit historique dans l’espace international, affirmer leur dignité et inscrire leur histoire dans l’ordre juridique international contemporain.