En Algérie, dans le monde arabo-berbère, la peinture symbolique, abstraite, ou figurative pour les artistes peintres qui se construisent en quête de soi, c’est un chemin qui permet de rompre l’isolement et la soumission. Elles construisent leurs univers seules. Bien sûr, elles restent les auteures d’œuvres singulières, uniques, de journaux intimes.
Ces femmes souvent dans leurs cuisines, dans un coin du salon, rarement dans un atelier œuvrent à leurs créations dans des sociétés souvent hostiles à ce qui fait leurs identités genrées. On remarquera que, paradoxalement, le confinement, l’enfermement deviennent alors des espaces de résistance alliés de leurs créativités. Elles y parlent d’elles, à l’abri de toutes pressions dans des formats adaptés à leurs lieux de création .
On pourrait noter plusieurs sujets qui marquent les générations d’artistes* des années 30 à nos jours : pour la première génération les femmes-fleurs narratives de leurs rêves chez Baya et Souhila Bel Bahar, métaphore d’une beauté sage, quelquefois vénéneuse si on est attentif.
L’abstraction est pour les artistes des années soixante-dix, en exil, le lieu de l’imaginaire transgressif ou Etel Adnan et Samia Hababy déconstruisent le réel d’un Proche Orient douloureux et se tournent vers les promesses d’un art délivré de la figuration narrative en vogue dans le monde occidental.
Enfin pour la génération contemporaine avec un retour au figuratif, les thèmes récurrents sont souvent des animaux (pourtant plutôt absents dans l’univers quotidien algérien) chez Nawel Louerrad et Fella Tamzali Tahiri. Ils sont sauvages, sortis de la jungle chez
El Meya installés dans des espaces clos, presque domestiqués. Certaines, aspirant d’abord à la vente de leurs œuvres adoptent le grand format conforme au besoin du marché de l’art.

La présence de l’animal dans la peinture a toujours représenté un sujet d’étude dans le domaine de l’art. On note la présence des animaux dans plusieurs courants, tels que le symbolisme, le surréalisme et le naturalisme mais aussi, déjà dans les grottes du Tassili ou de Chauvet en France.
Pour les artistes de la diaspora, ballotés par l’Histoire, on retrouve les problèmes identitaires liés à la colonisation/décolonisation, les corps sont tatoués sur des peaux noires chez Dalila Dalléas Bouzar, les harragas embarqués sur les côtes dont il ne reste que le bateau chez Zineb Sedira. Chez Katia Kameli la culture est, selon elle, traduite : Kalila et Dimna sont réinterprétés et l’on retrouve à nouveau les animaux des fables.
On se rappelle que chez les surréalistes, l’animal est le symbole de la force, du désir de puissance par exemple chez Léonor Fini avec ses femmes au sphinx. Le cheval blanc est celui de la liberté chez Léonora Carrington, cheval blanc qu’on retrouve chez Fella Tamzali Tahiri chez qui la référence à l’histoire de l’art est sans cesse présente.
L’artiste semble hésiter entre la peur de l’animal avec des chiens menaçants, gardiens (de l’ordre masculin ?) ou en alerte et des chevaux symbole d’émancipation, de désir de liberté. On observe que souvent les cavalières sont soit empêchées d’accéder à leurs montures (sans titre, peints en 2020) soit le seul cheval qu’elle arrive à chevaucher, masquée, c’est un cheval de bois.
Avec El Meya les animaux, souvent associés aux contes et aux mythes, sont féroces. Elle peint un loup rouge pour illustrer la fiancée du loup de Mohamed Dib, des lions, des tigres qu’elle peut poser sur une couverture de lit, lions qui nous rappellent ceux de Gilles Aillaud avec « sa cage aux lions (1967) ».
L’effroi extériorisé
Les oiseaux de Nawel Louerrad sont disproportionnés par rapport au réel, inquiétants ou affaiblis, parfois l’homme les porte, on assiste aussi à des métamorphoses dans les formes d’hybridation et de stylisation. A propos du choix du format Nawel nous explique :
La peinture et le grand format requièrent des gestes plus affirmés, plus amples entrainant une gestuelle nouvelle.
Elle mesure alors que son « (…) dessin a toujours été compulsif, répétitif » et combien le mode narratif de la BD lui permettait de « me contenir en moi-même ». Se tenir à distance d’un trou vide creusé en elle par l’effroi des crimes de la guerre civile des années 90 qui marqua son enfance et son adolescence.
Elle était absorbée par le mode narratif, elle expérimente la liberté de ne pas s’astreindre à raconter, dire, dessiner, peindre un monde compréhensible. Elle met fin à cette retenue, se révèle dans une arborescence d’images échappées, l’effroi extériorisé.
Usant du noir comme d’une couleur aux nuances multiples, elle libère d’étranges figures, toujours différentes, toujours les mêmes, mêlant l’homme et la bête par des traits fugitifs. C’est à la bête que l’artiste confie le soin de porter les signes de notre humanité. Nawel L. parle « d’effroi extériorisé ».

On est ainsi loin de Baya avec ses paons, ses papillons, ses serpents dans les jardins oniriques. Anissa Bouayed, dans Baya, vie et œuvre** parle à son propos, pour les années 70 et 80, d’un « art de la plénitude » hors « toute confusion entre la vie réelle et la vie rêvée » comme l’a écrit Assia Djebar dansun article intitulé le combat de Baya .
Les lieux de travail sont souvent ces lieux de l’enfermement, c’est-à-dire les appartements d’où les formats modestes des œuvres dûs à l’absences d’espace à soi ou d’ateliers mais formats qui évoluent sous la pression du marché de l’art.
Ainsi la question du format est un besoin du marché de l’art et du capitalisme américain au départ si on fait abstraction des œuvres anciennes dans le monde occidental destinées aux églises et à célébrer Jésus et ses apôtres.
Arrivés en force à l’Exposition universelle de 1867 les artistes américains susciteront le mépris des critiques français. Ils seront humiliés. En effet jusqu’à la seconde guerre mondiale Paris était la capitale internationale de l’art.
Ce n’est qu’après 1945 que New York prendra la place et à l’Exposition universelle de 1889 et les peintres américains prendront leur revanche, non sans avoir auparavant travaillé en France, en Italie, en Grande Bretagne, en Allemagne et les critiques européennes parleront enfin de la naissance d’une école américaine. Cette revanche se fera en adoptant un format différent, géant, qui rappellera au monde à la fois leurs grands espaces mais surtout leur volonté de domination et du soft power qui l’accompagne.
Il en sera ainsi fini des conversations intimes avec celle ou celui qui regarde une œuvre, on rentrera dans un rapport de domination en même temps que la puissance des musées, adossée au marché de l’art s’accroit.
C’est aussi à ce moment que se constitueront aux USA, les grandes fortunes et les empires industriels grâce à l’exploitation de l’acier et du pétrole et avec viendra un désir de notabilité. C’est alors que les nouveaux milliardaires voudront un statut et commenceront à acquérir des œuvres et à constituer des collections privées, puis à construire des musées pour valoriser celles-ci. Ainsi est né le premier MoMa.
Cependant pour nos pays, la visibilité et la reconnaissance de ces créatrices, l’ouverture des lieux institutionnels, la cotation de leurs œuvres à l’égal de leurs collègues masculins est la prochaine étape à saisir pour le bien des sociétés où ces femmes évoluent et pour la beauté du monde dont nous avons un besoin urgent sauf à rester un nuage de printemps sur des sols arides.
- *Myriam Kendsi, Protest painters algériens, édition Mars-A
- *Myriam Kendsi, L’art au féminin, Thebook Edtions.com
- ** Anissa Bouayed, Baya, vie et œuvre, éditions Barzakh