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L’ humanisme à quatre pattes


Il y a des révolutions administratives qui s’annoncent dans un fracas historique, et puis il y a celles qui arrivent en silence, au détour d’une circulaire oubliée, mais qui bouleversent tout : l’Algérie a décidé d’entrer dans le XXIᵉ siècle en sauvant les chiens errants.

Dans un pays où les services publics fonctionnent avec une précision intermittente, où les infrastructures peinent à suivre la croissance démographique, et où plusieurs dossiers humains particulièrement sensibles attendent encore un humanisme plus polyvalent, l’administration semble soudain découvrir son âme compassionnelle dans le domaine le plus inattendu, la gestion canine.

Il fallait oser.

Cette conversion tardive à l’humanisme survient à un moment singulier, puisque la libération de Boualem Sansal intervient suite aux bons offices du président allemand Frank-Walter Steinmeier, invoqués pour des motifs humanitaires. Les chiens errants, eux, n’ont pas eu besoin de médiation européenne, ce qui pourrait inciter à croire que, dans la hiérarchie de la compassion, l’animal progresse parfois plus vite que le citoyen qui parle trop fort.

D’un trait de plume, le ministre de l’agriculture et du développement rural ordonne donc la fin brutale de la brutalité. Plus de tirs intempestifs, plus de campagnes improvisées, plus de pratiques « qui nuisent à l’image du pays ». On en viendrait presque à croire que les animaux errants sont devenus les ambassadeurs officiels de l’Algérie à l’international.

Le texte ministériel invoque fièrement les normes mondiales, la dignité, la protection de la vie, et même la sensibilité des citoyens. Une rhétorique d’une modernité éclatante — si l’on choisit soigneusement où poser son regard.

Car dans le même pays, d’autres normalisations internationales attendent encore patiemment leur tour, qu’il s’agisse de la transparence judiciaire, de la protection du droit à l’expression, des standards relatifs à la détention ou, plus largement, de l’attention portée à une partie de la population dont la liberté d’opinion ne reçoit pas toujours la même tendresse institutionnelle qu’un chiot égaré à Mascara.

Il faut reconnaître au dispositif un professionnalisme admirable, avec un système d’information centralisé, des centres spécialisés, des équipes vétérinaires, des protocoles sanitaires et une coopération interministérielle. L’effort est réel, coordonné et ambitieux.

On rêverait presque que la même machine administrative se mette en branle pour des sujets plus humains. Mais la bureaucratie, comme la nature, a ses mystères, certaines urgences mobilisent immédiatement tandis que d’autres semblent souffrir d’un déficit chronique d’affect. Peut-être faut-il comprendre que dans une époque tumultueuse, se tourner vers les chiens errants offre une victoire facile, ils ne protestent pas, ne manifestent pas, ne publient aucun communiqué sur Facebook.

Bien sûr, le nouveau dispositif est utile, rationnel et sanitaire. Il réduira les risques de rage, modernisera la gestion urbaine, et harmonisera l’action des collectivités. Objectivement, c’est une bonne politique publique.

Mais politiquement, le contraste est difficile à ignorer. Le pays n’a toujours pas tranché certaines tensions internes, ni clarifié sa doctrine sur la liberté d’expression. Pour ces débats-là, l’administration semble nettement moins encline à publier des circulaires fleuries d’élans humanistes.

Dans certains États, l’éthique fonctionne comme un projecteur capricieux, elle surexpose ce qui arrange et plonge le reste dans une nuit commode.

L’Algérie n’est pas le premier pays où la compassion administrative choisit ses priorités avec une sensibilité ciblée. Mais l’ironie demeure difficile à dissimuler, lorsque les politiques les plus ambitieuses s’appliquent aux animaux errants plutôt qu’aux citoyens bruyants, cela exprime moins une affection pour les bêtes qu’une inquiétude face aux humains.

Il ne reste qu’à espérer que la prochaine circulaire élargira la zone d’affection. Car un humanisme qui ne s’exerce que sur quatre pattes n’est, au fond, qu’une politique publique qui marche à moitié.