Les débats sur l’identité nationale sont rarement innocents. Ils disent moins ce que les sociétés sont que ce que certains acteurs politiques cherchent à en faire. L’intervention d’Abderrazak Makri dans la controverse déclenchée par la Une d’El Khabar intitulée « L’Algérie est algérienne » illustre avec précision comment un débat symbolique se transforme progressivement en une construction idéologique porteuse de risques sociaux potentiellement déstabilisateurs.
Dès l’abord, Makri inscrit la question dans un cadre conflictuel hérité de la période coloniale, affirmant que, « après le départ de l’occupation de nos terres, celle-ci a continué sa guerre contre nous sur la question de la souveraineté et de l’identité ». Ce choix de vocabulaire n’est pas anodin. Il transforme un débat contemporain sur les symboles en prolongement direct d’une guerre, rendant toute divergence assimilable à une hostilité objective.
Cette logique s’approfondit lorsque l’auteur évoque l’existence d’un ennemi intérieur, « ceux qui poursuivent aujourd’hui la bataille de la souveraineté et de l’identité […] ne sont pas seulement l’ancienne puissance occupante, mais aussi une colonne de gens issus de notre propre peuple ». Le désaccord cesse alors d’être une position politique ou intellectuelle pour être requalifié en filiation suspecte avec la trahison historique. Ce type de cadrage ne cherche pas à convaincre, mais à disqualifier.
Dans cette perspective, Makri affirme que « ce débat aurait dû être clos avec le départ du colonialisme ». Pourtant, en le rouvrant lui-même, il en redéfinit unilatéralement les termes, rendant la discussion légitime uniquement lorsqu’elle confirme une lecture préétablie. Toute autre approche est décrite comme une manipulation, « ils cherchent à fabriquer une nouvelle narration contraire aux faits de l’histoire ». L’histoire devient ainsi un tribunal, non un champ d’analyse.
Slogans figés et identité réduite
Le cœur du dispositif idéologique réside toutefois dans la fixation du sens des slogans. Makri soutient que « l’expression “L’Algérie est algérienne” a été lancée par de Gaulle face au slogan “L’Algérie musulmane” », et surtout que « de Gaulle a inventé ce slogan parce qu’il ne voulait pas que l’Algérie ait une identité ». Cette lecture ignore délibérément la variabilité historique des mots d’ordre politiques. Les slogans ne sont pas des entités figées, leur sens dépend du contexte, de l’acteur et du moment, et les essentialiser revient à court-circuiter toute analyse sérieuse.
Cette essentialisation ne relève pas seulement d’une erreur d’interprétation, elle trahit surtout un réflexe idéologique. Elle s’inscrit dans une tradition politique qui perçoit toute affirmation nationale non explicitement religieuse comme suspecte, voire hostile. En ce sens, Makri ne corrige pas un malentendu historique, il réactive une grille de lecture binaire qui oppose artificiellement souveraineté nationale et identité islamique.
Or cette opposition est factice. L’islam en Algérie n’est ni marginalisé ni menacé. Il constitue un socle social et culturel incontestable, profondément enraciné dans la société. Le mobiliser comme slogan défensif suppose l’existence d’un ennemi intérieur, implicite mais nécessaire à la cohérence du discours. Si ce type de construction est politiquement efficace, il est socialement risqué.
Que Charles de Gaulle ait, dans un contexte précis de la guerre coloniale, utilisé des formules ambiguës à des fins tactiques est un fait historique établi. Mais ériger cette réalité circonstancielle en clé de lecture automatique du débat algérien d’aujourd’hui relève moins de l’analyse que du procédé rhétorique. Assimiler l’usage actuel du slogan « l’Algérie est algérienne » à une manœuvre néocoloniale est une simplification commode, mais intellectuellement paresseuse.
Ce raccourci ouvre la voie à une réduction plus problématique encore de l’identité nationale. Selon Makri, « lorsqu’on demande aux Algériens quelle est leur identité, ils répondent directement : “Nous sommes musulmans” », et « lorsque nous disons “L’Algérie musulmane”, nous avons clairement expliqué au monde ce qu’est l’Algérie ». L’identité algérienne se trouve ainsi ramenée à un marqueur unique, présenté comme à la fois suffisant et exclusif.
Tout ce qui échappe à ce cadre est alors suspecté d’intentions inavouables, « ils cherchent à faire de l’Algérie un pays sans identité afin de pouvoir ensuite la vendre à bas prix à leurs maîtres », une conclusion qui parachève le raisonnement en faisant du pluralisme symbolique non plus une richesse, mais une menace, et de la diversité le prélude à la dépossession.
Identité rigide, cohésion fragile
Un tel dispositif idéologique est socialement risqué. En transformant l’identité en frontière morale, il fragilise la cohésion nationale dans une société historiquement plurielle. En assimilant le désaccord à la trahison, il rétrécit l’espace du débat public. Et, en réduisant l’histoire à un récit figé, il prive les institutions — notamment éducatives — des outils critiques nécessaires à la transmission d’une mémoire partagée.
La référence répétée à Abdelhamid Ben Badis dans les débats politiques depuis 2019 illustre parfaitement cette instrumentalisation. Sa célèbre formule — « le peuple algérien est musulman et appartient à l’arabité » — est souvent détachée de son contexte colonial pour être transformée en dogme identitaire. Or, à l’époque, ces termes désignaient des marqueurs politiques de résistance face à l’ordre colonial, non des catégories ethniques ou culturelles exclusives. Kabyles, Chaouis, Mozabites, Touaregs, et même des Européens engagés, participaient pleinement à cette communauté de lutte.
Transformer ce langage de résistance en doctrine identitaire rigide revient à en trahir l’esprit. Ben Badis cherchait à unir contre la domination coloniale, non à hiérarchiser les appartenances au sein de la nation.
Makri ne peut ignorer cette réalité historique. Son choix de la contourner relève donc moins de l’erreur que de la stratégie. En réactivant des clivages identitaires simplifiés, il s’adresse à des segments de la société façonnés par des décennies d’ambiguïtés officielles sur la question de l’identité. Le bénéfice politique peut être immédiat mais le coût social, lui, est durable.
L’Algérie n’est pas sommée de choisir entre islam et pluralité. Elle est, de fait, les deux à la fois. Toute tentative de présenter ces dimensions comme incompatibles ne fait qu’entretenir une illusion de cohérence idéologique au prix d’un affaiblissement du projet national lui-même.
Les sociétés qui, sur le long terme, privilégient une politisation de l’identité au détriment de sa complexité supportent des coûts élevés en termes de polarisation, de défiance sociale et d’érosion des mécanismes démocratiques. La démocratie ne se résume pas à un scrutin puisqu’elle suppose un minimum de consensus sur les fondements symboliques du vivre-ensemble. En l’absence de ce socle partagé, l’élection cesse d’être un instrument de régulation pour devenir un amplificateur de tensions symboliques.
L’Algérie n’est pas confrontée à un déficit d’identité, mais à un excès de simplification idéologique. Elle est à la fois musulmane, amazighe, arabe, méditerranéenne et africaine. La nier dans sa pluralité au nom d’une cohérence doctrinale revient à fragiliser le projet national qu’on prétend défendre.
Le véritable danger ne réside pas dans les slogans eux-mêmes, mais dans l’usage idéologique qui en est fait, lorsque le raccourci remplace l’analyse et que la certitude doctrinale se substitue au débat.