L’inscription du patrimoine culturel immatériel à l’UNESCO est souvent présentée comme un exercice technique, presque administratif, visant à préserver des pratiques vivantes menacées par la mondialisation. Dans le contexte maghrébin, elle est devenue bien davantage qu’un simple mécanisme de sauvegarde, s’imposant comme un instrument de diplomatie culturelle, un levier narratif et, de plus en plus, un terrain de confrontation symbolique entre États.
Cette dimension s’est imposée avec une acuité particulière lors de la 20ᵉ session du Comité intergouvernemental de l’UNESCO à New Delhi, où ont été simultanément entérinés l’amendement du dossier algérien et la reconnaissance du dossier marocain relatif au caftan. La coexistence, sur le site de l’UNESCO, de deux références distinctes — l’une liée aux pratiques vestimentaires algériennes inscrites depuis 2012, amendées en 2025, et l’autre intitulée « Le caftan marocain : art, traditions et savoir-faire » — illustre parfaitement cette évolution.
Sur le plan strictement juridique, il n’y a pourtant ni contradiction ni conflit formel. La Convention de 2003 ne reconnaît aucune exclusivité nationale sur un objet culturel. Elle valide des dossiers, portés par des communautés et encadrés par des États, dans des contextes précis.
L’Algérie a fait reconnaître, dès 2012, les rites et savoir-faire liés au costume nuptial de Tlemcen, incluant explicitement le port du caftan. En 2025, elle a obtenu une clarification terminologique et linguistique de cette réalité patrimoniale. Inscrit à l’origine sous son appellation dialectale tlemcénienne arftane, l’élément a fait l’objet d’un amendement à l’initiative de l’Algérie afin d’en préciser l’intitulé par l’ajout de traductions en français et en anglais — le port du caftan / the port of the caftan — dans un souci de lisibilité et d’accessibilité internationale, conformément aux directives de la Convention de 2003.
Le Maroc, de son côté, a présenté un dossier distinct, centré sur ce qu’il définit comme le caftan marocain, et l’UNESCO l’a accepté au titre de ses propres critères.
Mais réduire cette situation à une simple coexistence technique serait ignorer l’essentiel : la bataille du récit.
Diplomatie culturelle et recomposition des récits patrimoniaux
Depuis plus d’une décennie, l’Algérie bénéficie d’un avantage narratif réel dans le domaine du patrimoine vestimentaire maghrébin. L’antériorité des inscriptions, la cohérence des dossiers et l’articulation claire entre communautés, territoires et histoire ont progressivement façonné une lecture internationale dans laquelle l’Algérie apparaît comme un acteur structuré et constant de la sauvegarde du patrimoine immatériel. Cet avantage n’est pas anodin. Il confère une légitimité symbolique, une visibilité médiatique et, surtout, une capacité à définir les termes du débat culturel.
La démarche marocaine s’inscrit précisément dans une tentative de rééquilibrage — voire de correction — de cette asymétrie narrative. À l’image des stratégies de corrections cartographiques observées dans d’autres dossiers régionaux, il s’agit moins de contester frontalement l’antériorité algérienne que de la contourner, en produisant un récit parallèle, autonome, destiné à capter l’attention internationale et à déplacer le centre de gravité symbolique.
Cette dynamique est nourrie par une jalousie structurelle, non pas au sens émotionnel du terme, mais comme réaction stratégique à une perte relative d’influence. Le style vestimentaire, et en particulier le caftan, fonctionne ici comme un marqueur identitaire à forte charge historique. Le voir associé, dans les documents UNESCO, à une profondeur algérienne ancienne constitue un désavantage narratif que Rabat cherche manifestement à neutraliser.
L’UNESCO, pour sa part, n’est ni arbitre de l’histoire ni gardienne d’une vérité exclusive. En acceptant plusieurs dossiers, elle reflète la pluralité des usages culturels sans trancher les rivalités sous-jacentes. Mais cette neutralité institutionnelle ne dissout pas les rapports de force. Elle les déplace vers le terrain du discours, de la médiatisation et de la diplomatie culturelle.
En définitive, le débat autour du caftan révèle une réalité plus large. Au Maghreb, le patrimoine immatériel est devenu un champ de compétition stratégique, où l’inscription ne vaut pas seulement reconnaissance culturelle, mais affirmation politique. Dans ce jeu subtil, l’Algérie conserve un atout majeur — celui de l’antériorité et de la cohérence — tandis que le Maroc tente, par des inscriptions ciblées, de redessiner les contours du récit régional. La bataille n’est pas juridique, elle est symbolique. Et elle ne fait que commencer.