La récente sortie de Steven Witkoff sur une hypothétique « paix » maroco-algérienne illustre la tentation, récurrente à Washington, de réduire le Maghreb à un théâtre d’expérimentations diplomatiques. Derrière ces annonces spectaculaires, se joue en réalité l’équilibre stratégique d’une région dont l’Algérie reste la clé réelle.
Sous couvert de réconciliation, relayée par des voix séduites par l’idée d’une réconciliation sous pilotage extérieur, ravive en réalité la vieille rivalité d’influence entre Alger et Rabat. C’est dans ce contexte que le Maroc a affiné, ces dernières années, une diplomatie d’influence ambitieuse, habilement enveloppée dans un discours de « modernité stable » et de « succès atlantique ».
Sous des apparences policées, cette stratégie repose sur un double artifice. D’abord, gonfler la stature internationale du royaume en l’opposant à une Algérie présentée comme autoritaire et défaillante. Ensuite, façonner un récit séduisant pour les capitales occidentales avides d’un partenaire « modéré » en Afrique du Nord. L’opération de charme fonctionne souvent – jusqu’à ce qu’on confronte le narratif aux réalités.
Le Maroc a compris que dans la diplomatie contemporaine, la bataille des perceptions compte autant que celle des faits. Ses think tanks maison, ses relais médiatiques anglophones et francophones, et un réseau serré de communicants à Washington, Bruxelles et Paris produisent une rhétorique calibrée : un royaume « stable », « réformiste », champion de la lutte contre le terrorisme et partenaire fiable de l’Occident.
En miroir, l’Algérie est décrite comme « fermée », « militarisée » et « idéologiquement obsolète ». Ce cadrage n’est pas fortuit, il vise à enfermer Alger dans le rôle commode du contre-modèle, pour mieux légitimer la prééminence diplomatique marocaine. L’effet recherché est psychologique, faisant croire qu’entre deux voisins maghrébins, un seul mérite le label de « bon allié ».
Le storytelling d’un « tigre » de carton
Or cette mise en scène oublie que la puissance réelle ne se mesure ni aux salons de Davos ni à la fréquence des communiqués conjoints, mais à la profondeur économique, à la capacité énergétique et à la cohérence institutionnelle – trois domaines où l’Algérie conserve un avantage structurel.
Dans le discours marocain, l’économie nationale est présentée comme un « modèle africain » avec ses « zones industrielles modernes, hubs logistiques, envolée des exportations automobiles ». En réalité, ces réussites, bien que notables, reposent sur un socle fragile. Une dépendance extérieure quasi totale pour l’énergie, un endettement croissant (près de 80 % du PIB), et un déficit commercial structurel. Le Maroc produit, mais ne contrôle ni ses ressources ni ses technologies.
Le parallèle avec les « villages Potemkine » du XVIIIᵉ siècle est tentant. Derrière les façades industrielles rutilantes se cache une économie sous perfusion d’investissements étrangers, vulnérable au moindre retrait des capitaux européens ou du Golfe. À l’inverse, l’Algérie, malgré son inertie bureaucratique, dispose d’un capital énergétique colossal, de réserves stratégiques et d’un potentiel minier et solaire encore sous-exploité. Les industriels occidentaux qui raisonnent en termes d’accès aux ressources, non d’image, savent où se situe la profondeur stratégique.
La fabrication de la menace algérienne
La deuxième jambe du narratif marocain est sécuritaire. Rabat se présente comme le « rempart » contre l’instabilité sahélienne et l’islamisme politique. L’argument plaît à Washington et à Paris car il flatte la soif de stabilité sans remettre en cause les agendas internes des puissances occidentales.
Mais l’efficacité réelle de cette posture reste discutable. Le Maroc ne contrôle pas ses frontières sahariennes, n’a ni la profondeur territoriale ni les moyens militaires pour projeter une influence durable dans la bande sahélo-saharienne. En revanche, l’Algérie, avec ses 2 000 km de frontières sahéliennes, son expérience antiterroriste et ses réseaux de renseignement régionaux, demeure un acteur incontournable. Le réalisme stratégique suggère que toute architecture sécuritaire crédible au Sahel passe d’abord par Alger, non par Rabat.
Pour compenser cette asymétrie réelle, la diplomatie marocaine s’est spécialisée dans la construction narrative de la menace algérienne. Les publications pseudo-académiques, les fuites « stratégiques », les dossiers de think tanks alignés convergent vers la même idée : l’Algérie serait un État militaro-rétrograde, isolé, en perte de repères, et qu’il faudrait « rééduquer » dans un cadre atlantique bienveillant.
Cette mise en scène sert deux objectifs. Premièrement, détourner l’attention des blocages du dossier saharien en transformant le problème territorial en problème de régime. Deuxièmement, convaincre les partenaires occidentaux que toute normalisation au Maghreb doit passer par une mise au pas d’Alger. Le procédé est vieux comme la diplomatie. Il s’agit de diaboliser l’adversaire pour mieux se présenter en alternative rationnelle.
L’Occident face à son propre intérêt
Rabat s’efforce d’incarner le modèle de la « middle power » néolibérale et pro-occidentale. Mais ce positionnement devient paradoxal puisque plus le Maroc s’aligne sur les intérêts atlantiques, plus il perd la latitude nécessaire pour négocier d’égal à égal. Le partenariat militaire asymétrique, les dépendances technologiques et la normalisation avec Israël ont certes rapporté des dividendes diplomatiques immédiats mais, ils ont aussi enfermé le pays dans une logique de sujétion stratégique.
Face à cela, l’Algérie, en dépit de son conservatisme institutionnel, conserve des marges d’autonomie plus larges. C’est un partenaire énergétique de l’Europe, un interlocuteur de la Russie et de la Chine et un acteur pivot dans l’OPEP+. Une diplomatie algérienne sobre mais constante, qui parie sur la continuité plutôt que sur le coup d’éclat médiatique, s’avère souvent plus crédible sur le long terme.
Les chancelleries occidentales connaissent ces équilibres. Leur intérêt objectif n’est pas de choisir un « favori » maghrébin, mais de diversifier leurs partenariats. La crise énergétique européenne, la militarisation du Sahel et la montée en puissance de la Méditerranée orientale redonnent à l’Algérie une valeur stratégique concrète : gaz, phosphate, uranium, territoire-pivot. Les capitales européennes qui parient uniquement sur la façade marocaine courent le risque d’un désenchantement géopolitique. Le Maroc reste un allié docile, mais de faible profondeur.
Un royaume obsédé par la narration
Au fond, la force du Maroc n’est pas matérielle, mais narrative. Il sait séduire les éditorialistes et les plateaux télé là où l’Algérie, plus raide et moins communicante, laisse le champ libre aux conteurs. C’est un avantage de communication, non de puissance. Or l’histoire récente enseigne que les pays qui investissent plus dans le récit que dans la substance finissent par se heurter à la gravité du réel.
Loin d’être un duel d’idéologies, la rivalité maghrébine est celle d’une projection contre une profondeur. D’un côté, un État qui brille par sa maîtrise de l’image ; de l’autre, un État qui, malgré ses lenteurs, conserve les leviers concrets de la souveraineté. Le premier se vend comme une success-story libérale ; le second, comme un partenaire exigeant mais indispensable.
Le Maroc, faute de transformer la réalité stratégique du Maghreb, s’efforce d’en réécrire le récit. Il transforme chaque faiblesse – taille, dépendance, absence d’énergie – en slogan : « stabilité », « modération », « hub ». C’est une réussite d’image, mais une illusion de fond. L’Algérie, malgré ses contradictions, reste la clé de voûte géopolitique du Nord-Sahel avec son territoire, son armée, ses ressources et sa profondeur.
À long terme, les puissances occidentales gagneraient moins à applaudir les vitrines de modernité qu’à investir dans des partenariats de substance. La diplomatie de la narration a ses limites, elle finit toujours par se dissoudre dans la géographie. Le Maroc ne peut véritablement rivaliser avec l’Algérie. On ne rivalise qu’avec son égal, pas avec son reflet amplifié par la communication.