La semaine qui vient de s’écouler a offert un concentré révélateur des paradoxes diplomatiques algériens. Deux épisodes, en apparence sans rapport, ont exposé les limites d’un appareil extérieur qui peine à transformer ses principes en influence.
Le premier est la visite d’État du président somalien Hassan Sheikh Mohamud à Alger. Sur le papier, elle devait illustrer la capacité de l’Algérie à renforcer ses alliances africaines au moment où le dossier du Sahara occidental revient sous les projecteurs. Dans les faits, elle a surtout souligné un contretemps stratégique. Mogadiscio venait tout juste de voter en faveur de la résolution américaine sur le Sahara, un vote prévisible tant la Somalie, confrontée aux revendications du Somaliland, ne peut soutenir un principe d’autodétermination qu’elle redoute sur son propre territoire. L’administration Trump, qui suit de près le contentieux somalien, n’a laissé à Mogadiscio qu’une marge diplomatique étroite.
Au lieu de s’inscrire dans une stratégie de mobilisation contre le texte américain, la visite est arrivée après la bataille — trop tard pour peser, trop symbolique pour compter. Elle apparaît surtout comme un geste conçu pour offrir au président Tebboune une visibilité internationale, à défaut de produire un gain stratégique tangible.
Le second épisode est la grâce accordée au franco-algérien Boualem Sansal, obtenue grâce à une médiation allemande. Berlin, fort de ses liens anciens avec le mouvement national algérien et de son statut de partenaire économique crédible, a joué l’intermédiaire qu’Alger jugeait plus acceptable que Paris dans un contexte de tension prolongée. La libération, saluée à l’étranger, a cependant eu un effet inverse en interne puisqu’elle a mis en lumière l’arbitraire qui frappe d’autres Algériens accusés des mêmes faits, mais dépourvus d’un chef d’État étranger susceptible de plaider pour eux. L’affaire a prolongé l’impression d’une justice sélective et instrumentale, fragilisant un discours officiel déjà ambigu.
Ces deux faits, l’un africain, l’autre européen, renvoient à une même réalité. L’Algérie ne souffre pas d’un manque d’activité diplomatique, mais d’un déficit de cohérence. Son appareil extérieur fonctionne comme une extension de son système politique intérieur — rigide, vertical, défensif — bien plus que comme un outil de projection stratégique.
Une théologie plutôt qu’une doctrine
Pendant des décennies, la diplomatie algérienne a été célébrée comme l’une des plus constantes du monde arabe. Porte-étendard du tiers-mondisme, pilier du non-alignement, médiatrice dans les crises africaines, elle incarnait la dignité du Sud face à l’arrogance du Nord.
Mais ce prestige historique repose sur une grammaire forgée dans les années 1960–1970, que le régime a progressivement sacralisée. L’Algérie ne dispose plus d’une doctrine diplomatique fonctionnelle, elle défend une théologie politique. Ce qu’elle projette à l’extérieur n’est pas une stratégie, mais la rigidité qui la maintient en place à l’intérieur.
Dans cette perspective, les principes — souveraineté, non-ingérence, autodétermination — ne sont plus des instruments modulables mais des vérités. Ils servent moins à agir qu’à se protéger du monde. La diplomatie algérienne parle le langage de la résistance immobile dans un environnement international où la flexibilité et l’opportunisme sont devenus la norme.
Le ministère des Affaires étrangères continue de fonctionner comme un sanctuaire doctrinal. L’idéologie des luttes de libération y tient lieu de boussole permanente. Cette dimension morale a longtemps offert à l’Algérie une stature, lui permettant de tenir un discours haut dans les enceintes internationales. Mais elle a fini par remplacer la réflexion stratégique : l’Algérie défend davantage la pureté de sa position que l’efficacité de son action. La Palestine et le Sahara occidental demeurent des causes centrales, mais la fidélité proclamée à ces dossiers a davantage valeur de posture que de politique. Et l’on ne transige pas, même lorsque transiger permettrait d’influencer davantage.
Une diplomatie administrée
Le problème n’est pas seulement idéologique mais aussi bureaucratique. La diplomatie algérienne est administrée, non pensée. Les diplomates, souvent brillants individuellement, travaillent dans un système où l’initiative est risquée et où la hiérarchie prime sur l’analyse. Les instructions descendent du sommet. Cette verticalité transforme le ministère en chambre d’écho répétant des positions anciennes, dans un langage figé, sans renouvellement intellectuel.
Cette lourdeur contribue à une opacité que les partenaires étrangers interprètent comme de l’indécision ou de la prudence excessive. L’Algérie revendique la neutralité, mais cette neutralité ressemble souvent à une absence. Dans les crises régionales — Libye, Mali, Niger, Ghaza — elle se présente en médiatrice mais agit peu, prisonnière d’une doctrine qui craint que tout engagement ne soit perçu comme une concession.
Cette immobilité a un coût croissant. L’Algérie, autrefois acteur incontournable du Maghreb et de l’Afrique, voit son influence s’éroder. La Turquie, les Émirats ou le Qatar investissent le continent à travers des stratégies économiques, religieuses ou militaires. L’Algérie, elle, persiste dans une diplomatie institutionnelle, lente et verticale, qui ne parvient plus à saisir les dynamiques politiques africaines.
Dans le Maghreb, la diplomatie algérienne n’a pas su contenir la dérive d’un Maroc désormais aligné de façon excessive sur l’Occident et enfermé dans une illusion de puissance déconnectée de ses fragilités réelles, ni lui offrir une perspective capable de l’inscrire dans un projet commun. Cette absence de cadre coopératif a permis à un acteur structurellement plus faible de perturber une dynamique régionale qui aurait pu renforcer tout le Maghreb, dont l’Algérie constitue le cœur géopolitique. Elle a également privé le pays de la profondeur économique et stratégique qu’une intégration minimale lui aurait naturellement assurée, tout en accentuant son isolement sur la scène internationale.
Même dans le monde arabe, son recul est visible. Son absence des pourparlers sur la Syrie et ses ambiguïtés face aux pays du Golfe s’ajoutent à une approche hésitante des nouveaux formats multilatéraux. L’Algérie s’intéresse aux BRICS et cherche à peser, à travers l’Union africaine, dans les enceintes élargies comme celles gravitant autour du G20, mais son engagement demeure irrégulier et souvent tardif. Elle veut diversifier ses partenariats sans accepter les ajustements économiques ou de gouvernance qu’impliquerait une intégration plus poussée. Ces ambiguïtés entretiennent l’image d’un acteur qui s’accroche à sa légende plus qu’il n’influence l’avenir.
Une puissance à l’arrêt
Cette posture extérieure n’est pas sans répercussions internes. Le discours de dignité nationale, qui prétend préserver la souveraineté, sert aussi à justifier la fermeture économique, les restrictions à la mobilité et le rejet des investissements perçus comme menaçants. La « pureté » diplomatique devient une politique de soupçon qui limite les opportunités pour les citoyens et enferme le pays dans une forme d’autarcie symbolique.
L’affaire Sansal en est l’illustration la plus récente. Ce qui, dans un système cohérent, aurait pu être une décision de clémence assumée devient, dans le contexte algérien, un geste circonstanciel révélant l’absence de règle. Le pouvoir préfère concéder sous pression extérieure ce qu’il refuse d’assumer comme ouverture intérieure.
Par conséquent, l’Algérie est devenue difficile à lire. C’est un constat désormais largement partagé. Elle parle fort mais agit peu. Elle revendique la neutralité mais suscite la méfiance. Tout en récusant les alliances, elle souhaite être consultée. Cette ambiguïté permanente décourage la coopération et favorise son déclassement.
Dans le système international, l’illisibilité conduit à la marginalité. Un acteur qui ne définit pas ses priorités se trouve défini par les autres. L’Algérie, jadis pivot stratégique, est désormais un acteur périphérique, sollicité par respect pour son histoire plus que par nécessité.
Ce déclin n’est pas le fruit d’un déficit de compétences, mais d’une absence d’évolution doctrinale. La diplomatie algérienne continue de penser le monde en termes bipolaires : celui des luttes anti-coloniales, des blocs, des fidélités idéologiques. Mais le XXIᵉ siècle est fait d’alliances flexibles, de rivalités hybrides, de coalitions mouvantes — un monde où la permanence devient un handicap et où la morale sans stratégie conduit à la solitude.
L’Algérie n’a pas cessé d’avoir une diplomatie mais elle a cessé d’en avoir une qui serve ses intérêts. Elle parle encore le langage du principe dans un univers gouverné par le langage du mouvement. Entre dignité et action, elle choisit toujours la dignité — une dignité immobile qui, dans le monde actuel, s’apparente de plus en plus à un renoncement stratégique. Une diplomatie qui confond fidélité au passé et stratégie pour l’avenir finit toujours par servir le passé.