Il a beaucoup hésité avant de nous raconter toutes les idées et les informations qui pesaient sur sa conscience et qui lui rappelaient la période avant le début du « Hirak ». Il avait 24 ans en ce temps-là, nouvellement diplômé de l’université, et sera surnommé ici « la mouche ». La mouche nous dit: « Je vous confierai toute l’histoire vécue durant ce travail, ou plutôt, durant ce recrutement dans les rangs des mouches électroniques dont le but était de permettre la victoire de Bouteflika au détriment des principes, des valeurs et du désir du peuple. Il s’agissait d’une opération de lavage de cerveau à l’aide d’une guerre psychologique et d’une propagande ».
Dans une immense villa du quartier d’Hydra, sur les hauteurs d’Alger, non loin du siège du journal El-Khabar, une machine de guerre électronique a été lancée pour une campagne préventive visant à soutenir la candidature d’Abdelaziz Bouteflika pour un cinquième mandat. Les tambours battaient afin de préparer psychologiquement l’opinion à accepter l’idée et même à la transmettre. Quant aux méthodes utilisées, tout était disponible et recevable tant qu’elles aidaient à parvenir à cette fin.
Le 9 février 2019 aura été une date décisive pour les soutiens de Bouteflika, qui s’échinaient à faire revivre un homme « mort » et à le ressusciter au pouvoir, dans le seul but de préserver leurs intérêts matériels et d’ouvrir la voie à une nouvelle opportunité de confisquer les biens restants du pays. Un grand meeting a été organisé à la Coupole à Alger, au cours duquel les fidèles du président ont voulu montrer leur force, en mobilisant un bataillon de ministres et de ce qu’on appelle des «personnalités nationales».
En plus de ce grand regroupement, des instructions ont été données le même jour pour intensifier la guerre virtuelle sous les auspices de: Ali Haddad, Amara Ben Younès, Saïd Bouteflika et Ahmed Ouyahia depuis la villa de Hydra. Le quartier général de cette opération est établi dans les lieux les plus sombres de la villa, auxquels seules les personnes qui connaissent ses secrets peuvent accéder.
La mouche dit: «Le bâtiment était constitué d’une villa blanche composée de trois étages supérieurs et de trois autres inférieurs divisés en deux. Le rez-de-chaussée était entouré d’une sécurité renforcée. Le troisième étage souterrain nous a été réservé. Il est divisé en trois pièces : une salle consacrée à la sécurité électronique, une autre aux archives et à la documentation, et la troisième salle, la plus importante était celle de «l’armée des mouches électroniques», qui était alors sous la tutelle de trois responsables : un homme et son épouse, ainsi que d’une ressortissante tunisienne venue pour activer la campagne de propagande électronique ».
La mouche poursuit: «Cette salle peut accueillir jusqu’à 240 mouches électroniques, placées autour de plus de 20 tables circulaires, toutes équipées de quatre ordinateurs connectés à internet. Dès mon installation, je vois devant moi, un compte Facebook ouvert et me voilà prêt à bondir sur n’importe quelle proie ».
Notre interlocuteur explique que les objectifs ont été fixés avant l’installation, selon une méthodologie bien pensée. Il y a d’abord une cellule qui active au premier plan, dont la mission consiste dans le suivi des activités des officiels, répondant aux attaques qui les ciblent et les soutenant avec des commentaires positifs. Puis, une autre cellule qui se concentre sur les grandes pages Facebook, et plus précisément celles qui cumulent des millions de « followers », telles que « 1.2.3 Viva l’Algérie », « Algeria For Ever « et d’autres. Les offensives étaient censées être intenses, comptabilisant environ deux cents commentaires en quelques minutes.
Il existe également une cellule qui s’occupe de suivre le fil d’actualité et les opinions des journalistes fidèles au régime ainsi que ceux de l’opposition, leur donnant leur soutien ou les bombardant de calomnies selon les cas, les insultant ou les accusant de trahison dans chaque post ou sous les commentaires. La mouche explique : « Il y a aussi une cellule qui se charge des opposants algériens vivant à l’étranger à l’exemple d’Amir Boukhars dit « Amir Dz », Larbi Zitout ou Said Ben Sedira. C’est d’ailleurs ce dernier qui a découvert la campagne le ciblant et qui en connaissait la source. Il leur a donné le surnom de « mouches électroniques », un terme qui s’est répandu jusqu’à devenir une marque déposée pour tous ceux qui soutiennent le cinquième mandat ».
Mouches: 90% de jeunes issus des associations estudiantines
Les organisateurs ont demandé aux mouches de présenter un dossier administratif composé d’un acte de naissance et d’une copie de la carte d’identité nationale. Aussi, il leur a été demandé de disposer de leur téléphone portable qu’ils ont relié à un ordinateur. Il précise: « C’est comme s’ils avaient téléchargé toutes les informations et les photos de mon téléphone. Pour eux, c’était un acte routinier, faisant partie de la procédure. L’on m’a également demandé mon compte Facebook ainsi que mon mot de passe. Au départ, j’ai hésité, mais à leur insistance je leur ai donné mon accord, mais dès que je suis sorti j’ai changé le mot de passe en utilisant le numéro de téléphone. Puis j’ai commencé à travailler ».
Et de poursuivre: « Comme je l’ai mentionné précédemment, dès que je m’assois devant l’écran, je trouve une page Facebook ouverte et je peux ouvrir d’autres pages à côté. Il y a notamment un fichier Excel sur lequel est consigné la page sur laquelle je travaille, le message, l’heure de publication, le nombre d’interactions, le commentaire le plus important et le lien du message, tout cela se passe pendant une durée appelée Shift et qui s’étend sur huit heures complètes. A la fin, j’envoie à un groupe Messenger nommé « 2019 » toutes les informations que j’ai précédemment enregistrées, avant qu’une autre équipe prenne le relais. Car le travail se poursuit à l’intérieur de la cellule. Il est divisé en trois « shifts » afin d’assurer une rotation de 24h/24 sans arrêt. Au total, 240 recrues s’y appliquent, soit 80 mouches».
Concernant le contrat de travail, sa durée, le salaire convenu et le mode de recrutement, il précise: «Il n’y avait pas de contrat de travail, mais nous nous sommes mis d’accord sur un salaire mensuel de 40.000 DZD. Au début, la durée de travail devait s’étaler sur trois mois (février, mars et avril) mais c’était avant que le plan ne tombe à l’eau quelques jours plus tard, avec l’irruption du mouvement populaire du 22 février et la mise en échec du projet du cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika. Ils nous ont alors demandé de rentrer chez nous, nous disant qu’ils allaient nous rappeler plus tard».
Notre interlocuteur explique que la grande majorité des mouches, à hauteur de 90%, est composée d’étudiants universitaires, de ceux qui ont été «vaincus». Certains ont continué à y travailler, d’autres ont abandonné dès qu’ils ont découvert la nature du travail et ses abjections. La plupart de ces étudiants sont issus des organisations estudiantines telles que l’Union nationale des étudiants algériens (UNEA), la Solidarité nationale estudiantine (SNE) et l’Union générale des étudiants algériens (UGEA).
Un œil sur l’écran, un pistolet à la taille
En ce qui concerne l’environnement de travail à l’intérieur des cellules : «L’acceptation de la mission à l’intérieur des cellules des mouches implique l’acquiescement à des lois non écrites qui au fil du temps sont devenues une norme des relations à l’intérieur et à l’extérieur du travail. Parmi ces conditions figurent la confidentialité et le secret professionnel, quelles que soient les circonstances et quelles que soient les contraintes. Toute divulgation du secret peut se retourner contre le divulgateur d’autant qu’ils disposent de tous nos fichiers contenant nos photos, celles de nos familles et de nos proches ».
Le retrait du téléphone portable et du mot de passe Facebook n’était qu’un avant-goût car dans la salle des mouches électroniques, des agents de sécurité armés se tenaient derrière les employés et chaque mouvement était considéré sinon comme une tentative de perturbation, du moins comme un acte suspect.
Mahrez, Makhlouf, El Taher, Mustapha, ainsi que deux jeunes femmes dont nous entendions les noms formaient le groupe sécuritaire placé au troisième étage souterrain. Ce ne sont pas seulement des agents de sécurité, ils portent des armes et se montrent soucieux quant à l’application des ordres et le respect des interdictions. Il ajoute : « Interdiction de sortir, interdiction de filmer, interdiction d’enregistrer, interdiction de discuter. Les repas étaient servis à l’intérieur de la villa, composés de mets délicieux comme si nous étions dans un hôtel cinq étoiles. Le transport était aussi assuré à l’aller comme au retour ».
Dans la « Villa des mouches », tout était disponible et permis pour les personnalités qui s’y rencontraient, les hauts fonctionnaires de l’État, ainsi que les journalistes qui fréquentaient cette villa haut de gamme, et qui avaient parfois des comportements peu orthodoxes comme la consommation de cachets hallucinogènes communément appelés « saroukh » devant tout le monde et sous la protection d’agents de sécurité privés.
A notre proposition de citer les noms des personnes recrutées pour mener à bien ces missions, nos interlocuteurs affichent un niet catégorique. Ils craignent pour leur sécurité et estiment que le simple fait de citer les prénoms facilitera leur découverte. Leurs noms restent sans importance, étant donné qu’il s’agit d’individus amenés à mener des actions ciblées sur les réseaux sociaux. L’idée était de brouiller les opinions dissidentes et d’influencer les algorithmes des réseaux sociaux pour pousser l’opinion publique à adopter une approche unique, à savoir soutenir un nouveau mandat du président Abdelaziz Bouteflika.
Le plan s’est effondré et le projet s’est arrêté à sa création. Plus tard, les responsables des cellules ont convoqué les recrues pour régler leur salaire, en insistant sur le fait qu’aucun des secrets de la villa ne doit être révélé et qu’aucun nom de personnalité ne serait dévoilée.