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Écran et mémoire : les biopics algériens à l’épreuve de l’histoire

À travers l’analyse du film Colonel Lotfi et d’autres biopics récents, ce texte explore la manière dont le cinéma algérien aborde la mémoire de la guerre de libération. Entre exaltation héroïque et réécriture sélective des faits, ces œuvres oscillent entre hommage national et déformation historique, révélant les tensions persistantes entre art, idéologie et vérité.


Dès les premiers instants de son existence, le cinéma algérien a fait de l’histoire de la colonisation française en Algérie et des événements de la guerre de libération nationale un thème prédominant, dont le traitement s’est effectué à travers deux approches différentes, chacune caractérisant une période bien précise de l’histoire du cinéma algérien.

La première période s’est distinguée par la production de films documentaires et de fiction, avec pour seul et unique héros le peuple et sa résilience. La seconde, quant à elle, tente depuis la sortie du film L’épopée du cheikh Bouamama en 1983, et surtout celle du film Benboulaid en 2008, d’aborder cette histoire commune à travers le destin particulier d’authentiques héros de la révolution nationale, à l’instar de Krim Belkacem, du colonel Lotfi, d’Ahmed Zabana, d’Henri Maillot ou encore de Lalla Fadhma N’Soumer.

Hormis La bataille d’Alger et son caractère documentaire, aucun film de la première période ne reproduit des faits réels de la véritable histoire de la guerre de libération nationale, même s’il est très probable que certains s’en soient inspirés. Qu’ils aient mis en évidence des bandits d’honneur ou des combattants de l’ALN, tous les films de cette première période relèvent de la pure fiction. Ce n’est pas le cas des films de la seconde période qui, en vertu de leur caractère biographique, demeurent dans leur rapport à l’histoire soumis à une plus forte conformation aux faits réels, pouvant mener jusqu’à une restriction de propos.

C’est du moins ce qui semble être à l’origine du conflit qui a opposé durant plusieurs années le ministère des Moudjahidine, en tant qu’organe producteur du film Larbi Ben M’hidi, à son réalisateur et coproducteur Bachir Derais, les deux parties n’ayant pu trouver un compromis autour du « final cut » qu’au terme d’une très longue bataille administrative et surtout médiatique, laquelle a retardé la sortie du film de plusieurs années.

Histoire et vérité : entre fidélité et réécriture

Bien que ce litige ne constitue pas le propos de notre présente contribution, il nous permet néanmoins d’aborder cette question de la conformité des faits vécus et des actes accomplis par ces personnalités historiques, en comparaison à ceux que leur prêtent les films qui leur sont consacrés.

Pour pouvoir être portée à l’écran, l’histoire de ces êtres d’exception doit être soumise aux exigences narratives du cinéma, qui contraignent les scénaristes et réalisateurs à opérer des choix au sein de la grande histoire, pour ne retenir et ne produire, en fin de compte, que des biographies nécessairement partielles.

C’est le cas du biopic consacré à Krim Belkacem, dont la véritable biographie a été amputée des huit dernières années de sa vie. Cette omission, contestée à la sortie du film par un très grand nombre de spectateurs, a été justifiée publiquement par le réalisateur comme étant un point de vue personnel sur l’histoire — celui de raconter la vie, et non la mort, de cette personnalité historique.

Ces choix sont donc l’expression d’un point de vue particulier — celui d’un auteur ou d’un organe producteur — qui promeut à travers ses films sa propre vision de l’histoire, laquelle, sans être fausse, n’en est pas pour autant tout à fait juste.

C’est à travers cette concordance entre les faits réels et les faits représentés que nous voulons à présent traiter de ces films biographiques et de la pertinence de leur existence. En effet, à quelle nécessité répond la production de ces biopics depuis près d’une vingtaine d’années ? Sont-ils un nouveau moyen de rendre hommage aux martyrs qu’ils évoquent, ou bien un support de vulgarisation de l’histoire de la révolution auprès des nouvelles générations ?

Après plus de soixante ans d’indépendance, ces films portent-ils un regard nouveau et mature sur l’histoire — enfin capable de se confronter à l’objectivité — ou bien reproduisent-ils une énième fois le même discours idéologique véhiculé par les manuels scolaires et autres malhamates de circonstances ?

Enfin, ces films sont-ils de véritables œuvres cinématographiques normées, structurées autour de moments de vie signifiants dans l’existence des personnages qu’ils mettent en scène, ou bien de simples supports didactiques sans âme, agrémentés des incontournables et spectaculaires scènes de bataille ?

Le meilleur moyen de répondre à toutes ces interrogations avec un maximum d’objectivité est d’interroger ces biopics eux-mêmes, et d’appliquer les froides règles de l’analyse à un échantillon particulier, que nous estimons assez représentatif de l’ensemble de ces productions, au vu des moyens colossaux dont il a bénéficié et de l’envergure de ses auteurs.

Le « Colonel Lotfi » était-il un féministe avant l’heure ?

À première vue, la question paraît fantaisiste, voire provocatrice. Mais au regard des dialogues attribués au personnage du colonel Lotfi et des effets de réalisation récurrents observés en ce sens, notre interrogation gagne en pertinence et s’avère, dans le cadre de notre problématique de concordance entre faits réels et représentés, d’une importance cruciale.

C’est en effet lors de la représentation des travaux du CNRA (tenu à Tripoli entre décembre 1959 et janvier 1960) que le scénariste du film décide d’attribuer au colonel Lotfi un monologue de trois minutes et seize secondes, au cours duquel il expose clairement son avis à propos de la lutte des clans rivaux durant la guerre de libération, d’une part, et du statut des femmes au sein de cette même guerre, d’autre part.

Si le premier thème est attesté par les témoignages et autres mémoires de certains cadres dirigeants de la révolution, il n’en est pas de même pour le second. Si bien que notre interrogation paraît de moins en moins farfelue, et renvoie indubitablement à une nouvelle forme de questionnement quant aux véritables motivations des auteurs du film : pourquoi accoler précisément ce type de préoccupations au personnage du colonel Lotfi, à l’heure où la guerre de libération nationale vivait ses heures les plus sombres ?

En dehors de cette prise de parole, les personnages féminins sont omniprésents aux côtés du personnage principal tout au long du film, et évoqués de façon très valorisante au sein même des scènes les plus improbables. À l’image du personnage de Nafissa, qui, au plus fort de la bataille d’Aflou (1h12mn03s à 1h20mn58s), bénéficie d’une mise en évidence remarquable aux côtés du héros principal — vingt-cinq plans de différentes grosseurs, pour une durée totale d’une minute et quatre secondes de récit imagé.

La présence des femmes aux côtés du colonel Lotfi est à nouveau reproduite dans la septième séquence narrative, ainsi que dans la dixième, qui s’achève par la rencontre du personnage principal avec sa future épouse. Celle-ci fait l’objet de séquences narratives personnalisées, entrant dans le cadre d’une véritable intrigue secondaire. Les personnages féminins occupent donc, auprès du colonel Lotfi, un statut certes pas toujours visible, mais néanmoins permanent, dans sept séquences narratives sur douze.

Ce sont là des constatations objectives et observables, n’ayant trait à aucune interprétation de notre part. Ce sont des plans filmés par un réalisateur et des dialogues écrits par un scénariste, attestant d’un point de vue sur l’histoire tout à fait original — dont la conformité avec les faits réels aurait pu, ou dû, être discutée par les organes producteurs du film, avec autant de rigueur que celle réservée au film Larbi Ben M’hidi.

En effet, à quel type de nécessité répond cette présence féminine accrue dans un milieu ordinairement réservé aux hommes ? Retrace-t-elle des faits historiques réels et attestés, ou relève-t-elle d’une légende ? Cette histoire de femmes répond-elle à une nécessité d’ordre narratif, ou bien relève-t-elle tout simplement d’une bonne (ou mauvaise) intention des auteurs de mettre à l’honneur le rôle des femmes dans les maquis de la révolution ?

À défaut d’avoir les compétences requises pour remettre en cause l’authenticité historique de cette « histoire de femmes », nous sommes tout à fait en mesure d’en révéler l’usage dans la conduite générale du récit et dans le développement de son discours.

La lutte des clans a-t-elle eu lieu ?

Dans ce film, le thème « des femmes » est tout aussi structurant que celui de « la lutte des clans ». Tous deux occupent la phase centrale du récit et sont évoqués, parfois au sein des mêmes séquences narratives, sinon de façon alternée tout au long du film.

Cette alternance produit une discontinuité de traitement des deux thèmes, provoquant une rupture d’attention, voire de compréhension, chez le spectateur, soumis durant toute la durée du film à des va-et-vient incessants entre deux thématiques sans rapport l’une avec l’autre. Entre elles viennent également s’intercaler de très longues scènes de bataille, dont la seule fonction est de donner du rythme à un récit amorphe, riche en palabres mais avare en faits et en situations signifiantes.

En dehors du fait que l’usage d’une double thématique soit contraire aux règles les plus élémentaires de l’art du récit, ce procédé d’alternance fait en sorte que les deux thèmes se parasitent et se contrarient mutuellement dans leur développement respectif. Il est donc légitime de conclure que la fonction première de cette « histoire de femmes » est précisément celle de contrarier le développement du thème de la « lutte des clans », beaucoup plus encombrant au regard des faits réels auxquels a pu prendre part le colonel Lotfi durant son commandement de la très tumultueuse wilaya V, dont il avait la charge.

Sans jamais avoir fait l’objet d’un traitement clair et assumé, le thème du pouvoir et de la lutte des clans prend naissance dans le récit à partir de la sixième séquence narrative (1h21mn01s), dans une scène présentant le personnage principal sous les traits d’un chef fraîchement promu, qui déclare — verbalement et sans raison apparente — son rejet d’un pouvoir dont il vient juste d’être investi.

Ce rejet sera une nouvelle fois exprimé en présence du personnage de Larbi Ben M’hidi, au sein de la septième séquence narrative, au cours de laquelle le narrateur prend timidement le temps d’introduire un élément de suspicion entre le colonel Lotfi et les personnages de Boussouf et Boumediene (1h29mn38s).

Ce refus du pouvoir de la part du colonel Lotfi, et la relation ambiguë qu’il entretient avec Boussouf et Boumediene, sont maintenus par les auteurs jusqu’à la fin du film, sans jamais révéler au spectateur les raisons de cette discorde. Bien au contraire, le traitement du thème de la « lutte des clans » — qui, au demeurant, n’a jamais été explicitement nommé comme tel dans le film — se fait par bonds successifs dans une dimension spatio-temporelle qui prend soin d’éviter toutes les stations signifiantes du parcours réel du colonel Lotfi.

Ainsi, les événements liés à ce que Lakhdar Bentobbal appelle dans ses mémoires « La réunion des dix colonels », à laquelle prit part le colonel Lotfi pendant cent dix jours, et dont les répercussions furent considérées comme un tournant très grave dans le cours de la guerre de libération, sont totalement omis.

D’omission en omission, de sélection en sélection, de compromis en compromis, le thème de la lutte des clans finit par apparaître aux yeux du spectateur comme un simple malentendu entre compagnons de chambrée, se réglant toujours à l’amiable.

Et le cinéma dans tout ça ? Quand la narration trahit le héros

En réalité, l’approche sélective que le film applique aux événements de l’histoire est si étendue qu’elle affecte l’ensemble des éléments du récit, y compris les personnages eux-mêmes. Ceux-ci se retrouvent pris au piège d’un dispositif narratif outrancièrement aménagé, qui leur fait subir le cours des événements alors qu’ils devraient en être à l’origine.

Il n’est donc pas surprenant de constater que, durant les deux tiers de la durée du film (100 minutes sur 166), le personnage principal occupe un statut narratif similaire à celui de n’importe quel personnage secondaire. Dans certaines scènes, il est simple figurant ; dans d’autres, un médiateur d’informations documentaires ; et, dans la majorité des cas, un simple soldat participant, au même titre que ses partenaires, aux innombrables scènes de bataille qui caractérisent ce film d’action, sans véritable valeur biographique, pédagogique ou iconique.

Dans ce contexte, l’édification du personnage du colonel Lotfi est donc forcément incomplète. Narrativement exclu de son propre film au terme de sa phase d’exposition, et en l’absence de toute activité actancielle identifiable, le seul moyen de hiérarchiser et valoriser ce personnage reste la durée de sa présence à l’image — un critère quantitatif, non qualitatif, totalement inapte à rendre compte du statut « hégémonique » du personnage et de son impact sur le développement de l’histoire qui, en théorie, devait lui être consacrée.

Le film sur le colonel Lotfi ne raconte pas l’histoire du colonel Lotfi : il use du statut historique de celui-ci pour produire d’autres discours, plus ou moins creux, voire fantaisistes, à l’image de ce discours peu crédible sur le statut de la femme, qui décrédibilise le personnage lui-même et nuit à l’image du héros qu’il aspire à glorifier.

Ce résultat est malheureusement un point commun à l’ensemble des biopics produits jusqu’ici. À notre humble avis, aucun de ces films biographiques n’a réussi à atteindre le degré de ferveur et d’iconicité induit par des images pourtant de pure fiction — celles d’un Sid Ali Kouiret résolu à « mourir debout » ou du petit Mourad Bensafi délivrant son dernier souffle comme ultime sacrifice pour la libération d’un peuple et d’une nation. Deux images gravées pour l’éternité dans l’esprit et la culture de tout Algérien, toutes générations confondues.

Quand la mémoire filmée oublie l’histoire

Si la durée de présence ou d’évocation dans ce film est synonyme de mise en valeur des personnages, et par conséquent des personnalités historiques qu’elles sont censées représenter, alors nous souhaiterions, en guise de conclusion, évoquer une scène du film porteuse d’une assez triste signification.

Au cours de cette scène, d’une durée surréaliste de six secondes, le colonel Lotfi est amené à évoquer le nom d’un mystérieux personnage, intronisé dans le cours des événements du film sans préavis, à propos duquel le colonel émet des recommandations strictes, sommant ses compagnons d’armes de ne pas toucher à « El Bouzidi » jusqu’à son retour.

Mais qui est donc ce Bouzidi auquel les auteurs du film offrent, à travers ce petit clin d’œil, six secondes de présence dans l’histoire de la révolution ? S’agirait-il de Bouzidi, alias « Oqba el-Lil », natif de la région de Tlemcen, ayant véritablement côtoyé le colonel Lotfi, connu par certains témoignages pour son courage et son engagement total dans la révolution, mais aussi pour s’être révolté, paraît-il, tout comme le capitaine Zoubir, contre l’autorité de ses chefs cantonnés à Oujda ?

Si c’est bien à cette même personne que fait référence cette évocation furtive et anecdotique, alors les auteurs du film font preuve, a minima, d’une inacceptable légèreté dans leur lecture de l’histoire — une lecture qui ne rend absolument pas justice à un martyr dont la seule famille aurait offert la vie de soixante-sept de ses enfants pour la libération du pays.

Au final, à quoi peuvent donc bien servir tous ces biopics produits sur les deniers publics, s’ils ne sont ni des œuvres d’art capables de se suffire à elles-mêmes en tant qu’objets de consommation culturelle, ni en mesure de rendre justice aux martyrs qu’ils représentent, ni capables de se confronter à la réalité des faits tels qu’ils sont aujourd’hui rapportés par les témoins de cette histoire ?

Il est clair que la production de ces films pose aujourd’hui beaucoup plus de questions qu’elle n’apporte de réponses, notamment celle de savoir en quoi la vérité des faits historiques contrarie nos représentations actuelles — au point de vouloir la contourner systématiquement, en prenant chaque fois le risque de contribuer à son élimination progressive de la mémoire des nouvelles générations.