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Daoud, l’indigène certifié conforme

La colonisation n’a jamais eu besoin de violence quand elle trouvait, parmi les siens, un interprète zélé prêt à se distancier de ses semblables jusqu’à l’outrance.


Il existe une catégorie d’écrivains dont la reconnaissance en France ne se mesure pas à la qualité littéraire, mais à sa capacité de cocher les cases d’un rôle implicite, celui du témoin exotique, à la fois rassurant et compatible. Un écrivain qui confirme mieux qu’un éditorialiste parisien ce que la France veut entendre sur « l’Autre »; un écrivain qui sait servir exactement la dose de critique culturelle que l’on attend de lui, ni trop nuancée, ni trop complexe. Un écrivain certifié conforme.

Dans ce rôle, certains auteurs maghrébins installés en France se sont fait spécialistes de la dénonciation de leur propre société. À force d’être sollicités comme porte-voix uniques d’un monde qu’ils réduisent à quelques clichés vendables, ils finissent par incarner moins une pensée libre qu’un label de respectabilité. Ils rassurent le lecteur occidental en lui disant, en somme : « Regardez, je viens de là-bas, et pourtant je pense exactement comme vous croyez qu’on doit penser sur là-bas. »

La mise en scène de cette posture devient parfois flagrante. Il suffit d’une anecdote — fût-elle entièrement fantasmée — pour renforcer les représentations attendues. On l’a vu encore dans le récit que fait Kamel Daoud de la libération de Boualem Sansal. Lorsque Daoud relate leur conversation téléphonique à l’arrivée de Sansal en Allemagne (Le Point, 20 novembre), celui-ci répond à sa question sur la « liberté » de lire en prison : « Lire ? C’est interdit. Des livres de religion ou en arabe. C’est tout ce qu’il y a là-bas. Mais il y a un trafic de livres en cachette, tu les payes avec des cigarettes ou des gâteaux. Avec ça, tu peux en avoir. » Un cliché démenti pourtant par l’ensemble de ceux qui sont passés par les prisons algériennes. Mais peu importe la véracité du propos, puisque l’essentiel est qu’il coche la case narrative attendue.

Le geste n’est pas nouveau, car Frantz Fanon l’avait déjà décrit et Kateb Yacine l’avait pressenti. La colonisation n’a jamais eu besoin de violence quand elle trouvait, parmi les siens, un interprète zélé prêt à se distancier de ses semblables jusqu’à l’outrance.

Ce qui frappe aujourd’hui, c’est la mise en scène permanente de cette position. On donne à voir, on raconte, on théâtralise. Chaque anecdote devient un récit de confirmation — confirmation de la barbarie supposée du pays natal, confirmation de la lumière apportée par la France, confirmation de la marginalité héroïque de l’écrivain qui « ose dire ». On retrouve, dans certains éditos ou interviews, la même dramaturgie, celle du narrateur solitaire, lucide parmi les aveugles, courageux face au « retard » de sa société d’origine, accueilli comme une voix salvatrice par un public français trop heureux de voir ses préjugés légitimés par une signature venue d’ailleurs.

Mais cette posture a un prix, puisqu’elle substitue l’invective à la complexité, la caricature à l’analyse, et transforme l’écrivain en commentateur permanent de l’Algérie, comme si son rôle était d’exister seulement par rapport à un pays dont il ne cesse pourtant de se démarquer.

Il ne s’agit pas de nier le droit à la critique. Tout écrivain doit pouvoir critiquer son pays. Mais lorsque la critique devient systématiquement vengeresse, lorsque chaque récit semble calibré pour renforcer le stéréotype plutôt que pour éclairer, lorsque l’on finit par insulter les siens pour mieux se poser en conscience supérieure devant les autres… alors on ne parle plus de littérature, ni même de courage : on parle de conformité.

Le drame, dans tout cela, est simple, car on peut devenir écrivain du monde tout en restant fidèle à soi-même. On peut écrire en français sans renoncer à sa profondeur culturelle. On peut dénoncer sans se renier. Mais certains préfèrent le confort symbolique du rôle qu’on leur assigne, celui de « l’indigène modèle », moderne parce qu’il méprise les siens et universel parce qu’il renonce au particulier.

C’est peut-être cela, aujourd’hui, la véritable tragédie, car la littérature qui pourrait être un espace d’émancipation devient parfois un simple certificat d’acceptabilité. Une manière d’être visible, oui — mais en étant toujours conforme.